Ne tirez pas sur les Souabes et les Badois !
En 1930, les Français avaient accumulé tellement de stocks d’or qu’ils avaient fini par détenir 27 % des réserves mondiales. Comme les Etats-Unis au même moment, ils n’ont pas accru en contrepartie la masse monétaire (ce qui aurait soulagé le fardeau de leurs débiteurs, à commencer par les Allemands). Au contraire, leur politique de stérilisation a exercé une pression déflationniste sur l’économie mondiale. Développé par un économiste américain, Douglas Irwin, cet argument a été repris récemment par le prix Nobel Paul Krugman pour critiquer l’attitude des Allemands. Plus chinois que les Chinois, ces derniers (et avec eux les Néerlandais, les Finnois, les Autrichiens et d’autres…) ont généré des surplus dans leur balance courante aux alentours de 5 à 7 % du PIB depuis le début de la grande crise – et déprimé, par là même, comme la France d’antan, la demande globale.
La critique est également revenue sur le devant de la scène avec la publication du rapport du Trésor américain. Habituellement, ce rapport est surtout l’occasion de vérifier si les Etats-Unis osent traiter la Chine de pays manipulateur de taux, ce qu’ils ne font évidemment jamais. Mais, cette fois, les auteurs ont lancé un pavé dans la mare, en soulignant que l’Allemagne, en raison de sa politique économique inappropriée, était devenue un problème pour l’Europe, ainsi que, plus globalement, pour le monde. Dans un petit paragraphe (p. 25 !), les auteurs soutiennent que l’Allemagne (ainsi que les Pays-Bas, notamment) profite d’une demande globale qui reste faible et fragile, car elle ne fait rien en contrepartie pour la renforcer. Pour une fois, Paul Krugman est d’accord avec le Trésor, ainsi que beaucoup d’autres commentateurs.
Tous insistent sur la loi de Herb Stein, ancien économiste en chef de Reagan : tout ce qui ne peut pas continuer à perpétuité va s’arrêter. La solution pour l’Allemagne consisterait donc à augmenter la demande interne par le biais de la consommation, surtout de biens non échangeables. Mais comment y parvenir ? Facile, les Allemands n’ont qu’à augmenter les salaires ! Ils n’ont également qu’à baisser les impôts ou à augmenter les dépenses. Et qu’ils ne s’inquiètent pas des règles de bonne conduite budgétaire : qu’ils se comportent, pour une fois, comme les pays débiteurs ! Mais ce n’est pas si simple. D’abord, il faut savoir que, en Allemagne, les salaires reflètent un rapport de force mais aussi de coopération entre deux négociateurs, les syndicats et les employeurs.
En moyenne, le salaire d’un employé dans le secteur manufacturier en Allemagne est de 37 euros de l’heure (39 euros en Allemagne de l’Ouest) – ce qui le place juste derrière les Suédois, les Belges et d’autres pays du Nord –, et il est 42 % (50 % pour l’Allemagne de l’Ouest) plus élevé qu’aux États-Unis. Et bien que les syndicats aient une capacité d’influence plus importante que dans beaucoup d’autre pays (les résultats des négociations étant appliqués à l’ensemble de la branche industrielle concernée), un nombre croissant de ces négociations a lieu à présent au niveau de chaque entreprise. Ce qui peut entraîner des différences de salaires entre elles, les plus performantes rémunérant mieux que les autres. Bref, les salaires ne sont pas une variable contrôlée par le gouvernement. Ce n’est pas le cas pour le Budget public, évidemment.
Mais quand on suggère de favoriser la demande, il faut être précis. Il faut respecter les contraintes budgétaires, et il ne s’agit pas de maintenir des structures destructives de valeur. Mais on peut soutenir la productivité et la croissance tout en investissant dans le futur. A ce titre, le fait que, dans les négociations actuelles sur la mise en place de la grande coalition (qui n’a rien à voir avec la cohabitation) à Berlin, les questions des infrastructures, de l’éducation, de la recherche ainsi que de l’aide aux familles (par le biais des crèches et des écoles maternelles) figurent au premier plan constitue un signe encourageant.
Selon les chiffres publiés en juin dernier par le DIW Berlin, un institut de recherche, 75 milliards d’euros par an (soit 2,5 point de PIB) seraient par exemple nécessaires pour améliorer les infrastructures – et par là même la capacité productive. Indirectement, ces investissements réduiraient le surplus de la balance courante. C’est donc par ce biais qu’il faut chercher un équilibre qui puisse être supportable. Et pas en donnant des leçons aux Souabes de Stuttgart et aux Badois de Ludwigshafen et de Mannheim. Ce sont eux – on l’ignore souvent – qui génèrent les surplus les plus élevés et les plus stables de la balance courante allemande, alors que leur taille ne représente que deux fois celle de la Finlande. Mais eux aussi ont tout intérêt à afficher une structure de dette et d’actifs équilibrée.
Hans-Helmut Kotz est Center for European Studies à Harvard University
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