Qu’est-ce qui détermine les taux d’intérêt réels dans le long terme ?
La question des taux d’intérêt réels, et particulièrement des taux d’intérêt réels à long terme (on regarde en général les taux d’intérêt à dix ans), est cruciale. S’ils remontent fortement dans le moyen terme (dans cinq à dix ans), les taux d’endettement deviendront excessifs et il y aura une crise des dettes ; les bulles sur les prix des actifs (actions, immobilier, etc.) exploseront ; il deviendra difficile de financer des investissements dont l’efficacité apparaît à long terme, comme ceux dans la transition énergétique.
Le sujet de la détermination, dans le long terme, des taux d’intérêt réels est donc très important, et conduit à réfléchir à des questions économiques très diverses.
Dans la théorie traditionnelle (par exemple dans les modèles à générations imbriquées où le capital détenu par les « vieux » doit être racheté par les « jeunes »), les taux d’intérêt réels sont déterminés à long terme par l’équilibre entre l’épargne et l’investissement (ou entre l’épargne cumulée et le capital). L’épargne dépend de la préférence des ménages pour le présent. L’investissement (ou le capital) varie avec le progrès technique, avec la productivité marginale du capital.
Dans ce modèle traditionnel, le taux d’intérêt réel, dans le long terme, sera donc d’autant plus élevé que la préférence pour le présent reste forte (donc l’épargne faible) et le progrès technique important (donc l’incitation à investir forte).
Le rôle de la démographie est aussi important. Avant le vieillissement démographique, le taux d’épargne augmente puisque beaucoup de ménages préparent leur retraite ; lorsqu’il est présent, le taux d’épargne diminue, puisque les retraités désépargnent. L’utilisation de ce type de modèle traditionnel conduirait donc à attendre, dans le long terme, une hausse des taux d’intérêt réels (en particulier des taux d’intérêt réels de long terme, correspondant à des maturités longues) avec les effets à la fois du vieillissement démographique et des besoins nouveaux d’investissement liés à la transition énergétique.
Mais cette théorie traditionnelle est contestée, parce qu’elle ne semble pas cohérente avec les faits observés. On a ainsi vu au Japon le maintien de taux d’intérêt réels très faibles malgré son fort vieillissement démographique. Les analyses statistiques faites montrent un effet très important, même à long terme, de la politique monétaire sur les taux d’intérêt réels. Il faut comprendre que cela est très différent de la théorie usuellement acceptée.
Dans la théorie habituelle, à long terme, le taux d’intérêt réel est déterminé par l’équilibre épargne-investissement comme il a été vu plus haut, et la politique monétaire détermine l’inflation (plus précisément, la croissance de l’offre de monnaie détermine l’inflation), et n’a pas d’effet sur l’équilibre économique réel, donc en particulier sur les taux d’intérêt réels. Cette séparation supposée des rôles entre la politique monétaire et les autres politiques économiques, qui peuvent influencer l’épargne ou l’investissement (politique fiscale ou politique budgétaire), est centrale. Elle permet par exemple l’indépendance des Banques centrales : puisque la politique monétaire est supposée n’avoir à long terme qu’un effet sur l’inflation, elle peut être décidée sans coordination avec les autres politiques, d’où l’indépendance des Banques centrales.
Mais on l’a vu, cette théorie habituelle n’est pas cohérente avec les faits observés et avec les analyses statistiques. Cette incohérence crée d’abord une véritable difficulté pour la théorie économique. Si c’est la politique monétaire qui détermine les taux d’intérêt réels à long terme, qu’est-ce qui détermine l’inflation ? Si les taux d’intérêt réels n’égalisent plus l’épargne et l’investissement, par quels mécanismes sont-ils égalisés ? Il faut réaliser le « vide théorique » qui apparaît quand on sort de la théorie habituelle de neutralité monétaire (à long terme, la politique monétaire ne détermine que l’inflation et les taux d’intérêt réels viennent de l’équilibre entre épargne et investissement).
L’abandon de la théorie habituelle, son incohérence avec les faits observés, doivent aussi être expliqués. Une possibilité est que l’économie n’est jamais à l’équilibre de long terme. Chaque crise redéclenche une dynamique cyclique de court terme, et il y a trop souvent des crises pour que l’économie ait le temps de converger vers un état stable. On se trouverait alors tout le temps en régime keynésien, où la politique monétaire détermine effectivement les taux d’intérêt et où l’équilibre entre l’épargne et la production est réalisé par les mouvements de la production. Le long terme n’existerait donc pas, il n’y aurait qu’une succession d’équilibres de court terme.
Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Devenu en 1998 directeur de la recherche et des études de Natixis, il est promu chef économiste en mai 2013. Depuis septembre 2024, il est conseiller économique d'Ossiam. Il est également membre du Cercle des Economistes.
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