Taux d’intérêt, inflation : low for long

Publié le 14 mars 2024 à 12h06

François Meunier    Temps de lecture 5 minutes

Il a été beaucoup dit, depuis la résurgence de l'inflation, que nous avions changé de paradigme, et que les taux d'intérêt allaient rester durablement élevés. Il y a pourtant de nombreux arguments en faveur de la thèse inverse: les taux pourraient revenir à des niveaux très bas, et pour longtemps.

Pendant les trois décennies passées, l’inflation et les taux d’intérêt ne faisaient que baisser dans les grands pays avancés, conduisant même pendant un temps à des taux d’intérêt nominaux négatifs. Mais cela, c’était « avant ». Depuis… il y a eu la Covid, la crise du transport maritime, l’Ukraine, la flambée des matières premières agricoles. Le taux d’inflation a jailli, pour toucher par exemple les 10,6 % en octobre 2022 en zone euro. Les taux d’intérêt ont grimpé aussi, d’environ trois points sur la dette publique et le crédit, fragilisant pendant un temps le système bancaire.Beaucoup ont dit alors : changement de paradigme ! Nous revenons enfin à un monde « normal » où il importe de contenir l’inflation plutôt que de souhaiter qu’elle remonte. Nous retrouvons des taux d’intérêt où le prêteur n’est pas obligé de verser de l’argent à l’emprunteur – en termes réels à tout le moins – pour que ce dernier veuille bien accepter son prêt.

On avance ici l’opinion inverse : et si rien n’avait véritablement changé ? On reviendrait au même régime qu’avant, à savoir inflation et taux bas, et cela pour longtemps. Car les grands facteurs à l’œuvre avant la rupture de 2021-2022 restent prévalents.

On citait par exemple la capacité de la Chine à exporter à très bas coût comme cause à la faible inflation en Occident. Mais cela n’a pas de raison de cesser : devant la faiblesse de son marché intérieur – et son excès d’épargne, on y vient –, le pays pousse plus encore les feux à l’exportation. A ceci près qu’il représente à présent 31 % de la production manufacturière mondiale (chiffre de 2022) et 14 % de ses exportations, alors qu’au début des années 2000, quand on agitait l’argument de la désinflation « par la Chine », ces deux chiffres étaient respectivement de 10 et 5 %. Et voici que le Vietnam et surtout l’Inde se mettent de la partie, avec des coûts de production plus faibles encore (dans un rapport de un à trois entre Inde et Chine).

Un excès d’épargne

L’excès d’épargne caractérise aussi les pays avancés. Les économistes relèvent que les personnes âgées, peut-être méfiantes face à leurs plans de retraite, continuent à épargner, contredisant les théories du cycle de vie qu’on enseignait autrefois. Les entreprises font des profits records dans des économies à faible croissance : cela nécessite un investissement moindre, mais laisse penser qu’il vaudrait mieux des profits moindres et plus de salaires pour rééquilibrer la demande à la hausse. Cela évoque la violente dispute entre économistes aux Etats-Unis, suite à l’énorme plan d’investissement public initié par Biden. Larry Summers, une voix très écoutée là-bas, criait au loup, disant que l’inflation allait davantage flamber avec un tel niveau de dépenses. Paul Krugman, plus keynésien, disait l’inverse. Il plastronne aujourd’hui, à raison, car rien ne s’est passé et l’inflation est gentiment retombée à 3,2 % selon les chiffres de février, alors qu’elle avait atteint 9 % en juin 2022. On n’est donc nullement face à un excès de demande et l’économie semble profiter sans débordement de ces dépenses publiques (le budget fédéral un peu moins !). On note le contraste avec l’Europe, certes soumise par la crise ukrainienne à un choc sur l’énergie d’ampleur inédite.

La dette publique fait souci, très certainement. D’où la tentation de considérer l’inflation comme un moindre mal pour en réduire le poids par rapport au PIB. Mais les banques centrales veillent, ce qui explique l’attentisme qu’on observe en ce moment de la part tant de la FED que de la BCE. Mais si les choses devaient tourner à l’aigre pour les budgets publics, elles seraient, comme par le passé, plus enclines à baisser le coût de l’argent pour alléger le poids de la dette que de tolérer l’inflation.

Faut-il enfin mentionner aussi les marchés financiers et les niveaux records atteints par les Bourses des pays avancés ? N’y a-t-il pas ici une anticipation de taux durablement bas, propre à doper le prix des actifs financiers ? Deux choses encore. Le climat géopolitique est beaucoup plus tendu qu’il y a vingt ans quand l’OMC accueillait la Chine à bras ouverts. Il est improbable que les excédents chinois de balance courante puissent s’investir aussi aisément en actifs industriels occidentaux ni dans la fameuse Route de la soie dont les pays moins avancés commencent à se méfier. C’est plutôt en investissement de portefeuille qu’ils le feront, et donc pour partie en titres de dette publique… des pays avancés. Il est donc probable qu’on ne verra pas de tension forte sur le refinancement des déficits publics. Si risque il y a, et donc risque sur la validité de ce qui précède, c’est celui d’un protectionnisme plus virulent, qui toucherait les échanges de biens et services au niveau mondial. Certains jugent nécessaire le rééquilibrage économique, mais il ne se ferait pas sans mal.

Seconde chose, les banquiers centraux, l’austère Bundesbank en particulier, se préoccupent de la nécessaire transition climatique. Ils le font sous le couvert de la stabilité financière mais, plus surprenant, de l’inflation. Eh oui, la transition écologique va faire grimper les prix... pour la bonne cause, mais ceci pourrait obliger les banques centrales à sortir leur gros marteau, ce qui irait la freiner ! Ne faut-il pas compter le verdissement des produits comme un « effet qualité » qui n’augmente pas l’inflation ?

En tout cas, le scénario d’un low for long a quelques bons arguments pour lui.

François Meunier responsable ,  Vox-Fi (DFCG)

François Meunier est économiste, ancien président de la DFCG

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