Vent mauvais sur les marchés de la dette
Janet Yellen n’a pas encore officiellement monté ses taux à court terme. Et pourtant, voilà que déjà les taux longs remontent, notamment pour des pays jugés «fragiles» ou des entreprises trouvées «endettées». Glencore ou Altice, Brésil ou Turquie : ce qui était applaudi, avec les firmes qui achetaient vite et beaucoup ou avec les pays en forte croissance, est en train de se retourner. Brutalement. Glencore passe de plus de 310 livres en avril à environ 90 aujourd’hui. Plus violent encore, Altice passe de 120 euros début août à 18 euros fin septembre.
D’abord, ce qui se passe sur les matières premières, pétrole notamment (qui passe de 100 à 45 dollars le baril en un an), en liaison avec la nouvelle croissance chinoise, change profondément la donne chez les pays émergents. Le temps n’est plus, en effet, de la croissance par an à 10 % du rattrapage chinois. Elle tirait alors les émergents dans son sillage. La Chine aspire désormais à une «nouvelle normalité», avec plus de croissance interne et moins d’exportations vers les Etats-Unis, exportations qui étaient payées en bons du Trésor. On peut la comprendre, mais ceci change profondément la donne pour tous.
Ensuite, pour les entreprises risquées qui s’étaient endettées à d’excellentes conditions il y a encore quelques mois, le temps se couvre. Les investisseurs, en quête de rendement, ont dû pendant des mois prendre plus de risques, pour moins cher : les spreads entre AA et high yield se sont alors fortement comprimés.
Désormais c’est fini : la remontée annoncée des taux américains, couplée avec la baisse des prix des matières premières, change la donne des deux côtés.
Côté américain, on sait que le maximum du cycle approche, un maximum inférieur à 3 % de croissance, ce qui est très peu après une telle période de facilité monétaire. Et il s’agit là des prévisions que vient de publier la Banque centrale américaine ! Côté émergents, il ne s’agit pas seulement de ralentissement, sinon pire (récession en Russie et au Brésil), il s’agit aussi de baisse des réserves de change. Le cas chinois est clair, avec une baisse de 400 milliards en quelques mois, celui de l’Arabie saoudite le sera. Officiellement, c’est 30 milliards de dollars en un an. Ceci est une autre source de montée des taux longs : il faudra bien savoir qui achète les bons du Trésor !
Alors les marchés financiers vont réagir comme toujours : non pas en regardant les valeurs absolues pour dire que les taux longs américains ont augmenté de 20 points de base, mais pour dire qu’ils viennent d’augmenter de 10 % en deux mois. La dérivée seconde a encore frappé !
Alors, comme toujours, ce qui a été comprimé par la politique de quantitative easing va être décomprimé. Ce qui a commencé avec Altice et Glencore n’est pas tant un retour de l’aversion au risque qu’un retour de son prix. Et, comme toujours, il y a eu et il y aura des excès à la hausse, comme il y a eu des excès à la baisse. La «normalité», ancienne ou nouvelle, comme on dit en Chine et maintenant aux Etats-Unis, donc partout, n’existe pas sur les marchés. Ça va secouer, même avec des taux faibles dans l’absolu. Par temps de désinflation, tout point de base compte.
Le tantrum, cette colère des marchés si longtemps crainte, au vu de ce qui s’était passé quand Ben Bernanke avait parlé en juin 2013 de réduire ses achats de bons du Trésor américain : hausse des taux en quelques minutes et baisse des bourses, est en train de se produire. Elle risque de se mondialiser. On peut toujours penser que les discours de Janet Yellen pour calmer le jeu quand elle commencera à monter ses taux, en indiquant comment elle va continuer (forward guidance), pourra atténuer le processus, mais il ne faut pas rêver : il y aura un ralentissement économique et aussi des secousses. La grande nouveauté mondiale est que cette réduction des inégalités des deux côtés, entre industrialisés et émergents, va porter sur les réserves de change. La Banque centrale européenne a pris les devants et a annoncé d’ores et déjà qu’elle prolongerait ses achats jusqu’à ce qu’inflation s’ensuive.
En fait, nous allons vers une autre configuration : moins de croissance partout, des taux moyens qui montent, une inflation qui reste faible et qui remontera peu. Ce qui se met ainsi en place, peu à peu, c’est la sortie du quantitative easing américain ; suivra la sortie anglaise. Tout ceci est expérimental, sensible, global – sans exemple historique.
Jean-Paul Betbèze, économiste, diplômé d’HEC, docteur d’Etat agrégé de sciences économiques. Il a commencé sa carrière dans l’enseignement en tant que professeur d’université, notamment à Paris II-Panthéon Assas à partir de 1987. Entré en 1986 comme directeur d’études au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), il rejoint trois ans plus tard le Crédit Lyonnais comme directeur des études économiques et financières, puis en 1995, comme directeur de la stratégie. En 2003, il est promu conseiller du président et du directeur général de Crédit Agricole, puis directeur des études économiques et chef économiste. Il a crée sa propre structure de conseil en 2013. Membre du Cercle des économistes.
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