La crise sanitaire a eu un impact considérable sur le groupe Accor. Présent dans 110 pays sur tous les continents, il a enregistré à fin juin un résultat négatif de 1,5 milliard d’euros. Toutefois, doté d’un bilan solide et de 4 milliards d’euros de liquidités, le groupe a pu se concentrer sur l’élaboration d’une stratégie budget base zéro afin de répartir plus efficacement les ressources nécessaires aux segments clés de son activité. Une stratégie qui l’a d’ailleurs conduit, entre autres, à procéder à une importante réorganisation managériale.
Comment la crise sanitaire a-t-elle impacté votre activité ?
Jean-Jacques Morin, directeur général adjoint et directeur financier du groupe Accor : L’hôtellerie étant un métier de contact avec le client, notre activité a été lourdement impactée par la crise sanitaire, d’autant que nous sommes un groupe international : nous sommes présents dans 110 pays sur tous les continents – le groupe Accor est numéro 1 en Asie (hors Chine), en Europe, en Afrique du Sud et Afrique centrale et en Amérique latine – et possédons 40 marques allant de l’ultra-luxe (Raffles, Banyan Tree, Sofitel Legend, etc.) à l’économique (Formule 1) en passant par des gammes dites «lifestyle» (Mondrian, 25Hours Hotels, Mama Shelter…) qui proposent des expériences autour de l’art de vivre. L’impact d’une telle crise est donc considérable et transversal pour un groupe de notre taille.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Alors qu’en 2019, 1,4 milliard de personnes avaient voyagé à travers le monde, aujourd’hui, l’organisation mondiale du tourisme estime entre 300 et 600 millions seulement le nombre de touristes (business et loisirs), soit un retour à son niveau...d’il y a 30 ans ! A cause de la pandémie, ce dernier devrait revenir cette année à son niveau… d’il y a 30 ans ! Cette chute vertigineuse de la clientèle s’est traduite, pour notre groupe, par un résultat négatif de 1,5 milliard d’euros à fin juin.
Autre chiffre parlant : le volume de notre activité se calcule aussi sur le RevPAR (revenue per available room – revenu par chambre disponible). Or, compte tenu de la fermeture des frontières, au deuxième trimestre, cet indicateur était en baisse de – 90 % par rapport à la même période de 2019, avant de remonter à – 60 % grâce à la période estivale (juillet-août). Cette petite embellie s’explique en partie par le maintien de notre activité au niveau local.
Les Français, par exemple, ont réservé des week-ends et des vacances en France, ce qui a permis à notre industrie de redresser la barre, grâce notamment à notre gamme d’hôtels économiques et milieu de gamme (chaînes Ibis, Novotel…).
Votre présence en Asie vous a-t-elle permis d’anticiper la propagation mondiale de la pandémie et d’adapter en conséquence votre stratégie de réponse à la crise ?
Effectivement, comme nous sommes présents en Asie, nous avons compris, dès le mois de janvier, que quelque chose était en train de se passer, même s’il existe une tendance naturelle à sous-estimer une crise dans les premières semaines, d’autant que celle-ci est inédite. Aussi, plutôt que de garder nos hôtels ouverts et de bénéficier ainsi du décalage de deux ou trois mois de la progression de la pandémie dans les différentes régions du globe, nous avons décidé de fermer 60 % de nos 5 000 hôtels dans le monde entre la mi-mars et le début du mois d’avril. L’erreur aurait en effet été de continuer à avoir des coûts fixes sans revenus pour les absorber.
J’ajoute que notre présence asiatique nous permet également aujourd’hui de constater une reprise économique très forte en Chine. Le pays a très bien géré la crise et sa population est depuis longtemps parfaitement habituée à travailler avec des masques et à respecter des règles sanitaires.
Votre direction financière a-t-elle dû prendre des mesures particulières dans ce contexte exceptionnel ?
Au-delà de la fermeture de nos hôtels, nous avons effectivement pris d’autres mesures immédiates telles que la cessation de toutes les dépenses marketing, commerciales, de conseil sur la fixation des prix, etc. qui deviennent inutiles lorsque personne ne peut ou ne veut voyager.
Ensuite, nous avons également décidé de mesures à plus long terme, comme celle de travailler notre bilan. Notre groupe a la chance d’avoir un bilan très solide grâce à une stratégie adoptée bien avant la crise mais qui s’avère aujourd’hui très judicieuse. En effet, en 2018, nous sommes passés à un modèle dit «asset-light», c’est-à-dire qu’Accor n’est aujourd’hui plus propriétaire des murs mais gère des hôtels. En février dernier, nous avons poursuivi cette stratégie en clôturant la vente de nos participations restantes dans les actifs immobiliers d’Orbis et de Movenpick. Au total en deux ans, ce modèle a généré environ 4 milliards d’euros de liquidités, ce qui va nous permettre de tenir financièrement quelques années et de prendre les bonnes décisions pour sortir plus forts de la crise.
Par ailleurs, pour nous donner des moyens supplémentaires, nous avons souscrit, au mois de mai, une ligne de crédit additionnelle de 560 millions d’euros.
Enfin, s’agissant des délais de paiement, nous avons joué le jeu avec nos partenaires et fournisseurs. Lorsque les clauses de nos contrats étaient précises, nous les avons respectées pour ne créer aucune difficulté en cascade.
Avez-vous eu recours à des dispositifs publics ?
Nous avons principalement utilisé le dispositif du chômage partiel dont nous allons pouvoir bénéficier jusqu’à la fin de l’année 2020 puisque nous appartenons au secteur sinistré du tourisme. Comme nous ne sommes plus propriétaires de nos hôtels, le chômage partiel n’a concerné que 75 % de notre personnel travaillant dans les structures de management du groupe, c’est-à-dire dans les sièges des différents hubs (régions d’implantation touristique) dans le monde (environ 5 000 collaborateurs au total). Par ailleurs, comme nous disposons de 4 milliards d’euros de liquidités, nous n’avons pas demandé de prêt garanti par l’Etat (PGE).
Comment votre direction financière s’est-elle organisée ces derniers mois et comment travaille-t-elle aujourd’hui ?
Dès le 17 mars, jour officiel du confinement, la totalité de la direction financière (200 personnes) a été placée en télétravail. Aujourd’hui, 40 % de l’effectif l’est encore. Nous n’avons rencontré aucun problème s’agissant du travail à distance. Du fait de notre implantation internationale, les collaborateurs disposaient déjà d’ordinateurs et d’outils numériques de gestion de la comptabilité pour travailler en réseau. Le confinement n’a donc nécessité aucun coût supplémentaire pour le groupe.
Notre attention s’est surtout portée sur la sécurité de nos systèmes informatiques, notamment les possibilités de tentatives d’attaques de la part de certains hackers qui profitent des crises et de la faiblesse de certains systèmes utilisés dans les hôtels pour introduire des virus ou pirater des données. Heureusement, nous disposons depuis longtemps d’un département spécialisé qui a prouvé sa solidité pendant cette période et nous n’avons eu à déplorer aucune attaque.
Ensuite, s’agissant de la relation avec nos administrateurs et de nos actionnaires, nous n’avons pas ménagé nos efforts. En effet, normalement, un comex d’une journée est organisé tous les mois au siège, à Paris, pour échanger avec les actionnaires. Ces derniers venant d’un peu partout sur la planète et étant dans l’impossibilité de se déplacer, nous avons tenu à maintenir un dialogue constant avec eux afin de leur faire part des différentes remontées de terrain dont nous disposions et ainsi les rassurer. Nous avons donc mis en place des comex de deux heures toutes les semaines jusqu’au déconfinement. Je me félicite d’ailleurs que nous ayons tenu le rythme !
Le comité scientifique du CAC 40 a décidé d’une sortie du groupe en septembre dernier alors qu’Accor y figurait depuis la création de l’indice. Quelles sont les conséquences de cette sortie pour le groupe ?
Il est important d’expliquer le contexte de cette sortie. Deux critères sont pris en compte pour figurer au CAC 40 : les volumes d’échanges de titres et la valorisation boursière. Or, opérant dans un secteur d’activité sinistré, notre capitalisation a perdu entre 30 et 40 % de sa valeur depuis le début de la crise, ce qui explique que des fonds soient devenus frileux à investir dans nos titres et que notre classement dans l’indice soit tombé vertigineusement.
La présence du groupe dans le CAC 40 était une reconnaissance mais une sortie n’aura pas pour autant un gros impact financier. Il existe seulement 3 à 4 % de fonds présents sur le marché qui investissent dans des sociétés de l’indice et qui par conséquent ne pourront pas le faire dans notre groupe mais il s’agit en réalité d’un effet financier très symbolique.
Quels chantiers spécifiques comptez-vous mener pour accompagner la relance de votre activité dans les semaines à venir ?
Aujourd’hui, environ 90 % de nos hôtels dans le monde ont rouvert. Mais, compte tenu des nouveaux développements de l’épidémie et des contraintes de sécurité sanitaire, nous savons d’ores et déjà que nous serons contraints de refermer quelques hôtels dans le courant des mois d’octobre et novembre. Le manque de visibilité économique et notre perte de 60 % de chiffre d’affaires nous contraignent à préparer depuis le mois de juillet un plan de suppressions de postes à travers le monde.
Par ailleurs, nous travaillons sur un chantier qui pourrait nous permettre de compenser en partie notre perte de chiffre d’affaires dans le temps : celui du coworking. En effet, aujourd’hui, les gens ont appris à travailler autrement, des deals se font par visioconférence sans que des futurs partenaires se voient physiquement. Par conséquent, les entreprises, pour limiter leurs dépenses, vont réduire leurs bureaux. Cependant, des réunions auront toujours besoin de se dérouler en présentiel. Aussi, 1 200 espaces de coworking de notre marque Wojo ouvriront leurs portes d’ici 2022 au sein des hôtels du groupe.
Mais la principale action de la direction financière pendant cette période a été de profiter de l’arrêt total de nos activités pour établir un budget base zéro, c’est-à-dire repenser complètement la structure de coût de notre entreprise – comme si celle-ci redémarrait de zéro – pour allouer plus efficacement les ressources nécessaires aux segments cruciaux. L’un des enseignements de cette crise est que nous savons d’ores et déjà que notre industrie va changer : les gens se sont mis à faire des réunions en visioconférences, certaines transactions d’affaires se concluent désormais sans que les différents protagonistes du dossier ne se rencontrent physiquement… Tout cela va avoir un impact et nous voulons donc faire évoluer nos métiers en ce sens avec une base de coût inférieure. A ce titre, nous ambitionnons désormais, à horizon 2022, une économie de 200 millions d’euros de notre Ebitda, soit une augmentation de notre base de profit de 25 % par rapport à 2019.
Est-ce cette stratégie du budget base zéro qui a poussé le groupe à la réorganisation managériale annoncée il y a quelques semaines ?
Effectivement, nous avons décidé de réorganiser en conséquence les fonctions managériales de notre groupe. Nous souhaitons les simplifier, notamment en travaillant sur des relations plus directes entre le top management et les différentes implantations géographiques. Jusqu’alors, sept niveaux de décision séparaient la direction du groupe du terrain. Aussi le niveau des régions, que nous appelons les «super-hubs», a-t-il été supprimé. En conséquence, la région Asie-Pacifique a disparu et les bureaux de Paris sont désormais en relation directe avec les trois sous-régions asiatiques : l’Australie, la Chine et le reste de l’Asie. Dans la même logique, cinq super-hubs composaient jusqu’à présent la zone Europe, ils ne seront plus que deux avec l’Europe du Nord et l’Europe du Sud.
Par ailleurs, l’activité lifestyle va quant à elle disposer de sa propre entité de gestion avec des collaborateurs dédiés.
Enfin, afin de mieux adapter la relation clients, nous avons également décidé d’attribuer aux différentes entités de gestion dans le monde toute une série de responsabilités comme la vente, le marketing, etc. qui étaient jusqu’ici très centralisées.
Beaucoup de pays, dont la France, ont reconfiné. Etes-vous malgré tout en mesure d’envisager un retour à une activité normale ?
Nous ne disposons malheureusement d’aucune visibilité sur l’évolution de la pandémie. La date à laquelle nous imaginons un retour à une activité normale ne cesse d’évoluer. En avril, nous pensions que la pandémie serait derrière nous à la fin de l’année. Aujourd’hui, certains spécialistes évoquent 2021. Nous pensons qu’il s’agira probablement, dans le meilleur des cas, de 2023. Le seul indicateur pertinent auquel nous pouvons nous fier est le PIB des pays. En effet, le secteur de l’hôtellerie a pour caractéristique d’être corrélé au PIB : si l’économie repart, les populations vont retrouver de la richesse, recommencer à dépenser et donc à voyager.
Cela étant, tant que les voyageurs n’auront pas la possibilité de passer d’un pays à un autre, notre industrie ne pourra pas repartir. Il faut donc attendre qu’un vaccin soit trouvé pour que la confiance renaisse et que le flot de voyageurs se rétablisse.