Corollaire du développement de la blockchain, les entreprises et leurs directions financières font appel à un nombre croissant de spécialistes de la technologie, quand elles ne les recrutent pas. A tel point que ces experts du développement informatique et de la réglementation font aujourd’hui l’objet d’une intense guerre des talents.
Les entreprises françaises recourent de plus en plus à la technologie blockchain. Selon PwC, 56 % d’entre elles projettent aujourd’hui d’augmenter, au cours des douze prochains mois, le budget qu’elles allouent à cet outil, soit deux fois plus que l’an dernier. La tendance est particulièrement probante au sein des grands groupes : plus de 35 % y consacrent au moins un million d’euros chaque année, une proportion en hausse de plus de 100 % sur un an. Les blockchains recèlent, de fait, un potentiel manifeste, puisque 61 % des sociétés interrogées déclarent qu’elles leur permettent de dégager du profit ou de fluidifier leurs processus opérationnels et décisionnels. « Les directions générales et les directions financières sont bien représentées parmi les fonctions qui dressent ce constat et passent à l’acte, note Pauline Adam-Kalfon, associée en charge de l’activité Blockchain et Crypto chez PwC France et Maghreb. Un nombre croissant d’entre elles mettent actuellement en production des projets lancés originellement à titre expérimental, dans des domaines aussi divers que les placements de trésorerie, le pilotage de la supply chain ou encore la mise en conformité réglementaire. »
Pour ce faire, la plupart des directions financières font appel, souvent, à des prestataires externes. Celle d’Engie réalise par exemple une partie de ses investissements en parts d’OPC par le biais d’Iznes, plateforme paneuropéenne administrée par une vingtaine de sociétés de gestion fondatrices et/ou contributrices, quand les équipes logistique et finance de Cdiscount confient à Ownest le traçage puis la comptabilisation financière de toutes leurs livraisons de plus de 30 kg. Carrefour, pour sa part, a rejoint dès 2018 un consortium blockchain lancé par IBM afin de garantir la traçabilité d’un certain nombre de ses références. « Ce mode opératoire est le plus courant, car l’expertise est encore largement concentrée chez les prestataires issus de l’écosystème Blockchain et de la cryptosphère », relève Pauline Adam-Kalfon. Certaines, que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier de téméraires compte tenu de la complexité de l’outil, internalisent leurs chantiers. « Dans un cas comme dans l’autre, elles doivent recruter des experts à même de piloter les projets », souligne Pauline Adam-Kalfon.
«Les spécialistes de la Blockchain doivent être en mesure d’anticiper les risques liés à la technologie, notamment sur le plan de la cybersécurité et de la préservation de l’environnement.»
Un univers fluctuant
Ces professionnels mobilisent deux types de compétences : technologiques et juridiques. « Les premiers sont des développeurs capables de créer des applications spécifiques à partir de blockchains publiques, telles que bitcoin ou ethereum, ou privées, précise Jérémy Wauquier, président fondateur de l’école spécialisée Alyra. Ils maîtrisent les langages informatiques de ces différents réseaux et le codage des programmes qui permettent d’automatiser les tâches effectuées par la technologie. » Les seconds connaissent à la fois l’environnement réglementaire, comptable et fiscal de la blockchain. « Ces dernières années ont vu s’additionner, en France et en Europe, de multiples normes et régulations, qu’il s’agisse de l’ordonnance de 2017 autorisant l’échange de titres non cotés par le biais de registres distribués, de la loi Pacte créant le statut de prestataire de services sur actifs numériques (PSAN), de lignes directrices de l’Autorité des normes comptables (ANC), de plusieurs lois de finances modifiant le régime fiscal applicable aux plus-values de cession de cryptoactifs, ou du projet de règlement européen Markets in Crypto-Assets fixant les statuts des acteurs de la cryptosphère dans l’espace communautaire, détaille Pauline Adam-Kalfon. Les experts de l’encadrement de la blockchain et des cryptoactifs s’adaptent à un univers extrêmement fluctuant et, qui plus est, disparate d’une zone économique à l’autre. »
Les entreprises attendent également de tous ces experts qu’ils soient en mesure d’anticiper les risques liés aux chaînes de blocs. Au cœur de leurs préoccupations figurent plus spécifiquement les cybermenaces, dans un contexte marqué par la multiplication, au sein de la cryptosphère, des piratages et extorsions. « Elles se montrent par ailleurs très soucieuses de l’empreinte énergétique des blockchains », ajoute Pauline Adam-Kalfon. Un constat particulièrement probant en France où, selon PwC, 72 % des sociétés utilisatrices se disent préoccupées par l’enjeu et 50 % affirment même que ce paramètre conditionne la sélection de leur blockchain (un dernier ratio qui tombe à 21 % dans le reste du monde…).
Les professionnels du recrutement se spécialisent
Ces dernières années ont vu apparaître, en France, plusieurs entités spécialisées dans le recrutement de spécialistes blockchain. Certaines de ces structures, des cabinets généralistes, ont développé des practices dédiées, à l’instar de Verduron. D’autres, comme Plexus ou BlockchainContract, des « pure players », se sont positionnés exclusivement dans ce domaine. Enfin, l’industrie française de la blockchain compte des plateformes d’annonces en ligne, telles que CryptoDevelopers.io, Jobs Wallcrypt ou encore LaborX.
Une domination américaine
Il y a quelques années, à l’époque où la blockchain n’était encore connue que d’un petit nombre d’initiés, les autodidactes adeptes de MOOC et vidéos YouTube étaient légion. Plus récemment, l’institutionnalisation de la technologie a donné lieu à la création d’une multitude de formations diplômantes spécialisées. « De plus en plus de développeurs et d’ingénieurs blockchain recrutés par les entreprises sont issus d’établissements spécialisés tels que le nôtre, qui forment non seulement les futurs référents “techniques” du secteur, mais aussi les acteurs de domaines plus spécifiques comme la finance décentralisée ou le Web 3.0, explique Jérémy Wauquier. Il n’est plus rare, dans le même temps, que des experts de l’environnement réglementaire de la technologie aient suivi des cursus au sein d’écoles d’ingénieurs ou de commerce. » Ces dernières années, HEC et Polytechnique ont été parmi les premiers établissements d’enseignement supérieur à se positionner.
Les développeurs blockchain peuvent aujourd’hui prétendre à des rémunérations élevées. « Le salaire moyen d’un jeune diplômé atteint aujourd’hui 40 000 à 50 000 euros brut annuels, et celui d’un professionnel confirmé 70 000 euros, indique Jérémy Wauquiez. Cela tient au fait que la demande demeure, actuellement, plus importante que l’offre. » Cette guerre des talents – généralisée, d’ailleurs, à toute la Tech – se fait d’autant plus sentir que d’autres écosystèmes et pays n’hésitent pas à mettre les grands moyens pour attirer les meilleurs profils. « Aux Etats-Unis, les développeurs blockchain peuvent percevoir des salaires deux fois plus élevés qu’en France », indique Pauline Adam-Kalfon. Ce décalage n’est pas surprenant : l’an dernier, le chiffre d’affaires cumulé de la sphère blockchain a atteint 300 milliards de dollars outre-Atlantique, contre… 5 milliards d’euros en France.