Mettre en place un centre de services partagés peut parfois se transformer en déconvenue. Anticipation, prise en compte du profil des salariés concernés, communication et conduite du changement sont les clés pour réussir un tel projet d’un point de vue social.
Décembre dernier, le grand public découvrait le sujet des centres de services partagés (CSP) à l’occasion d’une grève des salariés de Castorama et Brico-Dépôt, deux filiales du groupe britannique Kingfisher. Ce dernier venait en effet d’annoncer le regroupement de l’ensemble de ses activités comptables et de ses activités de contrôle de gestion à Cracovie, en Pologne. Une décision dont l’impact sur l’emploi a été évalué par les syndicats à quelque 500 postes chez Castorama, une cinquantaine chez Brico-Dépôt. Dénoncée comme «une fuite du travail vers la Pologne», cette délocalisation a été extrêmement mal perçue, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’entreprise. «Kingfisher a eu une approche très anglo-saxonne. Ils n’ont tenu compte ni de la culture ni des spécificités juridiques françaises. Cela ne pouvait que très mal se passer», résume un consultant spécialisé. Un véritable contre-exemple à ne pas suivre...
Un projet à mûrir
Si le mot de «CSP» fait encore peur, de nombreux groupes sont pourtant parvenus au cours des 10 dernières années à mettre en place, sans trop de heurts, des structures centralisées. De fait, il y a quelques précautions, essentielles, à ne pas négliger. «Gagner quelques millions de masse salariale ne vaut certainement pas de mettre en danger son image. L’enjeu est majeur…», résume Jean-Michel Demaison, associé chez Deloitte. Premier conseil, l’anticipation. «Il faut prendre son temps et réfléchir très en amont pour pouvoir mettre en place une gestion prévisionnelle de l’emploi. Ensuite, le lancement du projet demande aussi du temps : cela ne sert à rien de vouloir aller trop vite, il faut respecter le Code du travail, faire les annonces nécessaires et ne pas chercher à court-circuiter les représentants du personnel», explique Jean-Michel Demaison. Par ailleurs, il convient, dès l’origine, de placer les aspects sociaux au cœur de la problématique. «Concrètement, cela signifie que la direction des ressources humaines doit être autour de la table dès l’étude de faisabilité. Ce n’est pas un projet strictement financier : en parallèle de l’analyse des gains de productivité attendus, il faut mener une analyse RH sur la pyramide des âges, les départs à la retraite, la flexibilité de l’emploi dans l’entreprise, etc., estime Christophe Radepont, associé chez Grant Thornton, qui préconise aussi de penser la localisation des CSP en fonction de la population concernée. La géographie des futurs CSP peut coller à la répartition des effectifs sur le territoire. Avec les moyens techniques, rien n’empêche aujourd’hui d’avoir quatre centres différents pour capter un maximum de ressources. Même si l’on sait que tout le monde n’ira probablement pas, cela permet de porter un message positif : «Vous êtes les bienvenus dans les futurs CSP.»
Un dialogue à instaurer
Ensuite, c’est la discussion et les échanges qui permettront de faire accepter le projet. «Il faut tout d’abord faire de l’explication de texte, de la vulgarisation et bien expliquer tous les concepts, notamment la différence entre «CSP», off-shoring et out-sourcing (voir encadré). La délocalisation en Inde ou en Pologne n’est pas la seule issue : les CSP internes et basés en France permettent de bénéficier d’un service de qualité fourni par des collègues, sans déracinement», indique Sébastien Canonne, directeur associé chez BearingPoint. Après la pure explication sémantique, vient celle du sens de l’opération.
«Il faut inscrire la centralisation des fonctions dans la logique stratégique de l’entreprise : montrer que ce n’est pas une opération ponctuelle, tactique, ou à courte vue», recommande Bertrand Eding, directeur exécutif chez Accenture Strategy. Et il ne faut pas hésiter à dresser un bilan objectif de la situation. «Dans beaucoup d’entreprises, les collaborateurs pensent que la situation présente est satisfaisante et économique. Un état des lieux détaillé révélera les limites ou dysfonctionnements d’organisations décentralisées : tout le monde prend conscience de la faiblesse d’un système qui repose avant tout sur les personnes, sans back-up et avec des processus souvent mal maîtrisés. Il devient alors évident que la situation en place n’est pas tenable, ou en tout cas pas optimale..», souligne Sébastien Canonne.
A ce stade, l’enrobage est essentiel : pas question d’improviser, ou de laisser les peurs prendre le dessus dans un discours mal maîtrisé. «Il faut fortement investir dans le “story telling”, mettre en musique son explication et tester son argumentaire en amont», insiste Bertrand Eding. Par ailleurs, le timing de l’opération n’est pas neutre : la situation économique de l’entreprise ne doit être ni trop mauvaise, ni trop bonne. Kingfisher s’est notamment vu reprocher de mettre en place son CSP alors que ses résultats étaient positifs. A l’inverse, il ne faut pas attendre que la situation financière soit trop dégradée. «Dans un premier temps, le CSP demande des investissements. Il faut se donner les moyens de redéployer les personnes, leur proposer des formations ou les aider à trouver de nouvelles carrières. Si les salariés sont déjà dans un niveau de crispation élevé, ce sera plus difficile», explique Bertrand Eding.
Des reclassements à prévoir
Reste que, même «on-shore» (en France), la mise en place d’un CSP aura un impact sur l’emploi : en théorie, de l’ordre de 30 à 50 % de la masse salariale. «La création du CSP a généré le premier PSE (plan de sauvegarde de l’emploi) national du groupe Avril, ce qui a été très mal vécu. Mais finalement, le plan n’a été utilisé que pour quelques personnes : une partie des collaborateurs sont restés dans des postes qui ont été adaptés ou créés sur d’autres “filières” (administratives, contrôle de gestion, assistant RH)», raconte Eric Boersch, directeur général d’Avril Services, le CSP mis en place en 2015 par le groupe agro-industriel Avril (Lesieur, Puget, Diester, Sanders, Matines, etc.). En réalité, beaucoup de groupes français préfèrent éviter les licenciements. «Ils choisissent de bénéficier de la vague des départs à la retraite des baby-boomers. L’équation économique est alors différente : on s’affranchit du coût d’un PDV/PSE, mais les économies générées par le CSP ne se font sentir qu’à plus long terme», souligne Sébastien Canonne. Avec, en complément des départs à la retraite, des reclassements de personnel. «Le groupe Saint-Gobain voulait que la mise en place du CSP se passe de manière fluide pour les salariés : tout a été fait pour reclasser les comptables concernés, soit vers des postes de contrôleurs de gestion, soit dans des postes administratifs, au sein des sociétés», indique Pascal Perrier-Gustin, directeur des CSP et projets d’organisation finance Groupe chez Saint-Gobain.
De fait, c’est souvent l’analyse de la structure sociale de la population touchée, menée en début de projet, qui va déterminer l’éventuelle mise en place d’un plan social. «S’il n’y a que de jeunes CDI, l’entreprise n’a en général pas d’autre choix. S’il est possible de caler le plan de migration en fonction des départs à la retraite et de la marge de manœuvre sur les emplois flexibles (CDD, intérim, externes, etc.), on est alors dans l’accompagnement et le pilotage de la transition», observe un consultant spécialisé. La clé de l’équation ? A l’heure où toutes les entreprises sont en pleine transformation, elle est à chercher du côté de la créativité et de l’innovation. «Il faut avoir une réflexion très ouverte, penser au modèle vers lequel l’entreprise veut évoluer à long terme, et avec elle ses CSP. Il faut donc penser le recrutement, la formation et l’évolution des profils à l’aune de cette transformation, et sans oublier que, grâce à l’automatisation, une partie de la main-d’œuvre des CSP de demain sera probablement “augmentée”, voire virtuelle», estime Jean-Michel Demaison.
Quel que soit le modèle choisi, un travail sur la conduite du changement est indispensable. Non seulement auprès des équipes comptables ou financières concernées, mais aussi beaucoup plus largement : auprès des futurs «clients» du CSP (entités opérationnelles), ou d’autres fonctions. «Pour que le projet ne parte pas à vau-l’eau, il faut prévoir beaucoup de temps d’accompagnement, y compris auprès des équipes des ressources humaines, qui sont emmenées sur des sujets qu’elles ne connaissent a priori pas», souligne Eric Boersh. Et il s’agit d’un travail de longue haleine, qui commence dès le début du projet pour se poursuivre en général au-delà de la mise en place du ou des CSP. Malheureusement, c’est souvent là que le bât blesse : alors que tous les spécialistes conviennent de l’importance cruciale de la conduite du changement, bien des entreprises se laissent finalement déborder, et finissent par négliger la conduite du changement. Au point que 54 % des responsables interrogés dans une étude récente de Deloitte – «Shared Services Center Trends 2017», enquête mondiale du groupe d’audit et conseil sur les centres de service partagés, septembre 2017 : quelque 333 groupes de secteurs et localisations variées, représentant 1 100 CSP, y ont répondu – estiment qu’ils auraient souhaité avoir «une meilleure gestion du changement» lors de la transition vers leur CSP. C’est même le principal domaine d’amélioration identifié... depuis 2011.
L’enjeu de long terme de la gestion des talents
Au-delà de la création du CSP, le sujet RH est devenu crucial, sur le long terme, dans ces structures. Avec, même, un enjeu de gestion des talents. «Nous devons faire face à deux défis majeurs : favoriser la mobilité des équipes dont l’expertise est forte et intégrer des compétences linguistiques pour accompagner la croissance de nos activités. Pour créer des passerelles vers d’autres métiers, nous travaillons sur des grilles de compétences qui devraient nous aider à comparer les postes d’un CSP à l’autre. Par ailleurs, nous sommes parfois amenés à mettre en place une formation interne métier car nous avons privilégié la compétence linguistique au moment du recrutement», indique Dorothée Hazart-Duffau, responsable CSP du groupe Arkema.
Une étude récente du groupe d’audit et conseil Deloitte montrait que 22 % des centres de services partagés connaissaient un taux de rotation du personnel de plus de 20 % : trois fois plus qu’en 2015. En réponse, les responsables interrogés déclarent miser sur le développement d’une culture forte et l’offre de possibilités multifonctions (62 %), des pratiques de travail partagé ou flexible (51 %), des possibilités de mobilité hors du CSP vers d’autres fonctions (46 %), la mise en place de rémunérations à la performance (45 %), et la formation continue... «Pour ne pas souffrir d’une mauvaise image, type “usine à chiffres”, qui génère beaucoup de réticence ou de turnover, il faut être avant tout capable d’offrir une évolution aux collaborateurs du CSP. On peut aussi mettre le management des CSP dans le parcours classique des hauts potentiels, dans des postes de direction ou transverses, en charge de l’excellence opérationnelle ou l’amélioration continue», propose Sébastien Canonne, directeur associé chez BearingPoint.
En réalité, la plupart des CSP cherchent aujourd’hui encore la solution. Le problème est d’autant plus crucial que certaines zones géographiques ont vu se développer une réelle concurrence sur les talents des CSP : à Cracovie, en Pologne, mais aussi en France, notamment autour de Lyon...
Les mots des services partagés
CSP : les centres de services partagés (aussi appelés «SSC», de l’anglais shared services center) sont un regroupement de mêmes activités dans une organisation dédiée. Les CSP réalisent des prestations qui sont facturées aux unités opérationnelles clientes. Ils peuvent se déployer sur un ou plusieurs sites géographiques.
GBS : global business services, services partagés multifonctions, avec une gouvernance commune.
Off-shoring : CSP délocalisés, en général dans des pays à bas coûts de main-d’œuvre (Inde, Pologne ou Portugal, notamment). Par opposition au «on-shoring».
Out-sourcing : externalisation des services, confiés à un prestataire extérieur, par opposition aux «CSP» internes.