Les directions financières dans la crise

Comment Safran a tenu le cap

Publié le 2 juillet 2021 à 15h25

Propos recueillis par Valérie Nau

Garantir un niveau suffisant de cash et préserver l’accès à la liquidité : si les directions financières de toutes les entreprises ont été plus ou moins confrontées au même dilemme en 2020, l’enjeu a été particulièrement crucial pour Safran, l’un des principaux équipementiers pour l’aéronautique dans le monde. Grâce aux mesures drastiques prises très rapidement pour s’adapter à cette situation exceptionnelle, le groupe a réussi à rester bénéficiaire en 2020. Son directeur général adjoint, Bernard Delpit, explique quels enseignements il a tirés de la crise.

Malgré les difficultés du secteur aéronautique, Safran a fait preuve de résistance en 2020. Comment avez-vous abordé cette période difficile ?

Bernard Delpit, directeur général adjoint, directeur financier groupe : En fait, il n’y a pas eu une année que l’on pourrait qualifier de « normale » depuis que je suis arrivé chez Safran il y a six ans ! Nous avons dû en effet successivement organiser la très forte montée en cadence du moteur Leap, la vente de Morpho, l’OPA sur Zodiac suivie de son intégration, faire face aux problèmes de notre client Boeing, dont le 737 Max a été cloué au sol suite à deux accidents… et enfin à la crise mondiale de la Covid. Dans ces conditions, la principale mission de la direction financière, qui consiste à planifier et à gérer les ressources financières, devient un vrai challenge. La suspension des vols du Max en mars 2019 nous avait déjà obligé à nous adapter à la baisse des volumes de production et à la baisse consécutive des encaissements. De ce fait, quand la crise sanitaire est arrivée fin février 2020, et encore plus à partir du confinement, nos filiales concernées par le Max avaient déjà réduit leur activité. Leurs frais directs avaient également été réduits, pour qu’au total le résultat des opérations courantes ne soit pas trop affecté.

Parallèlement, la situation de Boeing nous posait un problème de cash. Normalement, les moteurs que nous vendons font l’objet d’acomptes, le solde étant réglé quand le constructeur livre ses avions à ses propres clients. Nous n’avions plus rien reçu depuis mars 2019 ! Début 2020, nous sommes allés trois fois aux Etats-Unis pour négocier avec la direction de Boeing un accord sur le cash. Cet accord a été très important compte tenu du déclenchement, quelques semaines plus tard, de la crise de la Covid.

Dès le déclenchement de la crise, Safran a pris très rapidement des mesures d’adaptation. Quelles ont été vos priorités ?

Lorsque les avions ont cessé de voler, nous avons vu dès la deuxième quinzaine de mars les « services d’après-vente », c’est-à-dire les commandes des compagnies aériennes pour réparer et entretenir les moteurs, baisser, avant de s’effondrer en avril. Pour nous, ces commandes sont le nerf de la guerre. Jusque-là, les rechanges pour moteurs avaient toujours augmenté selon des proportions variant ces dernières années entre 9 et 15 %. Pour la première fois, cette activité a vu son chiffre d’affaires fondre littéralement, avec une chute d’environ 70 %. Pour nous, c’était un véritable choc !

Nous avons alors mis en place plusieurs war rooms. Deux comités exécutifs se tenaient par semaine pour que nous puissions aligner l’adaptation de l’outil de production et des coûts sur le niveau d’activité. J’animais pour ma part quotidiennement à mi-journée un rendez-vous avec mes équipes pour suivre l’évolution du cash et de nos pistes de financements. Nous établissons mensuellement des prévisions à un niveau très fin et très opérationnel. Nous analysons à cette occasion la situation de cash sur trois mois glissants. J’ai demandé en plus que chaque semaine, cette situation soit actualisée pour la fin du mois. Chaque jour, je vérifiais si les encaissements étaient bien en ligne avec nos prévisions pour la fin du mois, afin d’évaluer au plus près nos besoins de financement.

Malgré la période compliquée, vous avez pu mettre en place plusieurs financements. Comment y êtes-vous parvenu ?

Notre premier réflexe a d’abord été de supprimer le versement du dividende car cela nous aurait obligé à sortir 1 milliard de cash au mois de juin. Nous avons également déclenché la recherche d’un financement exceptionnel. Nous l’avons assez vite obtenu auprès d’un pool de banques françaises, qui s’est engagé sur un crédit-relais de 3 milliards d’euros sur deux ans. Ce dernier a été syndiqué début avril auprès d’une dizaine de banques françaises et internationales. Nous avons discuté de façon bilatérale avec chacune, dans des conditions qui, grâce à l’action de la BCE, n’avaient rien à voir avec les tensions observées lors de la crise financière de 2008.

Cette facilité de 3 milliards n’a toutefois jamais été tirée car nous avons très vite cherché à la refinancer. Quinze jours après avoir bouclé la syndication, nous avons émis 800 millions d’euros d’obligations convertibles sous forme d’Oceane, avant de compléter cette émission par 200 millions supplémentaires en octobre. Dans l’intervalle, en juin, nous avions procédé à un placement privé aux Etats-Unis, en levant sous forme d’USPP 564 millions d’euros. Nous avons poursuivi ces opérations de refinancement en 2021 puisqu’en mars, nous avons lancé une émission obligataire de 1,4 milliard d’euros. Toutes ces opérations nous ont permis de rembourser en moins d’un an le crédit-relais, tout en allongeant l’échéance maximale de notre dette jusqu’à 10 ans. Enfin, nous avons procédé en juin 2021 au rachat d’une précédente Oceane, refinancée par une nouvelle émission, permettant de repousser de 5 ans l’échéance initiale à un taux actuariel négatif et en réduisant le risque de dilution.

Avez-vous fait appel aux mesures de soutien public ?

Comme nous avons sécurisé assez vite le refinancement de la ligne de liquidité, nous n’avons pas eu besoin d’avoir recours à un PGE, d’autant que nous avons obtenu de meilleures conditions sur le marché. Grâce à l’accord avec Boeing en début d’année, et aux mesures d’adaptation que nous avons prises très rapidement, l’Ebitda, c’est-à-dire le résultat opérationnel, en termes de trésorerie, hors amortissement et provisions, n’a pas connu un seul mois négatif. Par ailleurs, nous suivions de manière très serrée la manière dont chacune de nos activités s’adaptait au nouveau contexte. Très vite, les plus affectées ont été en situation de trouver des accords de chômage partiel. A défaut, quand cela n’était pas possible dans certains pays, nous avons dû réduire les effectifs. En 2020, ces réductions ont concerné environ 20 000 personnes, essentiellement à l’international. Nous avons également réduit les investissements de manière importante, de l’ordre de 30 % pour les Opex, de 35 à 40 % pour les Capex.

Tous ces efforts nous ont finalement permis d’être assez vite rassurés sur la situation du groupe et de retrouver une certaine visibilité sur notre activité. Au mois de juillet, lors de la publication de nos comptes semestriels, nous avons pu donner une prévision sur la fin de l’année, et avons d’ailleurs été l’une des rares entreprises à l’époque dans le secteur aéronautique à donner une guidance, que nous avons respectée en dépit des incertitudes.

Avez-vous été amené à communiquer davantage à l’extérieur comme à l’interne ?

J’ai été en contact très fréquent avec de nombreux investisseurs durant le premier mois de la crise mais cela devenait difficile de continuer à leur parler séparément après quelques semaines. Nous avons beaucoup communiqué lors de nos publications trimestrielles et au moment de l’assemblée générale sur notre plan d’adaptation et son déroulement. Sans compter la communication interne à l’égard des équipes financières. J’avais au téléphone chaque semaine, puis une fois par mois, les directeurs financiers des douze business units de Safran et mes collaborateurs directs. Des réunions virtuelles ont ensuite été organisées en septembre, novembre, mars et juin avec les collaborateurs du siège, pour leur décrypter la situation générale de Safran, l’organisation du travail, et les perspectives. Il était important d’expliquer les résultats semestriels, la guidance mais aussi le sens de l’accord de transformation d’activité. Signé avec l’ensemble des syndicats en France en juillet, il visait à préserver l’emploi moyennant notamment des efforts salariaux conjoncturels (plafonnement de l’intéressement, de la participation, des augmentations de salaires, gel de certaines retraites supplémentaires…) et un dispositif d’activité partielle de longue durée.

Ce dispositif a-t-il également concerné la direction financière ?

L’accès aux bureaux, aux systèmes d’information, étant plus compliqué en raison des mesures sanitaires, nous avons de fait été conduits à alléger un certain nombre de procédures habituelles et à nous concentrer sur ce qui était essentiel. Nous avons par exemple réduit les obligations de reporting. En matière fiscale, nous avons décidé de nous limiter aux obligations de déclaration. En dehors de la clôture, les équipes comptables étaient également moins chargées. Par conséquent, il était justifié qu’une partie des équipes financières soit en activité partielle.

Quels enseignements avez-vous tirés de cette crise ?

La première confirmation, c’est que la liquidité est la clé de tout. J’ai pu constater l’importance de l’ancrage national des acteurs financiers. Les grandes banques françaises ont été présentes pour assurer la sécurité financière des entreprises, car chacune avait le sentiment d’appartenir à une communauté d’intérêts. Ensuite, c’est à l’occasion de cette crise que j’ai pris la décision de demander un rating. Jusqu’en décembre dernier, nous pensions que c’était une démarche que l’on pouvait éviter, car la relation avec les agences de notation constitue une contrainte, voire crée des tensions comme je l’avais mesuré lors de mes précédentes responsabilités de CFO du Groupe Crédit Agricole. Nous avions toujours pu nous financer sans problème, notamment sur le marché du commercial paper (NEU CP), sachant que les financements à court terme représentaient début 2020 des encours moyens de l’ordre de 1,5 à 2 milliards d’euros. Mais, en mars 2020, ce marché s’est momentanément fermé, conduisant la BCE à inclure dans son programme d’achats d’urgence des titres de CP corporate à condition qu’ils soient notés. Nous avons donc obtenu notre première notation, BBB +, en février dernier par S&P. Cela nous permet également d’avoir accès à des investisseurs qui n’achètent que du papier noté.

L’autre observation, c’est que l’on est beaucoup plus flexible qu’on ne l’imagine. Des coûts censés être fixes ne le sont pas. Mais pour cela, il faut disposer de systèmes de pilotage qui soient simples et robustes. Nos modes de gestion, qui se caractérisent par une grande décentralisation de l’exécution et des systèmes de reporting très stricts, mais en même temps robustes, ont démontré leur efficacité. Très classiquement, nous avons un rolling forecast mensuel, sur une base de trois mois, complété par des prévisions annuelles en avril, juin, septembre et en toute fin d’année. Nous n’avons pas eu besoin de modifier ce dispositif car il correspond exactement aux horizons sur lesquels nous avons eu besoin de chiffres.

Quelles sont à présent vos priorités pour l’année ?

L’important est de suivre comment l’activité va de nouveau monter en cadence afin de redonner aux marchés un peu de visibilité. Ces derniers nous créditent d’une bonne performance pour l’année, et pensent que Safran va pouvoir retrouver assez vite les niveaux records d’avant crise : en février 2020, le cours avait atteint quelque 150 euros, avant de chuter aux environs de 50 euros ; il est à présent autour de 119 euros. Les investisseurs misent sur une reprise des voyages, et donc des commandes des compagnies aériennes. Mais les choses sont un peu plus compliquées car des acteurs vont disparaître, beaucoup d’avions sont encore parqués… Nous réfléchissons beaucoup à notre modèle économique et à la manière dont le groupe va pouvoir rebondir. Nous essayons ainsi de déceler les changements fondamentaux qui vont pouvoir affecter nos métiers, car cela aura un impact sur le dimensionnement de l’outil industriel, nos programmes de R&D… La manière dont les compagnies aériennes vont gérer la répartition entre les nouveaux avions et les anciens est ainsi un élément crucial pour nous. De même, la reprise des voyages d’affaires constitue également un enjeu important. Nous disposons d’indicateurs physiques en complément des indicateurs financiers qui nous permettent de mieux mesurer l’évolution de l’activité : nous regardons ainsi tous les jours les ventes de pièces de rechange de CFM (notre co-entreprise avec General Electric qui fournit des moteurs aux avions court et moyen courriers), chaque semaine les remplacements de freins carbone…

Quels sont plus spécifiquement vos chantiers au sein de la direction financière ?

Nous commençons à relancer des chantiers concernant les systèmes d’informations, qui avaient été quelque peu mis en veille avec la crise. Par ailleurs, une grande attention va être portée à nos exercices stratégiques afin de piloter au mieux les Capex du groupe. La position de chacune des activités est dans ce cadre analysée, notamment en fonction de la façon dont elles ont traversé la crise. Nous avons par ailleurs beaucoup abaissé notre point mort. Il va falloir déterminer quelle part de cet effort doit perdurer et ce qu’on doit reconstituer pour accompagner le redémarrage des activités. Cet arbitrage entre les économies et les investissements constitue un exercice délicat qui va nous mener jusqu’au mois de septembre/octobre, et débouchera sur une importante journée investisseurs (Capital Markets Day) prévue début décembre prochain.

Safran a récemment désigné un administrateur chargé du suivi des questions climatiques. Comment la direction financière aborde-t-elle le sujet de l’ESG ?

Notre réflexion en la matière s’est accélérée d’abord sous l’impulsion du plan de relance, mais aussi parce que les investisseurs sont de plus en plus exigeants sur ce sujet. L’ESG a pris une ampleur tout à fait nouvelle dans le travail de la communication financière et dans notre propre travail de planification. Une direction du climat a été créée au sein de la direction stratégie pour animer ces sujets de manière cohérente avec les informations que nous devons donner en matière d’émissions de gaz à effet de serre.

La difficulté pour les entreprises actuellement, c’est la multiplicité des règles dans ce domaine. Nous nous sommes fixé un certain nombre de priorités, en échangeant avec les agences extra-financières avec lesquelles nous travaillons. Nous sommes évalués, en ce qui concerne la partie climatique, par le Carbon Disclosure Project (CDP). Mais la taxonomie européenne devrait nous donner un cadre plus clair. Celui-ci sera plus complexe à mettre en œuvre que le reporting financier, car il nécessite d’introduire des éléments qui ne figurent pas nativement dans les systèmes et qui devront à terme être audités.

Enfin, alors que nous organisons déjà, à côté des roadshows financiers, des roadshows dédiés à la gouvernance au moment de l’AG, nous devrions être amenés à plus ou moins brève échéance, à proposer, pour certaines catégories d’investisseurs, ou pour les équipes ESG de nos investisseurs classiques, des roadshows spécifiquement ESG. Actuellement, l’approche des analystes en la matière a tendance à être très tranchée. Or, l’ESG est un sujet complexe, qui demande un traitement nuancé. Il faudra probablement un certain temps pour que le curseur soit placé au bon endroit. 

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