La grande majorité des directions financières d’entreprises françaises ont eu recours partiellement ou intégralement au télétravail ces deux derniers mois. Mais toutes n’ont pas relevé avec la même facilité les défis posés par cette nouvelle organisation du travail, qu’il s’agisse de la sélection des salariés appelés à poursuivre leurs missions, de la mise en place dans l’urgence d’infrastructures informatiques ou encore du maintien de la chaîne de commandement.
Comme un très grand nombre de financiers d’entreprises, les soixante collaborateurs des fonctions finance de Wavestone se sont brutalement retrouvés, mi-mars, dans l’obligation de travailler depuis leurs domiciles. «Même si nous avions anticipé le confinement, la généralisation soudaine du télétravail à toutes nos équipes a suscité énormément d’interrogations dans les premiers temps, se rappelle Tiphanie Bordier, directrice administrative et financière du cabinet de conseil en transformation Wavestone. Finalement, ce mode d’organisation s’est révélé concluant, et notre direction a pu mener à bien ses missions sans plus de difficultés qu’habituellement.» Un constat qui est loin d’être partagé par toutes les entreprises, tant s’en faut ! «Le travail à distance, qui ne faisait pas partie de la culture de notre société, a compliqué beaucoup de nos processus et exacerbé plusieurs des failles de notre organisation», reconnaît Baptiste Janiaud, directeur administratif et financier de Séché Environnement. Au terme de huit semaines de confinement, c’est donc un jugement nuancé, voire contrasté, que portent les responsables financiers sur le télétravail. «Si la très grande majorité des entreprises françaises ont pu faire travailler tout ou partie de leurs fonctions support à distance, elles sont loin d’avoir vécu cette distanciation sur le même mode, confirme Thierry Fournier, associé du cabinet EIM. Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, les divergences de vues ne sont pas déterminées par le traditionnel clivage grands groupes/petites entités.»
Dès l’instauration du confinement, les directions financières n’ont pas pu aborder la mise en place du télétravail sur un pied d’égalité. Les entreprises qui ont maintenu leur activité ont fait travailler toutes leurs fonctions support à distance, tandis que les autres ont été contraintes d’opérer une sélection entre leurs salariés appelés à être opérationnels depuis leurs domiciles et ceux à placer en chômage partiel. «Au terme de longs débats, nous avons décidé de recourir au télétravail pour nos fonctions trésorerie et consolidation afin d’assurer le recouvrement de nos créances clients, le paiement de nos dettes fournisseurs et de préparer la publication de nos comptes trimestriels, détaille Catherine Mallet, membre du directoire finances et communication d’ACTIA, ETI cotée spécialisée dans la conception et la fabrication de systèmes électroniques embarqués. A l’inverse, la quasi-totalité de nos contrôleurs de gestion, de nos auditeurs et de nos fiscalistes ont été invités, vu la contraction de notre carnet de commandes, à suspendre provisoirement leurs missions. Ce choix a dû être adapté très régulièrement selon la réactivation de la production, même aux premiers temps du confinement, et s’est révélé particulièrement difficile en l’absence de certitude sur une relance durable de nos opérations.»
Dans certains cas, cette sélection s’est imposée d’elle-même. «Nos sites de production sont basés en Anjou et en Lorraine, des régions où la couverture réseau n’est pas du tout homogène, déplore Etienne de la Thébeaudière, président-directeur général d’Ober. Plusieurs salariés appartenant aux fonctions finance et rattachés à ces usines ont été placés de facto en chômage partiel, car ils ne pouvaient tout simplement pas se connecter à notre serveur ou participer à des visioconférences.»
Une charte informatique à jour
A ce titre, le fait de disposer, déjà, des équipements technologiques idoines et proprement calibrés a donné aux directions financières coutumières du télétravail un avantage de poids sur celles qui n’en avaient jamais fait l’expérience. Si surprenant que cela puisse paraître compte tenu de l’enchaînement soudain des événements de la mi-mars, les premières ont géré la transition vers cette nouvelle forme d’organisation sans trop d’accrocs. «Depuis quatre ans, les collaborateurs de notre direction financière peuvent télétravailler un jour par semaine sous réserve que leurs supérieurs hiérarchiques directs, tenant compte des circonstances, l’acceptent, indique Aymeric Le Chatelier, directeur général par intérim et directeur administratif et financier d’Ipsen. Nous disposions donc d’une charte informatique à jour et d’une réserve d’ordinateurs portables professionnels que nous avons pu mettre rapidement à leur disposition. Le fait que nos salariés aient été familiers des outils collaboratifs de communication et de partage de documents utilisés par l’entreprise a permis également un gain de temps et d’efficacité considérable.»
Pour les autres entreprises, un temps d’adaptation plus ou moins long a été nécessaire, souvent passé à équiper les collaborateurs actifs en matériel informatique ou à encadrer le paramétrage de leurs ordinateurs personnels. «La transition a duré une bonne semaine, signale Catherine Mallet. Nous avons dû mettre en place des réseaux virtuels privés (VPN) et des accès à distance pour plusieurs de nos salariés, nous assurer que les ordinateurs utilisés, exclusivement professionnels, étaient pourvus de logiciels de cyberprotection adaptés, et transmettre les bonnes directives de sécurité à nos employés.» Un impératif, compte tenu de la recrudescence des tentatives de fraude et d’attaques informatiques constatée depuis le déclenchement de la crise sanitaire. «Certains jours, l’entreprise a été la cible de plus de 700 tentatives de déstabilisation numérique, essentiellement de l’hameçonnage, contre une cinquantaine en temps normal», révèle Catherine Mallet.
Un renfort des outils de gestion
Sur la durée, la capacité des entreprises à déployer des outils techniques performants a été encore plus déterminante pour favoriser la réussite du télétravail. En effet, les entreprises qui disposaient de logiciels de gestion collaboratifs, accessibles depuis n’importe quel ordinateur, ont pu réaliser plus aisément de nombreuses tâches à distance, voire les automatiser, et faciliter tant la circulation que la mise à jour de l’information. «Notre ERP a simplifié la collecte des données nécessaires à la facturation et disséminées entre nos services, l’édition des factures numériques, et l’envoi des documents sur les plateformes ou adresses mail dédiées de nos clients quand bien même nos contacts avec ces derniers étaient malaisés, confie Tiphanie Bordier. Notre logiciel de recouvrement nous a été, quant à lui, d’une aide précieuse pour connaître au jour le jour l’encours de nos créances clients et réaliser un suivi des relances, et notre logiciel de trésorerie d’un grand secours pour accéder instantanément à nos comptes, sécuriser nos sorties de cash grâce à la centralisation des données bancaires de nos fournisseurs, et mettre en place des autorisations pour les fondés de pouvoirs.»
Pour certaines organisations moins avancées dans la transition numérique, le travail à distance a donné lieu à des situations pour le moins épineuses. «Ne disposant pas de logiciels collaboratifs permettant une visualisation en temps réel des données, les équipes en charge du recouvrement des créances et du paiement des fournisseurs, d’une part, et celles responsables de la comptabilité, d’autre part, ont été contraintes de multiplier, chaque jour, les échanges téléphoniques et les envois de mails pour faire le point sur les processus de facturation, de relances et de décaissements, explique Fabrice Kilfiger, directeur administratif et financier de Medicrea. En temps normal, les deux services sont dans la même pièce, l’échange d’informations est beaucoup plus simple !» Chez Séché Environnement, c’est la faible maturité digitale des sous-traitants qui a pu entraîner des complications. «Beaucoup de nos prestataires ont continué à nous adresser des factures au format papier durant le confinement, signale Baptiste Janiaud. Plusieurs membres de la direction financière ont été contraints de collecter ces documents sur site, et d’assurer leur numérisation puis leur envoi dématérialisé à nos collaborateurs en télétravail.»
Une accélération du rythme des réunions
Mais au-delà des considérations technologiques, c’est surtout la problématique du maintien de la chaîne de commandement et de la transmission des directives qui a été vécue différemment par les directions financières. Dans l’environnement incertain et fluctuant des dernières semaines, les responsables financiers ont eu naturellement tendance à accélérer le rythme des réunions de leurs équipes : chez PAREF, les points d’étape bi-hebdomadaires organisés habituellement par les managers de chaque département – comptabilité, contrôle de gestion, audit, etc. – ont été remplacés par des points quotidiens, tandis que, chez Ipsen, les responsables des sept fonctions corporate et des cinq divisions opérationnelles composant la direction financière se sont donné rendez-vous sur une base non plus mensuelle mais hebdomadaire. Des mesures qui ont pu permettre aux équipes financières de mieux suivre les évolutions de l’activité. Chez Medicrea, par exemple, cette stratégie a contribué à optimiser le suivi de la trésorerie alors même que les pratiques de paiement des clients de l’entreprise, essentiellement des hôpitaux, étaient rendues plus aléatoires par les événements. Dans certains cas, toutefois, cette surcommunication a pu produire des effets indésirables. «La soumission des collaborateurs à des reportings intensifs et à une supervision à outrance s’est avérée totalement contre-productive : trop de temps a été consacré à la remontée des informations et pas suffisamment à l’optimisation des tâches, et les forces vives ont souffert d’excès de pression qui ont conduit à des arrêts de travail», déplore une consultante spécialiste de l’organisation des fonctions finance.
Alors que s’ouvre le déconfinement, les responsables financiers commencent à dresser un premier bilan de ces deux mois de télétravail. Selon une étude du cabinet Gartner datée d’avril et conduite auprès de 300 groupes et ETI français, anglais et allemands, 74 % de ces professionnels envisageraient d’augmenter le recours au télétravail pour leurs équipes dans les prochains mois. «C’est clairement une option à l’étude chez nous, confirme Aymeric Le Chatelier. Le télétravail a permis une réallocation du temps passé normalement dans les transports vers les tâches professionnelles, augmenté le bien-être de nos équipes, et donc eu une incidence positive sur leur efficacité.»
Un risque de rompre le lien social
Autre argument avancé par les financiers d’entreprises les plus ouverts à la pérennisation ou à la démocratisation du télétravail, cette nouvelle forme d’organisation présenterait des avantages dans le contexte économique actuel. «Ce mode opérationnel, qui induit une présence alternée des collaborateurs in situ, pourrait permettre aux sociétés de diminuer leurs charges immobilières et leurs dépenses énergétiques, estime Tiphanie Bordier. En outre, recourir davantage au travail à domicile, et donc limiter les déplacements des salariés, peut être une piste intéressante pour réduire l’empreinte carbone des entreprises.»
Mais attention de ne pas rompre le lien social, principal moteur des structures. «Pas un jour ne s’est passé depuis deux mois sans qu’un collaborateur ait fait part à son manager de son désir de retrouver ses collègues, corrobore Catherine Mallet. Le télétravail offre certes de la flexibilité et peut contribuer à alléger la charge mentale des salariés, mais l’isolement et la désorganisation, pendants de cette flexibilité, peuvent avoir des effets délétères sur leur productivité.» Pour cette raison, certains dirigeants n’envisagent pas, pour l’heure, de prolonger l’expérience à court terme. «Quoi qu’on en pense, la gestion des opérations financières courantes demeure beaucoup plus aisée lorsque les salariés sont présents dans l’entreprise», affirme Etienne de La Thébeaudière. Visiblement, le télétravail n’a pas fini d’être un sujet clivant au sein des directions financières.
Pousser la digitalisation plus avant
- Ces dernières semaines, un certain nombre de directions financières et d’organisations pourtant bien pourvues en outils informatiques de pointe n’ont pas hésité à pousser la digitalisation plus avant, et à se doter de nouvelles solutions propres à répondre aux défis posés par l’éclatement des équipes. «A partir de la mi-avril, alors même que nos opérations se poursuivaient, nous nous sommes appuyés sur une solution de signature électronique permettant la validation numérique et à distance de documents commerciaux, de contrats ou de notes internes», relate Tiphanie Bordier, directrice administrative et financière de Wavestone.
- Une aide technologique complémentaire également bienvenue pour limiter l’incidence financière des fluctuations d’activité. «Avec l’instauration du confinement, quelques unes de nos filiales ont été contraintes d’interrompre puis de reprendre leurs opérations à diverses reprises en fonction des sollicitations de nos donneurs d’ordres, explique Olivier Stéphan, directeur général adjoint finances de SQLI. Nous avons donc eu recours à un logiciel de “staffing” qui permet d’optimiser la répartition des missions, notamment au sein des fonctions finance, et de réguler le nombre de nos collaborateurs en activité d’une semaine à l’autre.»
- Enfin, pour certaines entreprises, les circonstances récentes ont mis en lumière la nécessité de rattraper des retards technologiques. «Nous avons donné le coup d’envoi de l’installation de notre nouvel ERP en plein confinement, raconte Baptiste Janiaud, directeur administratif et financier de Séché Environnement. Nos équipes en supervisent actuellement le paramétrage à distance avec l’éditeur. Cette démarche de modernisation doit nous permettre de mieux gérer d’éventuelles crises futures susceptibles d’avoir une incidence sur la continuité de nos opérations.»
La direction financière de Séché face au défi de la consolidation à distance
Dans le cas de Séché Environnement, entreprise cotée, aux défis conjoncturels posés par la crise sanitaire s’est ajouté l’impératif de production et de clôture des comptes du premier trimestre à compter du mois d’avril. Une tâche à laquelle sont rompues les équipes financières du groupe, mais que la distanciation, en l’absence d’outil digital dédié, a rendue délicate et fastidieuse. «Chez Séché, la production des comptes résulte d’un processus très stratifié : les comptables arrêtent les liasses fiscales de chaque filiale, puis le contrôle de gestion, présent dans chacune de ces entités, s’assure que ces documents sont conformes à ce qui se passe du point de vue opérationnel, puis le service consolidation, dont les collaborateurs sont spécialisés en fonction des divisions du groupe, amalgame le tout, tandis que les trésoriers supervisent la partie “stock et flux de trésorerie”, détaille Baptiste Janiaud, directeur administratif et financier du groupe. Imaginez la difficulté de vérifier chaque donnée lorsque les maillons de toutes les équipes sont coupés les uns des autres. Honnêtement, il m’est arrivé de me réjouir que le confinement ne nous ait pas été imposé en pleine production de notre documentation semestrielle ou annuelle !»