Les professionnels de la finance doivent tellement être aptes à gérer des situations de crise et à travailler sous la pression que l’on en oublierait presque qu’ils peuvent eux aussi souffrir de stress. Or ils sont parmi les salariés les plus vulnérables aux risques psychosociaux ! Un phénomène dont les entreprises commencent à prendre conscience.
Dans la salle des marchés d’une banque, au moment de la clôture des comptes dans un cabinet d’audit, dans une direction financière à l’occasion d’un programme de réduction des coûts de l’entreprise… Les financiers savent qu’à un moment de leur carrière, voire à intervalles réguliers, ils devront gérer la pression. Une situation qui, poussée à l’extrême, peut avoir de graves répercussions. «Personne n’est vacciné contre le stress, met en garde Xavier Alas Luquetas, directeur du cabinet de management et de prévention des risques psychosociaux Eléas. Les collaborateurs les plus motivés sont d’ailleurs les plus susceptibles de ne pas s’écouter et, par la suite, d’avoir un violent contrecoup !»
Une menace qu’il convient de ne pas sous-estimer car, de l’avis de tous les experts, les financiers sont de manière générale très motivés. «Nos différents baromètres d’engagement montrent que ces derniers sont, avec les commerciaux, les professionnels les plus engagés dans leur travail», confirme Romain Bureau, senior partner chez Mercer.
Des professionnels trop sollicités
Mis sur le devant de scène notamment lors des décès de stagiaires dans les banques d’investissement en 2013 et 2014, morts d’épuisement, ce phénomène d’anxiété est connu de longue date dans le domaine de la finance de marché. «Non seulement le stress de tout perdre est important, mais les traders travaillent aussi de 7 heures à 22 heures en moyenne, devant de nombreux écrans», souligne par exemple Jean-Claude Delgenes, directeur général du cabinet d’évaluation et prévention des risques professionnels Technologia.
Pour sa part, la pression subie par les collaborateurs financiers exerçant en entreprise reste encore sous-estimée. Or elle s’est fortement accrue ces dernières années ! Afin d’assurer une meilleure gestion du cash et de piloter le développement de la société, les directions financières ont vu leur poids s’accroître. «Pour les membres de ces équipes, cela se traduit par des objectifs à atteindre plus ambitieux, sans pour autant que les moyens mis à leur disposition soient renforcés», rappelle Xavier Alas Tuquetas.
Ainsi, selon l’étude consacrée à la gestion du stress par les directeurs financiers menée par l’éditeur de logiciels Blackline en mars dernier, 67 % des directeurs financiers internationaux interrogés considèrent leur charge de travail plus lourde qu’il y a cinq ans. Un sur cinq estime même qu’elle est beaucoup plus conséquente.
Dans ce contexte, les sources de stress, auxquelles peut se conjuguer la fatigue, tendent à se multiplier.«Par exemple, un financier travaillant pour une entreprise industrielle s’est rendu dans pas moins de 43 pays en moins d’un an et demi, illustre Jean-Claude Delgenes. Il arrivait sur place, réunissait le comité exécutif de la filiale, faisait un rapport pour le siège et repartait… jusqu’à faire un accident vasculaire cérébral (AVC) ! Ce genre de situations n’est pas rare.»
Une tendance favorisée notamment par l’arrivée d’outils technologiques. Ces derniers contribuent en effet à instaurer un déséquilibre entre la vie privée et la vie professionnelle, les responsables financiers disposant de tableaux de bord en permanence sur leur tablette ou leur téléphone. «Ils se trouvent ainsi connectés en permanence à leur entreprise, résume Philippe Douillet, chargé de mission des risques psychosociaux à l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail. Cette sollicitation en continu est préjudiciable à la santé des collaborateurs.»
Sans aller jusqu’à ne jamais décrocher de leur travail, certains financiers peinent également, sur le plan psychologique, à supporter leurs conditions de travail.Cela peut être le cas par exemple d’auditeurs ou de contrôleurs de gestion, dont les missions impliquent parfois un travail solitaire. Outre l’isolement inhérent à la fonction, il n’est pas rare que l’accueil de ces collaborateurs par les opérationnels dont ils supervisent l’activité soit pour le mieux frileux, voire hostile. En «challengeant» en permanence les équipes de terrain afin d’améliorer leurs performances, ceux-ci ne représentent pas forcément les collègues les plus appréciés au sein d’un groupe. «Cet isolement a un fort impact psychologique sur ces professionnels», constate Jean-Claude Delgenes.
Enfin, sous l’effet de la crise, les attentes des directions générales en matière d’optimisation des coûts se sont sensiblement durcies. Or l’exécution des mesures adéquates pour atteindre les objectifs fixés peut avoir des conséquences dramatiques, au point de déstabiliser les financiers en charge de cette tâche (voir encadré). Afin de résister, quelques collaborateurs financiers n’hésitent ainsi pas à prendre des médicaments avant d’aller travailler ! La plupart décident purement et simplement de démissionner et changer de voie. «Je connais beaucoup de personnes qui ont craqué et décidé de changer totalement de vie, certains montant leur chambre d’hôte, d’autres organisant de petites croisières sur un voilier», témoigne un consultant.
Des pistes de prévention encore balbutiantes
Pour les entreprises, le problème est loin d’être anodin. Avant tout, elles sont responsables du bien-être de leurs collaborateurs. En outre, le développement de situations anxiogènes nuit à la qualité même du travail fourni. Selon l’étude de Blackline, un directeur financier sur deux se déclare découragé à cause du stress vécu au travail. Face à ce double constat, les groupes sont de plus en plus nombreux à se saisir du problème. «Un certain nombre d’entre eux ont réalisé que les cadres financiers ont tendance à surestimer leur capacité à gérer une situation de risques psychosociaux», confirme Romain Bureau. D’après les spécialistes, les plus en pointe en la matière seraient les banques, les compagnies d’assurance et les cabinets d’audit. De nombreuses structures de ce type ont ainsi mis en place des mesures concrètes de sensibilisation et de détection. Parmi elles, le fait de demander aux salariés d’effectuer un bilan complet de santé tous les ans. Celui-ci est alors pris en charge par la banque, tandis que la Sécurité sociale n’en rembourse qu’un tous les cinq ans.
Les grands groupes non financiers commencent à leur tour à prendre davantage en compte les risques psychosociaux au sein de la direction financière. «Ils nous sollicitent de plus en plus dès qu’ils détectent certains signaux, comme un nombre de jours de congés de maladie en hausse», explique Romain Bureau. La première action mise en place pour identifier le problème consiste le plus souvent à ouvrir une ligne téléphonique. Ce numéro gratuit permet aux sociétés d’écouter les salariés, dont l’anonymat est préservé. L’instauration de cette soupape de sécurité est ensuite généralement complétée par un audit approfondi autour du thème «bien-être au travail». Réalisé par un cabinet indépendant, celui-ci est basé sur des questionnaires anonymes et des entretiens. L’exercice peut s’étaler sur plusieurs semaines. «Nous essayons toujours de repérer ces signaux d’alerte, comme le sentiment de fatigue, la consommation d’alcool ou l’accroissement des consultations médicales par famille d’emploi ou par service car les données de santé personnelles sont du ressort exclusif des professionnels de santé», précise Romain Bureau.
Des actions peuvent également être menées plus en amont. «La plupart des entreprises organisent des réunions de sensibilisation, qui se limitent souvent à aider les salariés à mieux gérer leur stress», explique Philippe Douillet. Mais lorsque la situation se détériore significativement, certaines agissent pour améliorer le mode de vie des collaborateurs. De telles mesures peuvent avoir une visée de détente, à l’instar d’un accès à une salle de sport. Quelques sociétés vont plus loin, en s’alliant par exemple à des assureurs pour proposer à leurs salariés des bracelets connectés les encourageant à exercer une activité physique. Certaines d’entre elles étudient même la possibilité d’introduire des primes pour les plus sportifs d’entre eux ! En outre, des groupes cherchent même à soulager leur personnel de certaines contraintes ménagères, en construisant par exemple une crèche à proximité du lieu de travail ou en proposant les services d’une conciergerie...
Même si ces initiatives financées en partie par les entreprises peuvent être assimilées à des «gadgets», elles semblent cependant avoir des effets efficaces en termes de réduction des risques psychosociaux. Toutefois, elles touchent un nombre assez limité de collaborateurs. D’abord, leur mise en œuvre implique que la société soit d’une taille suffisamment importante pour financer les investissements. En outre, selon les spécialistes, les actions menées ne sont adaptées qu’à des professions sédentaires. Ainsi, les financiers amenés à se déplacer dans des filiales éloignées ne profitent finalement que très peu d’un accès à une crèche ou à un service de conciergerie. Surtout, à travers ces mesures, les sociétés cherchent à limiter les risques, mais pas à traiter l’origine du problème.«Après une alerte, celles-ci ne changent que rarement l’organisation du travail et n’agissent pas sur les contraintes de fond qui créent trop de pression», signale Philippe Douillet. De nombreux efforts restent donc encore à faire.
Des comptables en perte de repères
– Le métier de comptable fait probablement partie des professions ayant le plus évolué dans le domaine de la finance. Cette tendance s’explique notamment par l’émergence des centres de services partagés (CSP), dont le but consiste à centraliser et à automatiser un maximum de tâches. Devant exercer à la façon de prestataires – les services sont généralement facturés aux entités –, les collaborateurs concernés se voient fixer des objectifs ambitieux de rentabilité et de satisfaction des «clients» internes.
– La mise en place d’un CSP s’accompagne généralement de tensions. «Souvent, la réorganisation est complexe, mal comprise et provoque un sentiment de perte d’autonomie», explique Xavier Alas Luquetas, directeur du cabinet de management et de prévention des risques psychosociaux Eléas. Ainsi, ce dernier a récemment été sollicité par une société venant de déployer une telle structure. La pression pesant sur les membres de cette dernière avait fait émerger des risques psychosociaux. L’entreprise a alors compris qu’il fallait non seulement trouver un fonctionnement à la fois plus efficient et générateur de mieux-être. Par exemple, les managers qui devaient consacrer un temps important au traitement de factures ont pu ensuite se consacrer à leur mission d’encadrement et de soutien des comptables, afin de les aider dans cette transition. «Cela a induit une vraie reconnaissance non seulement pour les comptables mais aussi pour les managers eux-mêmes», conclut Xavier Alas Luquetas.
Gérer des licenciements, un exercice douloureux pour les directeurs financiers
En raison notamment de la crise, de nombreux directeurs financiers ont été contraints de licencier, de fermer une filiale ou d'obliger des fournisseurs à réviser leurs prix. Des situations qui peuvent être particulièrement mal vécues par les intéressés.
– Par exemple, le directeur financier d’une filiale d’un grand groupe américain a réussi, avec le directeur général, à redresser la situation financière de cette entité en deux ans. Ils ont réussi ce pari en adoptant quelques choix stratégiques, mais surtout en mobilisant tous les salariés autour du nouveau projet. Grâce aux efforts des uns et des autres, la filiale est redevenue rentable… ce qui a précipité la décision du groupe de la céder, au risque que des emplois soient sacrifiés ! «Le directeur financier s’y est opposé, témoigne Jean-Claude Delgenes, directeur général de Technologia. Finalement, ce dernier a été licencié.» Un revers mal supporté par ce directeur financier. Il a alors préféré «provoquer les conditions de son départ».
– Certains, moins impliqués en amont, pensent être capables d’effectuer de telles tâches sans que cela les affecte. «Mais il y a une forte dose de déni, met en garde Jean-Claude Delgenes. Les directeurs financiers n’étant que des exécutants, ils ne peuvent pas s’interposer.» Or quand un suicide s’ensuit, le sentiment de culpabilité leur est souvent insoutenable.
– Parfois, ce ressenti est généré par la pression mise sur les coûts, notamment dans l’industrie. «En demandant des tarifs très attractifs à des fournisseurs, le directeur financier et les acheteurs peuvent provoquer des délocalisations, et donc la disparition d’emplois en France», ajoute Jean-Claude Delgenes. De plus, la question des délais de paiement préoccupe beaucoup les financiers. Choisissant dans certains cas de retarder des règlements pour maintenir une trésorerie positive, ils ont conscience de la pression qu’ils mettent sur les petites entreprises dont ils sont clients et qui peut aboutir à leur liquidation.