De plus en plus de professionnels de la finance interviennent en école de commerce ou au sein des universités. Un bon moyen de prendre du recul sur leur pratique, de rester à jour et d’identifier les futurs talents. Toutefois, l’évolution des cours de plus en plus à distance et la concurrence de l’information en ligne peuvent parfois compliquer la pratique.
Etudiant, Benoît David, aujourd’hui entrepreneur en finance et maître de conférences à l’IEP Paris, se demandait ce qui poussait Alain Finkielkraut à prendre le RER de 7 heures pour enseigner la philosophie à des polytechniciens n’y connaissant rien, ou presque. Il réalisa quelle était la motivation du philosophe en devenant « colleur » en classes préparatoires (NDLR : entraîneur aux examens oraux), avant d’enseigner à Sciences Po. « Revenir avec des étudiants sur des sujets que je connais m’amène à les appréhender différemment, dit-il. Transmettre permet de s’approprier vraiment ce que l’on a compris. »
Vacataire, praticien, chargé d’enseignement, maître de conférences… autant de termes qui désignent les professionnels intervenant dans l’enseignement supérieur, en plus de leur activité principale. Bien que les grandes écoles communiquent surtout sur leurs professeurs permanents, les intervenants extérieurs seraient environ 950 à l’ESCP, 2 300 à Dauphine et 4 000 à l’IEP Paris, soit 5 à 15 fois plus nombreux que le corps enseignant permanent. Les financiers sont bien sûr nombreux au sein de ce corps enseignant. Une activité exigeante pour des professionnels à l’emploi du temps surchargé, mais suffisamment intéressante pour qu’ils se pressent au sein des écoles et universités.
Enseignant, une reconversion possible
- Certains professionnels commencent à enseigner dans une optique de reconversion à moyen-long terme. Ainsi, Marielle de Jong, aujourd’hui professeure à Grenoble Ecole de Management, a enseigné à partir de 2002 en parallèle de ses fonctions de gestionnaire de fonds puis de directrice de la recherche quantitative fixed income chez Amundi Asset. Elle a ensuite soutenu une thèse en 2010 tout en travaillant en entreprise, avant de devenir professeure en 2020. « J’avais envisagé cette évolution dès le début de ma vie professionnelle. Commencer comme vacataire a permis d’affermir ce projet et m’a motivée à entreprendre une thèse, indispensable pour obtenir un poste permanent en grande école », indique-t-elle.
Un moyen de prendre de la hauteur et de transmettre
Pour les intervenants, il s’agit de transmettre et de contribuer au renouvellement de la communauté dont ils sont issus. Cette transmission demande de prendre de la hauteur sur les activités quotidiennes et stimule la curiosité professionnelle. Il faut, ainsi, aller au-delà des ouvrages spécialisés, sur lesquels les étudiants pourraient théoriquement s’appuyer. « La plupart des ouvrages de fiscalité sont orientés vers les professionnels, la pratique et la recherche de solutions, estime Louis Bravard, avocat fiscaliste chez KPMG Lyon et chargé de cours en master 2 à Paris-Cité Descartes (Paris-V). Enseigner oblige à questionner et à comprendre les objectifs du législateur, à observer ce qui se pratique ailleurs. Les étudiants veulent comprendre le sens des règles, les évolutions passées et probables, le pourquoi et pas seulement le comment. Certains manuels de référence, le Cozian par exemple, s’inscrivent dans cette approche, mais rien ne remplace l’échange avec un praticien. »
L’enseignement est aussi un moyen de se dégager des pratiques de son entreprise pour cerner les principes généraux et les façons dont ils sont appliqués ailleurs. Un mécanisme élémentaire comme l’amortissement a bien des modalités d’application. Sa durée varie suivant les entreprises, sa base amortissable peut être diminuée d’une salvage value (valeur de récupération) qui ne sera pas amortie, les dotations annuelles peuvent être calculées en fonction de l’utilisation réelle de l’équipement. Enseigner permet de distinguer la théorie, les pratiques dominantes et les minoritaires, qui ne sont pas nécessairement mauvaises.
«Enseigner oblige à questionner et à comprendre les objectifs du législateur, à observer ce qui se pratique ailleurs. Les étudiants veulent comprendre le sens des règles, les évolutions passées et probables, le pourquoi et pas seulement le comment. »
Un vivier de talents
Au-delà de l’intérêt intellectuel, l’enseignement est une excellente façon d’identifier des talents. « La valeur d’un collaborateur potentiel s’apprécie mieux sur une année ou un semestre qu’avec quelques entretiens, souligne un intervenant. Confier de petites études à des étudiants, sous forme de travaux pratiques ou éventuellement en passant par la junior entreprise de leur école, constitue une méthode économique et fiable de recrutement. » Enseigner est aussi une façon d’élargir son réseau. « Les avocats fiscalistes forment une petite communauté, certains de mes anciens étudiants occupent aujourd’hui des fonctions élevées, avoir été leur enseignant favorise les échanges », constate Louis Bravard.
Des formats d’interventions variés et flexibles
- Les professionnels apprécient la souplesse des établissements qui les reçoivent et la variété des formats possibles, depuis des conférences ou des tables rondes devant l’ensemble d’une promotion aux cours annuels ou semestriels pour des groupes d’une vingtaine d’étudiants, en passant par des interventions ponctuelles au sein d’autres cours. « Les praticiens peuvent intervenir en tant que guest speakers, en présence du professeur de la discipline ou pour des conférences thématiques ou encore en tant que chargés de cours spécifiques, indique Sami Attaoui, professeur de finance et responsable du département Finance de Neoma Business School. Par exemple, notre module M&A comporte un enseignement magistral complété par six heures de fiscalité et six heures de montage financier confiées à des praticiens. »
- En ce qui concerne la gestion des emplois du temps, « la direction de la scolarité et les étudiants sont particulièrement souples en cas d’empêchement de dernière minute, rapporte Benoît David, entrepreneur dans la finance. Quand une séance est reprogrammée de 20 à 22 heures, 95 % des étudiants sont présents ».
- Les enseignements annuels demandent environ une semaine de travail, dont un tiers d’enseignement proprement dit. Le reste consiste à encadrer des travaux d’étudiants (mémoires, corrections, participations à des jurys) et de la recherche documentaire. Louis Bravard, avocat chez KPMG, consacre une quinzaine d’heures annuelles aux cours et autant à superviser des mémoires, corriger des travaux et se documenter. Benoît David estime de son côté qu’enseigner lui prend une soixantaine d’heures par an, dont un tiers pour les cours.
Un recours au distanciel parfois complexe
Pour autant, la vie de financier-enseignant n’est pas toujours un long fleuve tranquille. Les étudiants sont exigeants. S’ils sont assidus, ils ne représentent pas un public acquis d’avance. Ils comparent implicitement leurs enseignants avec les meilleures conférences TED. L’enseignant doit trouver le ton et le rythme qui leur parlent. « A Grenoble Ecole de Management, je fais en sorte que les intervenants soient présentés par un professeur permanent qui assure l’articulation avec les cours magistraux », souligne Marielle de Jong, une financière devenue directrice du programme doctoral en Business Administration de cette école grenobloise;
Une autre source de difficulté potentielle est apparue avec la crise sanitaire et la mise en place des cursus à distance. L’enseignement à distance, imposé par les confinements, convenait alors aux intervenants mais au prix d’une perte de substance dans la durée. Pour compenser la disparition du feed-back visuel de leurs étudiants, certains intervenants ont multiplié les quiz, les exercices d’application, ralentissant les cours de 10 à 15 %. « Je demande aux étudiants de s’exprimer par tchat, notamment avec des émoticones, indique Benoît David. C’est un bon substitut aux questions au fil de l’eau, mais les visages réduits à une vignette restent anonymes. » Rien ne remplace le contact direct et les pauses ou les fins de cours où les étudiants sollicitent des conseils de carrière, des compléments d’explications, l’avis du praticien sur des situations auxquelles ils sont confrontés.
L’enseignement à distance induit également une autocensure chez les intervenants. Les propos pouvant être enregistrés, les plaisanteries ou les anecdotes, parfaitement comprises en présentiel, risquent d’être décontextualisées. « On perd la dynamique de groupe, la bonne humeur et l’émulation, les écarts se creusent », regrette un intervenant.
«Je fais en sorte que les intervenants soient présentés par un professeur permanent qui assure l’articulation avec les cours magistraux. »
Des sources d’informations mal maîtrisées
Autre aspect parfois contrariant de la modernité, en offrant un accès immédiat à une infinité de publications autrefois réservées aux analystes financiers, Internet creuse l’écart entre les étudiants passionnés et les autres. La plupart des étudiants assistent aux cours avec leurs ordinateurs ou leurs tablettes, certains s’en servent pour approfondir le cours en direct, au risque de se transformer en facts checkers avant d’avoir assimilé l’essentiel. Au contraire, d’autres font tout autre chose.
En conséquence, l’enseignant doit alors choisir entre s’adresser seulement à la tête de classe et chercher l’attention du plus grand nombre, par exemple en multipliant les questions orales. « Toutes les quinze ou vingt minutes, je demande à un étudiant de récapituler ce que nous venons de traiter et lui attribue une note : 0, 10 ou 20 », explique un intervenant. Il reste que les écarts se sont creusés. « Dans les années 2000, les groupes étaient homogènes, aujourd’hui, les meilleurs sont plus affûtés et les moins bons plus faibles, constate Louis Bravard. Les difficultés d’expression écrite, autrefois accidentelles, sont plus fréquentes et disqualifiantes. » Cela ne suffit pas à enlever aux financiers le plaisir d’enseigner à leurs futurs collègues.
Un public exigeant, mais plutôt pro entreprise
- Si la presse se fait de plus en plus l’écho des débats politico-sociétaux qui agitent souvent les étudiants, à l’encontre des entreprises, les cursus conduisant aux métiers de la finance et de l’entreprise semblent peu affectés par cette évolution. « Le master est une phase de quantification et de professionnalisation» relève un intervenant. La plupart des étudiants effectuent une année de césure entre le M1 et le M2, puis se préparent à rejoindre des banques d’affaires ou des cabinets de stratégie. »
- Pour autant, quelques aspects des enseignements font resurgir des interrogations politiques. « Certains objectifs des entreprises sont parfois perçus à travers un prisme sociétal ou politique, notamment les rendements visés par les investisseurs », remarque Benoît David, entrepreneur dans la finance. Et les étudiants ont parfois des idées préconçues, comme de croire que le prix serait nécessairement égal à la valeur ou que les banques devraient prendre des risques. « Ils s’étonnent si j’affirme, sur un ton provocateur, que les banques sont surtout là pour apporter des liquidités à des acteurs offrant des garanties et que la défaillance de débiteurs a priori fiables est le seul risque qu’elles puissent courir », indique un intervenant.