Dossier élections européennes

A la veille des élections européennes, la finance durable sur un chemin de crête

Publié le 31 mai 2024 à 15h00

Séverine Leboucher    Temps de lecture 14 minutes

Le bilan de la mandature qui s’achève au niveau des instances européennes est plutôt positif en matière de finance durable, même si des simplifications et une meilleure harmonisation des textes sont nécessaires. Mais les vents contraires qui soufflent depuis quelques mois et freinent la progression des sujets de durabilité rendent l’exercice difficile.

Points-clés

  • De SFDR à CSRD, l’essentiel de la chaîne de l’investissement est désormais couvert par des textes européens promouvant la gestion ESG.
  • Le niveau d’ambition de la Commission européenne s’est sensiblement réduit entre le début et la fin de son mandat, alors que la vague anti-ESG américaine menace l’Europe.
  • Le principal risque est une mise en œuvre tronquée du Green Deal, car il compromettrait la transition ordonnée de l’économie réelle.

Décembre 2019. Devant le tout nouveau Parlement européen issu des élections de mai, la présidente de la Commission, l’Allemande Ursula von der Leyen donnait haut et fort le ton de son mandat : « Ce sont les peuples d’Europe qui nous ont appelés à une action décisive contre le changement climatique. (…) C’est pour eux que nous présentons un Pacte vert pour l’Europe aussi ambitieux. » Cinq ans plus tard, à la veille de nouvelles élections – qui se tiendront en France le 9 juin –, l’heure est au bilan pour les partisans d’une Europe plus verte, et tout particulièrement pour les promoteurs d’une finance plus durable.

Trois textes fondateurs

Force est de constater qu’il est globalement positif. « Si l’on en juge par la qualité et la comparabilité de l’information disponible sur les enjeux de durabilité, tant des entreprises que des acteurs financiers, les progrès sont évidents puisqu’il n’existait quasiment pas de cadre de reporting avec des indicateurs standardisés auparavant », salue Clémence Humeau, responsable de la gouvernance et de la coordination en investissement durable chez Axa IM. De fait, les textes législatifs se sont enchaînés à marche forcée ces dernières années. « La Commission européenne a profité d’un momentum politique favorable, à la suite de l’Accord de Paris, pour élaborer une réglementation ambitieuse, qui s’appuie sur le concept de double matérialité », confirme Pierre Garrault, senior policy advisor chez Eurosif, le Forum européen pour l’investissement responsable. Trois textes sortent du lot : la taxonomie environnementale, qui offre un dictionnaire des activités qui peuvent scientifiquement être considérées comme vertes, le règlement SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation) sur la transparence des acteurs financiers en matière d’ESG, et la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) qui élève considérablement le périmètre et le contenu des rapports de durabilité des entreprises. Si l’on ajoute d’autres initiatives, comme le standard pour les obligations vertes (EU GBS), l’encadrement des agences de notation extra-financière ou encore les règles pour que les distributeurs recueillent les préférences ESG des épargnants, on obtient un cadre pratiquement complet. « A toutes les étapes de la chaîne de valeur allant de l’émetteur à l’investisseur final, chaque acteur sait qu’il a un rôle à jouer », précise Clémence Humeau.

Quelques trous dans la raquette demeurent toutefois : les fournisseurs de données ESG brutes et les fabricants d’indices échappent encore largement à la régulation. Prévu de longue date, le projet d’un label européen pour les fonds responsables manque aussi à l’appel, faute de consensus, mais les acteurs peuvent continuer de se reposer sur les cadres nationaux qui tendent à s’harmoniser, à l’image du label ISR français qui vient lui aussi de prévoir un régime d’exclusions obligatoires. De même, les travaux menés autour du concept d’une taxonomie sociale ou d’une taxonomie des activités en transition sont restés lettre morte. Mais l’un dans l’autre, ces failles restent limitées et n’empêchent pas l’industrie d’avancer.

«La finance durable est un sujet que les électeurs connaissent mal car il est très difficile de l’expliquer dans le débat.»

Thierry Philipponnat économiste en chef ,  Finance Watch

Un problème de séquençage

Au final, ce sont surtout les défauts de conception des textes majeurs qui viennent ternir le bilan du mandat. « Le séquençage des travaux législatifs a conduit à un manque d’alignement des textes sur certains points, regrette Pierre Garrault. Par exemple, la taxonomie définit précisément les activités durables du point de vue environnemental et considère qu’un investissement durable environnemental doit viser ces activités. Mais SFDR, lorsqu’il introduit son propre concept d’investissement durable, se concentre sur les entreprises bénéficiaires dans leur globalité, sans distinguer leurs activités économiques. » C’est aussi le calendrier malheureux de la mise en œuvre de SFDR avant CSRD qui a créé beaucoup de crispations : cela a conduit les acteurs financiers à produire des reportings avant que les émetteurs présents dans leurs fonds n’y soient de leur côté contraints. A cela s’ajoutent les nombreuses carences spécifiques à SFDR : un système de classification utilisé à tort comme un label par l’industrie, une hétérogénéité extrême des fonds catégorisés comme « article 8 » et une catégorie « article 9 » plus que clairsemée, des formats de reporting illisibles, une impasse faite sur le concept de transition… autant de dysfonctionnements pointés du doigt à l’occasion de la consultation organisée dès septembre dernier pour préparer la refonte du texte. « Il est assez inédit de voir une réglementation comme SFDR être rouverte quelques mois seulement après être pleinement entrée en vigueur et il est à mettre à l’honneur de la Commission de reconnaître que sa mise en œuvre effective s’est avérée plus compliquée qu’anticipé », fait valoir Laurence Caron-Habib, responsable des affaires publiques de BNP Paribas Asset Management.

Face à ce constat d’un cadre à la fois riche et complet, mais complexe à mettre en place et très perfectible, les promoteurs de la finance durable marchent sur une ligne de crête à l’approche des élections. « Il y a un double enjeu : d’un côté, celui de continuer à lutter contre le greenwashing et donc ne pas détricoter ce qui a été fait ; et de l’autre, celui de revoir les textes pour les simplifier, les harmoniser et réduire la charge de reporting qui freine l’innovation des acteurs », résume Julia Haake, directrice de l’agence de notation ESG du groupe EthiFinance. Clarifier ce qui est attendu, en simplifiant lorsque c’est possible, et en tout cas sans ajouter de couche législative nouvelle : c’est ce qui apparaît comme un mot d’ordre au sein du secteur, qui rechigne toutefois à parler de « pause ». « Il faut apprendre à se donner le temps d’évaluer la valeur ajoutée de tous ces textes », insiste Laurence Caron-Habib.

«Il est essentiel de continuer de décliner, secteur par secteur, les grandes orientations du plan "Fit for 55" : les acteurs financiers ont besoin que l’économie réelle soit capable de mener une transition ordonnée.»

Clémence Humeau responsable de la gouvernance et de la coordination en investissement durable ,  Axa IM

Un contexte politique bien moins favorable

Une position d’équilibre qui pourrait néanmoins être difficile à tenir dans un contexte politique qui a radicalement changé par rapport aux débuts de la mandature. La décision – sous pression des Etats allemand et français – d’intégrer dans la taxonomie le gaz et le nucléaire a été le premier signal d’un retour à une « realpolitik » en matière d’environnement. « Cela a été la première indication d’une baisse du niveau d’ambition sur la finance durable, analyse Pierre Garrault. Les défis rencontrés dans la mise en œuvre concrète de ces textes ont également mené à des demandes de simplification des règles et d’amélioration de leur cohérence. S’y sont ajoutés le contexte international de compétition industrielle renouvelée et la guerre en Ukraine qui a conduit à un recentrage sur les questions de compétitivité et d’autonomie de l’Europe. » Depuis plusieurs mois, les textes liés à la finance durable subissent ainsi un fort vent de face. En octobre dernier, ce sont par exemple les standards de reporting liés à la CSRD qui ont été adoucis par l’introduction d’une analyse de matérialité menée par les entreprises elles-mêmes pour décider quels indicateurs publier. Une manière pour Ursula von der Leyen de tenir sa promesse de réduire de 25 % la charge de reporting des acteurs économiques. En janvier, le calendrier d’élaboration de standards sectoriels, toujours dans le cadre de la CSRD, a été décalé : les travaux ne commenceront qu’en 2026. « Ils sont pourtant essentiels pour que les entreprises puissent exprimer leurs enjeux de manière concrète et adaptée à la réalité du terrain », plaide Julia Haake. Entre février et mars, plusieurs Etats membres, conduits par l’Allemagne, ont bloqué à la dernière minute la directive sur le devoir de vigilance (Corporate Sustainability Due Diligence Directive ou CSDDD), obtenant une réduction des deux tiers du périmètre des entreprises concernées et un décalage de son entrée en vigueur.

La vague « anti-ESG » qui déferle aux Etats-Unis depuis les élections de mi-mandat fin 2022 n’a, de plus, rien de rassurant pour les partisans de la finance durable. « Il faut toujours redouter les risques de contagion, prévient Thierry Philipponnat, économiste en chef au sein de l’ONG Finance Watch. Il est particulièrement frappant de constater le manque de rationalité du mouvement anti-ESG américain : même la prise en compte des aspects de durabilité qui ont un impact financier sur les entreprises (matérialité financière) fait l’objet d’une polémique, alors que c’est inhérent à la logique du système capitaliste. » Une réaction de rejet quasi épidermique que peut aisément ressentir une partie de l’électorat européen face à des thématiques aussi arides que le reporting de durabilité des entreprises ou le degré d’alignement des fonds à la taxonomie. « La finance durable est un sujet que les électeurs connaissent mal car il est très difficile de l’expliquer dans le débat », ajoute Thierry Philipponnat.

Des garde-fous institutionnels

Pour autant, les partisans de la finance durable restent confiants, mettant en avant l’avance prise par l’Union sur le sujet en début de mandature, qui rendrait improbable tout retour en arrière notable. Les institutions européennes protégeraient également mieux les acquis que leurs équivalents américains. Outre-Atlantique, le superviseur des marchés (la SEC) a ainsi été forcé de faire marche arrière sur ses exigences de transparence en matière de climat – pourtant édulcorées par le retrait du scope 3 des émissions carbone – à la suite d’une assignation en justice. Un désaveu dont sont relativement préservés ses homologues européens que sont l’ESMA (l’autorité des marchés financiers) ou l’Efrag (l’organisme qui conseille la Commission sur les sujets d’information financière et extra-financière). « Aux Etats-Unis, les agences comme la SEC ont un pouvoir réglementaire considérable, qui génère de nombreux débats juridiques, alors qu’en Europe, une autorité de supervision comme l’ESMA applique les règles adoptées par les colégislateurs, et une structure comme l’Efrag a comme rôle de faire des propositions techniques que la Commission peut ensuite reprendre, ou non, pour les faire valider par les colégislateurs », observe Thierry Philipponnat. Les autorités européennes sont également bien moins dépendantes des alternances politiques : alors que le président de la SEC, Gary Gensler, n’a quasiment aucune chance de garder son poste si Donald Trump est élu, son homologue à l’ESMA, Venera Ross, devrait rester en poste a minima jusqu’à la fin de son mandat en 2026, quelle que soit l’issue du scrutin le 9 juin. Ces autorités apolitiques pourraient non seulement garantir une forme de stabilité au cadre de la finance durable, mais aussi renforcer son niveau d’ambition ; en publiant, mi-mai, des lignes directrices précises et exigeantes pour encadrer la fixation du nom des fonds en fonction de la réalité de leur engagement ESG, l’ESMA a en tout cas montré qu’elle ne baissait pas la garde face au risque de greenwashing.

Un programme stratégique qui minimise l’enjeu climatique

Au final, le plus grand danger auquel va devoir faire face la finance durable européenne est sans doute à l’extérieur du champ de la finance. Pierre angulaire du programme d’Ursula von der Leyen en 2019, le Pacte vert (Green Deal) apparaît ainsi comme le grand absent de cette campagne électorale. « Le projet de programme stratégique que le Conseil européen est en train d’élaborer pour la période 2024-2029, et qui sera présenté en juin, s’articule autour de trois objectifs : une Europe forte et sûre, une Europe prospère et compétitive et une Europe libre et démocratique, note Thierry Philipponnat. Le sujet du changement climatique a disparu de l’agenda comme si la question était résolue… » D’ores et déjà, certains textes du Green Deal ont été récemment atténués au moment d’être votés, à l’image de celui sur la restauration de la nature. D’autres sont sur la sellette, comme la décision très volontariste d’interdire la commercialisation des véhicules thermiques à partir de 2035. « Il est essentiel de continuer de décliner, secteur par secteur, les grandes orientations du plan “Fit for 55” qui doit permettre à l’Europe d’atteindre la neutralité carbone en 2050, prévient Clémence Humeau. Les acteurs financiers en ont besoin pour respecter leurs propres engagements de décarbonation. Nos clients ont également des objectifs en termes de performance d’investissement, et il ne serait pertinent ni au regard de ces objectifs, ni au regard de nos engagements de neutralité carbone de mettre en œuvre ces derniers au travers de l’exclusion progressive des secteurs les plus émissifs : nous avons besoin que l’économie réelle soit capable de mener une transition ordonnée. »

Plus encore que les nécessaires débats techniques sur la refonte de SFDR ou la finalisation de CSRD, l’enjeu du 9 juin, pour les partisans de la finance durable, se joue donc au niveau de la place que le futur Parlement et la future Commission seront capables de laisser aux sujets de durabilité. « Penser que la finance durable seule peut sauver le monde relève du fantasme, met en garde Thierry Philipponnat. Elle est une condition nécessaire mais pas suffisante : il faut en premier lieu que les politiques publiques disent ce qui doit ou non être fait. Il faut de même s’interroger sur les moyens financiers de la transition car les capitaux privés ne pourront pas répondre à tous les besoins, notamment ceux pour des travaux d’atténuation et d’adaptation au changement climatique qui ne génèrent pas de retour sur investissement. » Autant de débats qui devront vivre sous la prochaine mandature.

SFDR : un chantier prioritaire pour la prochaine mandature ?

Texte central du cadre réglementaire européen de la finance durable, SFDR doit, de l’avis de l’ensemble de l’écosystème, être revu. Les risques que cette refonte soit abandonnée semblent très faibles, au vu de l’importance que le règlement a prise dans l’industrie ces trois dernières années. Toutefois, difficile de savoir quelle priorité sera accordée à ce chantier. « La prochaine Commission va publier des propositions de révision du texte, mais il ne faut rien attendre avant le dernier trimestre de l’année, au plus tôt, ce qui laisse penser que cette version révisée n’entrera pas en application avant 2028 », prévient Laurence Caron-Habib, responsable des affaires publiques de BNPP AM.

Une première indication de l’état d’esprit du nouvel exécutif sera le sort qu’il réservera à la refonte des standards techniques du règlement. Ces règles de niveau 2 sont en effet en révision depuis plusieurs mois mais n’ont pas réussi à être votées avant la trêve électorale. Elles prévoient l’introduction de nouveaux indicateurs pour mesurer les incidences négatives des investissements en matière d’ESG (PAI en anglais), mais aussi une harmonisation des calculs d’autres PAI comme les émissions de carbone, ainsi qu’une simplification des modèles de reporting des fonds. Certains voudraient que cette révision soit menée en même temps que celle du règlement lui-même (niveau 1). D’autres préféreraient voir des avancées rapides, notamment sur l’harmonisation des calculs. Les débats pourraient reprendre dès cet été, selon certains observateurs.

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