Dossier élections européennes

L’Union des marchés de capitaux au cœur du projet européen

Publié le 31 mai 2024 à 14h30

Sandra Sebag    Temps de lecture 14 minutes

Depuis le début de l’année, les associations professionnelles se mobilisent autour de l’Union des marchés de capitaux (UMC), qu’elles estiment incontournable pour faire converger l’épargne européenne vers les besoins d’investissement du continent. Leur démarche rencontre un écho favorable auprès des institutions européennes et de certaines autorités publiques nationales comme celle de la France et de l’Allemagne. Pour autant, le chemin pour y parvenir reste long et parsemé d’embûches, car derrière les aspects techniques se cachent des enjeux de souveraineté.

Points clés

  • Fragmentation du post-marché, du droit des marchés de capitaux, transposition à géométrie variable des directives… Le marché unique de l’épargne et de l’investissement est loin d’être une réalité.
  • Les conséquences sont nombreuses : le financement des entreprises et de l’innovation est insuffisant, la part de l’Europe dans les marchés de capitaux recule.
  • Les propositions des experts s’articulent autour de trois grandes dimensions : la réforme des institutions, la promotion de produits d’épargne de long terme et la consolidation du post-marché.
  • Face au scrutin du 9 juin au résultat incertain, l’Europe a adopté fin avril une vingtaine de textes majeurs.

Qu’il s’agisse des associations professionnelles nationales et européennes ou des gouvernements, tous considèrent que l’Union des marchés de capitaux (UMC) est primordiale et doit figurer au centre de l’agenda de la prochaine Commission européenne. Une mobilisation sans précédent des capitaux est en effet nécessaire pour favoriser la croissance et rattraper le retard pris par le continent à l’égard des deux autres grandes puissances que sont les Etats-Unis et la Chine et pour mener les transitions énergétiques et numériques. La fragmentation des marchés de capitaux constitue, selon la plupart des observateurs, un frein à cette mobilisation. En Europe, ces derniers sont en effet loin d’être intégrés. Les différences avec les Etats-Unis sont suffisamment notables pour s’en rendre compte. Le pays dispose avec New York de la plus grande place financière mondiale et même s’il existe d’autres places financières importantes comme Chicago, l’ensemble du post-marché est unifié. Les Etats-Unis ne comptent qu’une seule chambre de compensation et qu’un seul dépositaire central contre respectivement 18 et 27 en Europe. « L’existence de 27 dépositaires centraux apporte de la complexité, pèse sur les coûts de transaction, et réduit la visibilité pour les investisseurs », commente Anthony Attia, responsable des marchés dérivés et du post-trade chez Euronext.

Par ailleurs, si les règles en matière de fonds d’investissement ont été harmonisées à travers différentes directives qui portent à la fois sur les fonds investis dans les actifs cotés (directive Ucits) et dans les actifs alternatifs (directive AIFM), la fiscalité de l’épargne relève du domaine national ainsi que son fléchage. « Les supports éligibles à l’assurance-vie sont définis par chaque Etat membre, précise Frédérick Lacroix, associé au cabinet Clifford Chance, en charge de la régulation financière et des fintechs. Il est alors difficile de bâtir une stratégie qui s’adresse à l’ensemble du marché européen pour les acteurs de l’industrie financière. » De même, les corpus juridiques, fondamentaux pour les marchés de capitaux et les entreprises,  diffèrent. « Le droit des titres, celui des faillites et des fusions-acquisitions sont nationaux, relève Anthony Attia. Par ailleurs, différents modèles d’organisation coexistent en Europe : dans les pays nordiques par exemple, les comptes-titres des particuliers figurent directement dans les registres des dépositaires centraux, tandis qu’en France et en Europe du Sud, ils sont gérés par les teneurs de comptes. »

Un marché fragmenté

Cette fragmentation a de nombreuses conséquences sur le financement des entreprises. En Europe, les marchés de capitaux représentent une faible part du financement des entreprises, l’essentiel étant assuré par les banques. Le continent est également en retard en matière de financement de l’innovation et cela malgré de nombreuses initiatives prises notamment en France comme les différents plans « Tibi » ou via des acteurs de marché. « Chez Euronext, nous avons mis l’accent ces dernières années dans le cadre de l’UMC sur le financement des PME en créant un marché européen des valeurs de croissance et dans le financement de la technologie », relate Anthony Attia. La taille relative de l’Union européenne (UE) dans les marchés de capitaux globaux tend ainsi à décliner. Selon un article rédigé pour Le Grand Continent par Fabrice Demarigny, associé chez Mazars, elle est passée de 18 % en 2016 à 10 % en 2022 alors que celle de l’Asie-Pacifique est passée d’un peu plus de 10 % à plus de 30 % sur la période !

De leur côté, les ménages européens, qui disposent de 35 000 milliards d’euros d’épargne, investissent principalement dans des produits liquides et dans la dette publique. Près de 10 000 milliards « dormiraient » sur des comptes bancaires ! Une épargne que l’ensemble des pays européens souhaite mobiliser afin qu’elle assume son rôle : investir. Dans un discours prononcé à Gand le 23 février dernier, Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, a déclaré à ses homologues qu’il fallait mettre en place l’UMC « sans délai et qu’il doit y avoir des progrès dès 2024 » afin que « l’argent stocké dans les comptes bancaires puisse travailler à la croissance, à l’innovation, à la recherche, pour les entreprises et pour l’emploi », a-t-il ajouté.

Un projet déjà ancien

L’UMC est un projet déjà ancien qui a été lancé en 2015 avec au menu différentes mesures comme la mise en place d’une directive sur les prospectus, de nouvelles normes standardisées sur la titrisation et une série de consultations publiques, notamment sur le capital-investissement. En 2020, de nouveaux aspects ont été abordés, comme la création d’une base de données unique (Esap), le réexamen des fonds Eltif dédiés à l’épargne de long terme ou encore la révision des directives MIF (marchés d’instruments financiers) et AIFM sur les fonds alternatifs. D’autres progrès ont été soulignés par Alexandra Jour-Schroeder, directrice générale adjointe à la direction générale de la stabilité financière, des services financiers et de l’UMC, qui s’est exprimée le 22 mai dernier lors d’un webinaire organisé par l’Association de la place du Luxembourg (Luxembourg for Finance), à commencer par  le Listing Act qui facilite le financement via la Bourse notamment des PME (petites et moyennes entreprises). Alexandra Jour-Schroeder a aussi indiqué à cette occasion « qu’il faut évidemment poursuivre l’intégration, la bonne nouvelle étant que de nombreux Etats en sont maintenant convaincus ». Emmanuel Macron, et Olaf Scholz, le chancelier, ont appelé conjointement le 28 mai à un renforcement rapide de l’UMC et à la création d’un produit d’épargne européen.

Pourtant de nombreux écueils demeurent, certaines mesures indispensables pour progresser étant délicates à mettre en œuvre car elles butent sur la notion de souveraineté nationale. C’est le cas notamment « du droit des faillites ou la fiscalité et sur lesquels il est difficile d’obtenir un consensus, relève Delphine Marchand, avocate au cabinet A&O Shearman. D’autres mesures s’inscrivent dans la volonté de développer la compétitivité de l’industrie européenne et permettent donc plus facilement l’obtention d’un accord. Il faudra aussi parfois trouver des ajustements entre certains des objectifs clés de l’UMC. A titre d’exemple, la protection des épargnants via une transparence renforcée crée de fortes contraintes notamment en matière de reportings et d’information à communiquer qui pourraient peser sur la compétitivité de l’industrie européenne. » 

Parmi les avancées réclamées, pouvant être perçues comme un abandon de souveraineté, figure le renforcement du rôle de l’Esma, le régulateur européen. Cette mesure est portée par les associations professionnelles (Amafi, AFG) et par l’industrie. « Une convergence de la supervision des dépositaires centraux (CSD) est indispensable, affirme Anthony Attia. De nombreux domaines relèvent de la compétence unique des superviseurs nationaux avec des visions qui peuvent être différentes et qui renforcent la fragmentation des marchés ». Et de citer comme exemples, « la supervision des sociétés de gestion et du post-marché ou encore la protection des investisseurs individuels ». Ce sujet fait ainsi son chemin. « Le renforcement du rôle de l’Esma au détriment des régulateurs nationaux n’est plus totalement un tabou », avance Frédérick Lacroix. L’Autorité des marchés financiers (AMF) en France valide même cette réforme. « Elle s’est déclarée favorable à une plus grande supervision européenne directe ce qui impliquera à terme un transfert de certaines de ses prérogatives vers l’Esma, confirme Delphine Marchand. L’AMF soutient les travaux de l’Esma qui a articulé ses propositions autour de trois dimensions : les acteurs, les investisseurs et les produits en vue de créer des opportunités d’investissement, de dynamiser le financement des entreprises européennes et de moderniser le cadre réglementaire. » 

Un florilège de propositions

Au-delà des mesures institutionnelles, de très nombreuses réformes ont été proposées. Elles concernent par exemple la relance de la titrisation, qui constitue un point clef pour l’Amafi pour améliorer le financement de l’économie. L’AFG propose quant à elle des mesures visant à renforcer la compétitivité de l’industrie et cela passe notamment par une harmonisation des obligations, y compris à l’égard d’acteurs non financiers comme les fournisseurs de données. Et ce florilège n’est pas encore achevé, un rapport rédigé par Mario Draghi étant notamment attendu après ceux d’Enrico Letta et de Christian Noyer.

Schématiquement, les mesures qui rencontrent un consensus peuvent être classées en deux catégories : les produits d’épargne long terme et le post-marché. Tous les projets mentionnent la nécessité de créer et/ou de renforcer des produits d’épargne de long terme qu’il s’agisse de produits successoraux, selon l’Amafi, d’épargne retraite pour l’AFG ou encore de produits « verts » ou de produits réservés à l’investissement en Europe (Macron/Scholz). « En définitive, le principal problème en Europe est l’absence, à l’échelle européenne, de véritables fonds de pension à l’anglo-saxonne qui puissent investir sur le long terme dans les entreprises européennes pour financer les retraites, à l’exception, peut-être, de Norges, le fonds norvégien, mais qui n’est pas dans l’UE, résume Frédérick Lacroix. Ces véhicules sont indispensables pour financer les entreprises, donc la croissance et l’innovation. L’échec du Pan-European Personal Pension (PEPP), qui compte un seul promoteur avec à peine 11 millions d’euros d’actifs sous gestion, et le modeste développement des institutions de retraite professionnelle (IRP) issu de la directive IORP de 2016 montre le long chemin qu’il reste encore à parcourir ». De même, et cela est lié, « la culture financière fait généralement défaut dans le grand public, avec un taux de détention directe d’actions représentant environ 4 % des actifs financiers des particuliers, contre 20 % aux Etats-Unis, selon Eurofi », poursuit Frédérick Lacroix. 

En ce qui concerne le post-marché, l’intégration pourrait prendre des formes très différentes. Dans son rapport remis au Conseil européen au mois d’avril, Enrico Letta propose par exemple d’utiliser la blockchain. Euronext met en avant de son côté son expérience qui pourrait servir d’exemple. Le groupe possède en effet quatre dépositaires centraux en Italie, au Portugal, en Norvège et au Danemark, ce qui représente 10 % du marché sur les actions. « Nous faisons migrer les quatre entités sur une plateforme technologique unique avec une seule gouvernance et une stratégie commerciale, indique Anthony Attia. Ce modèle de consolidation permet de continuer d’investir sur nos équipes et de posséder une activité locale qui fournit des services aux acteurs locaux et aux petites et moyennes entreprises. » Pour Euronext, ce modèle réunit de nombreux avantages. « Il ne s’agit pas de créer une structure unique comme aux Etats-Unis car l’absence de concurrence peut se faire au préjudice de l’innovation et du prix, mais de développer un petit nombre d’acteurs consolidés permettant de servir au mieux les clients européens et internationaux », poursuit Anthony Attia. En parallèle, le groupe cherche à se développer sur l’ensemble de la chaîne de valeur du post-marché et participe aussi à ce titre à la consolidation. « Euronext est désormais présent sur l’ensemble de la chaîne de valeur des métiers du titre dans la cotation, les échanges, la compensation, le règlement/livraison et la conservation, confirme Anthony Attia. Il est très utile notamment pour les PME de pouvoir accéder à un guichet unique avec une approche cohérente ».

Le rôle de l’industrie financière est d’autant plus important que l’issue du scrutin du 9 juin pourrait remettre en cause les priorités de la Commission, poussant les acteurs à s'organiser seuls. En attendant, le Parlement européen s’est dépêché d’adopter une série de textes fin avril. « Une vingtaine de textes ont été votés les 23 et 24 avril dernier qui impactent tous le fonctionnement de l’industrie financière et des marchés, que ce soit en matière de cotation et d’offre au public (Listing Act), de fonctionnement des marchés à travers les nouvelles modifications de MiFIR et MiFID et de la réglementation sur les abus de marché à venir, de services de paiement, de réglementation sur la lutte anti-blanchiment ou encore des mécanismes de résolution tant pour le secteur bancaire que très prochainement pour le secteur de l’assurance », détaille Delphine Marchand. Une façon de sécuriser les projets importants de cette Commission et d’engager encore davantage l’UE sur la voie de l’UMC.  

ESAP, CTP… les données au cœur du projet d’intégration

L’accès à la donnée constitue un enjeu stratégique pour faire converger l’épargne et l’investissement. Pour le faciliter, les institutions européennes ont décidé de créer une base de données unique, comme aux Etats-Unis, qui réunit l’ensemble des transactions, qu’elles interviennent sur les grandes places de marché ou via des plateformes de transaction comme les MTFs. Ce projet appelé consolidated tape (CTP) a été adopté il y a un an par le trilogue. L’Esma vient de son côté de lancer une consultation sur les standards techniques et sur les critères qui permettront de sélectionner les prestataires en charge de la CTP qui prendra fin en août 2024. L’appel d’offres devrait être lancé en juin 2025 pour une décision effective en décembre 2025. Parmi les candidats figure un consortium des Bourses européennes, appelé EuroCTP, qui inclut Euronext. En parallèle, l’Union européenne a proposé la création d’une autre base de données publique, gratuite et accessible à tous à travers le projet Esap (European Single Access Point). Celle-ci centralisera l’ensemble des informations publiées par les entreprises financières, qu’elles soient financières ou extra-financières, y compris les informations réglementaires ainsi que l’ensemble des informations sur les produits financiers. La constitution de cette base de données devrait s’échelonner entre 2026 et 2030. « Il s’agit d’une mesure très importante qui permettra à tous les investisseurs, qu’ils soient professionnels ou pas, d’obtenir des informations sur les entreprises et les produits de façon simplifiée, c’est une véritable avancée », se félicite Delphine Marchand, avocate au cabinet A&O Shearman. Il n’en demeure pas moins que certains spécialistes évoquent les risques possibles associés à cette réforme. « Du fait de l’hétérogénéité des formats dans lesquels les informations sont actuellement présentées, au travers des différents reportings imposés par 35 textes européens identifiés, il est indispensable que cette centralisation des données ne se traduise pas par de nouvelles obligations de reporting impliquant de nouveaux formats, souligne Frédérick Lacroix, associé au cabinet Clifford Chance, en charge de la régulation financière et des fintechs. Il serait même souhaitable que cette centralisation entraîne une simplification. » 

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