Contraction du marché de la dette, inquiétudes géopolitiques, pressions sur les coûts des entreprises : l’environnement financier n’encourage guère les opérations de private equity. Le manque de visibilité sur l’avenir a déjà ralenti le secteur, avec un nombre de deals en repli ces derniers mois. Alors que la fin d’année approche, faut-il s’attendre à une aggravation de cette tendance ou, au contraire, à une reprise des opérations ? Les participants à notre table ronde semblent plutôt pencher pour la seconde option. Il n’en demeure pas moins que la façon d’aborder l’investissement en private equity sera durablement bouleversée par le contexte économique, modifiant les pratiques des acteurs du secteur ainsi que les attentes des entreprises.
- L’une des principales caractéristiques du marché financier aujourd’hui est l’assèchement de la dette. A quel point cela freine-t-il les opérations de private equity ?
- Les valorisations ont-elles fortement chuté ? On imagine qu’elles sont plus complexes à établir dans ce contexte.
- Finalement, la véritable évolution porterait plus dans la façon d’aborder les deals que sur les valorisations ?
- Ce retour à la norme sera-t-il durable ? On a l’impression que les crises successives n’empêchent en rien la survenue de nouveaux excès. D’ailleurs, sommes-nous dans une situation comparable à la période 2009-2012 ?
- L’investissement en private equity ne se limite pas à la réalisation d’opérations d’achat ou de vente : il implique aussi la gestion de portefeuille. Quels sont les effets de la crise sur ce pan d’activité ?
- Justement, à quel point l’Etat peut-il orienter l’investissement dans le private equity ? Quels secteurs vont être privilégiés ?
- On peut donc s’attendre à ce que le profil des portefeuilles détenus par les fonds évolue ?
- Quelle perception les vendeurs ont-ils du marché ?
- Comment les LPs appréhendent-ils ce marché ? Quels segments privilégient-ils ?
- Quel type de relation se dessine entre LPs et GPs ?
Avec de gauche à droite :
- Nicola Di Giovanni, associé, Skadden
- Stéphanie Frachet, associée, Capza
- Olivier Boyadjian, président, HIG Capital France
- Edoardo Fracchia, associé, Lauxera Capital Partners
- David Benin, CEO, DC Advisory France
L’une des principales caractéristiques du marché financier aujourd’hui est l’assèchement de la dette. A quel point cela freine-t-il les opérations de private equity ?
David Benin, CEO, DC Advisory France : La disponibilité du financement est devenue le cœur du sujet pour les transactions LBO. Alors qu’auparavant l’objectif sur les dossiers était de minimiser les covenants ou le coût – pourtant très faible – de la dette, il faut maintenant composer avec un financement moins accessible et plus cher. La dette bancaire est devenue rare pour financer les opérations mid cap. Seul le marché unitranche reste partiellement ouvert. Les transactions LBO de plus de 500 millions d’euros sont quasiment toutes repoussées… et ce phénomène touche à présent les opérations de taille inférieure.
Lorsque le financement est disponible, le coût de la dette LBO a été multiplié par plus de deux en moyenne. L’impact sur les niveaux de levier, et donc sur les niveaux de valorisation, est mécanique.
A noter que si quelques acteurs réfléchissent à la mise en place de solutions de « bridge to equity », cela reste à observer en pratique. A l’inverse, de gros fonds ont, pour le moment, décidé de poser leur stylo. Le marché est donc grippé.
Nicola Di Giovanni, associé, Skadden : Je pense que le plus parlant est de prendre un exemple : ces dernières semaines, notre équipe parisienne a été mandatée sur un dossier large cap pour un fonds d’investissement. La due diligence était lancée, les conseils mobilisés. L’opération vient d’être suspendue afin de permettre la réévaluation de la structure financière, notamment la structure de la dette, pour tenir compte des conditions de marché.
Olivier Boyadjian, président, HIG Capital France : C’est en effet un bon exemple qui risque malheureusement de se répéter dans les prochains mois. Nous réalisons le plus souvent des opérations de « leverage buy out », et quand le « leverage » se raréfie, comme pour l’immobilier, le nombre de transactions diminue ou, à tout le moins, prend plus de temps pour se réaliser.
Edoardo Fracchia, associé, Lauxera Capital Partners : De nombreux dossiers de vente sont également mis sur pause, y compris dans notre domaine de la santé, alors qu’ils concernent des entreprises de qualité et qu’il s’agit d’un segment très résilient. Cela peut s’expliquer par un manque de financement, mais aussi par le fait que les comparables cotées ont baissé au cours des six derniers mois, ou encore du fait que le niveau d’EBITDA commence à souffrir de l’environnement macroéconomique actuel.
Stéphanie Frachet, associée, Capza : Sur le mid cap, le marché reste encore relativement ouvert. Les fonds de dette privée sont actifs et prennent le relai des banques pour financer les opérations. En revanche, les processus d’enchères tendent à se rallonger, avec des phases de due diligence plus longues pour permettre aux acheteurs de se forger une conviction. De même, ils sont globalement moins concurrentiels, dans la mesure où beaucoup de fonds ont été très actifs à l’achat au cours des derniers mois et sont en phase de « digestion » de ces acquisitions.
«Nous devrions voir beaucoup moins d’offres préemptives, pour revenir sur des processus plus classiques et des due diligences financières et juridiques plus approfondies.»
Les valorisations ont-elles fortement chuté ? On imagine qu’elles sont plus complexes à établir dans ce contexte.
Olivier Boyadjian : La difficulté est d’arriver à estimer la trajectoire future de l’entreprise, car l’environnement est très incertain, et de trouver un point de rencontre entre acheteurs et vendeurs. Si l’on ne parvient pas à retrouver un équilibre, les prix devraient mécaniquement baisser. La confiance de l’acheteur reste clé dans sa décision d’investir dans une opération. Nombre d’entre eux préfèrent pour l’instant demeurer attentistes. Certains, néanmoins, réalisent toujours des opérations, mais en attendent un « reward » plus élevé, du fait d’un risque conjoncturel accru, ce qui exige une analyse très fine des dossiers.
David Benin : Pour l’instant, l’impact sur les prix n’est pas significatif et je n’anticipe pas dans l’immédiat une forte baisse des valorisations. Les vendeurs s’interrogent plutôt sur l’opportunité de céder ou non leurs actifs. Les six prochains mois devraient être marqués par une chute du nombre d’opérations.
Stéphanie Frachet : Je pense que cet attentisme va durer car les fonds peuvent se permettre de décaler leurs événements de liquidité. Raison pour laquelle nous n’anticipons pas vraiment d’effondrement des valorisations, mais plutôt un ajustement, probablement de l’ordre de 10 à 15 % sur les actifs de qualité dans les prochains douze à dix-huit mois, accompagné d’un phénomène de « flight to quality ». Les investisseurs sont à la recherche d’entreprises suffisamment résilientes dans le contexte très incertain d’aujourd’hui, bénéficiant d’une bonne, ou du moins de la meilleure visibilité possible sur le futur. Et c’est loin d’être le cas pour toutes !
Nicola Di Giovanni : Il est encore tôt pour se prononcer quant à l’impact sur les valorisations. Les bons actifs s’échangeront toujours avec de très bonnes valorisations. La valorisation des actifs de moins bonne qualité devrait être plus impactée. Par ailleurs, les acteurs du private equity ont développé des outils alternatifs dont font partie les fonds de continuation, leur permettant de conserver des actifs plutôt que de les céder à un prix réduit.
Finalement, la véritable évolution porterait plus dans la façon d’aborder les deals que sur les valorisations ?
Edoardo Fracchia : Tout à fait. Les analyses préalables sont déjà beaucoup plus longues, avec parfois jusqu’à six mois de travail en amont avant le démarrage d’un process de vente. Chez Lauxera, beaucoup d’attention est portée vers l’impact de l’inflation sur les salaires, à la gestion des sujets RH, aux effets de contraction à l’œuvre sur les supply chains, etc. Parfois, surtout sur des dossiers de large cap où le financement est très asséché, nous observons une augmentation des deals minoritaires pour faire rentrer un tiers, ancrer une valorisation et dynamiser le portefeuille.
Nicola Di Giovanni : Avant de présenter un dossier en comité d’investissement, l’investisseur va s’assurer d’avoir une conviction forte, avec un regard attentif sur la solidité de l’EBITDA. Nous devrions voir beaucoup moins d’offres préemptives, pour revenir sur des processus plus classiques et des due diligences financières et juridiques plus approfondies. Le partage du risque, l’earn out, pourrait aussi être plus largement plébiscité, et certaines clauses spécifiques de crédit vendeur ou de mise en place de garanties pourraient revoir le jour. La stipulation de conditions suspensives de financement ne devrait plus être un débat.
David Benin : Les processus de cession sont de plus en plus ciblés, avec des acheteurs triés sur le volet, qui ont le plus souvent travaillé en amont des opérations, ce qui ne les empêche pas d’effectuer des due diligences particulièrement fouillées. A noter que les acquéreurs stratégiques se montrent à nouveau très actifs en Europe afin de tirer avantage de leur capacité de financement, de taux de change attractifs pour les acheteurs situés en zone dollar et de la disparition partielle de la concurrence des fonds d’investissement.
Les fonds de private equity s’adaptent à ce nouvel environnement en se montrant beaucoup plus sélectifs sur les sous-jacents (secteur, résilience, croissance, marge) et avec des attentes de retour sur investissement revues à la hausse. L’agilité est aussi de mise avec des opérations de gré à gré et des rapprochements entre participations. Il est toujours plus facile de trouver un accord sur une valorisation relative et sur des échanges de papier que sur une valorisation absolue et une opération impliquant du cash out.
Olivier Boyadjian : On en revient à la façon d’aborder les dossiers d’acquisition. Chez HIG, nous avons une habitude historique des dossiers requérant des analyses particulièrement fines. Ces dernières années, les conseils M&A des vendeurs nous indiquaient souvent que nous demandions beaucoup d’informations, voire posions « trop » de questions, par rapport à nos concurrents. Depuis quelques mois, ces mêmes conseils nous félicitent pour la pertinence de nos analyses, gage de notre capacité à continuer de réaliser des transactions dans l’environnement chahuté actuel.
Stéphanie Frachet : Dans ce contexte, encore plus que d’habitude, chez CAPZA, nous privilégierons l’effort sur les actifs que nous connaissons bien, ou sur lesquels nous avons un angle fort, soit par la connaissance du secteur, soit par une relation déjà établie avec le management, soit par une capacité à structurer la transaction de manière flexible (large palette d’instruments) et à offrir un risque rendement attractif pour les LPs.
Nous effectuons également, en amont des transactions, des études sur les stratégies de croissance externe et d’internationalisation. Avec des équipes d’investissement présentes en Italie, Espagne, Allemagne et aux Pays-Bas, le modèle de plateforme européenne de CAPZA constitue un véritable atout pour des ETI françaises qui souhaitent se développer en Europe.
Bien connaître les actifs et anticiper, c’est le meilleur moyen de se prémunir, autant que possible, des incertitudes liées à la macroéconomie.
«Parfois, surtout sur des dossiers de large cap où le financement est très asséché, nous observons une augmentation des deals minoritaires pour faire rentrer un tiers, ancrer une valorisation et dynamiser le portefeuille.»
Ce retour à la norme sera-t-il durable ? On a l’impression que les crises successives n’empêchent en rien la survenue de nouveaux excès. D’ailleurs, sommes-nous dans une situation comparable à la période 2009-2012 ?
Stéphanie Frachet : La situation est très différente de celle de la crise de 2008 et des années qui ont suivi. Outre le fait que cette crise était avant tout financière, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, le redémarrage postcrise avait été rapide et avait bénéficié d’un effet de traction de la part de pays comme la Chine et les Etats-Unis. Un tel effet n’est absolument pas à l’œuvre à l’heure actuelle, où nous faisons face à des effets cumulatifs, avec des facteurs de crise très nombreux.
Nicola Di Giovanni : En effet, la situation actuelle est peu comparable à celle connue pendant la crise précédente sur la période 2009-2012, qui était essentiellement financière et a donc impacté principalement les acteurs du monde de la finance. La crise actuelle est plus transversale et économique, et a été générée par d’autres facteurs (Covid, guerre en Ukraine…). Le private equity est une véritable industrie qui, pour des raisons évidentes, retient aujourd’hui une approche précautionneuse, mais qui s’adapte et sera en mesure de réagir une fois la situation stabilisée.
L’investissement en private equity ne se limite pas à la réalisation d’opérations d’achat ou de vente : il implique aussi la gestion de portefeuille. Quels sont les effets de la crise sur ce pan d’activité ?
Olivier Boyadjian : Dans les périodes fastes, les fonds ont naturellement tendance à accélérer le rythme de leurs investissements et, de fait, à déléguer en partie les analyses qu’ils avaient historiquement l’habitude de réaliser en interne. La crise rappelle à quel point il est important de rester sur notre cœur de métier, avec des équipes internes pluridisciplinaires expérimentées bénéficiant de fortes expertises sectorielles. La connaissance fine des sous-jacents est indispensable et va devenir un véritable facteur différenciant entre les fonds.
Stéphanie Frachet : La période que nous traversons nous ramène au cœur de notre métier, qui est l’accompagnement actif des entreprises et la création de valeur, au cœur de la culture chez CAPZA. Au-delà des stratégies classiques de « buy and build », nous travaillons en profondeur le positionnement de nos entreprises en portefeuille, leur stratégie commerciale et de prix pour résister à l’inflation, la résilience opérationnelle, leur gestion RH face à la tension sur les ressources, ou encore leur stratégie de développement durable pour pérenniser et décarboner leur modèle. C’est d’ailleurs cette gouvernance forte propre au non-coté qui permet une telle implication et réactivité.
David Benin : Certaines sociétés offrent aujourd’hui une croissance organique inférieure à l’inflation. Il est nécessaire de s’interroger sur la capacité des entreprises à répercuter l’inflation sur leurs prix de vente non pas une fois mais de manière répétée. Ce qui n’est pas simple, même quand ces augmentations de prix sont prévues contractuellement. Par ailleurs, peu de managers ont connu un contexte économique inflationniste, qui a disparu de France depuis les années 1990. De nombreux modèles d’affaires vont devoir être modifiés en profondeur. Cela soulève également la question de la temporalité : la crise actuelle a accentué l’urgence de certains besoins profonds de transformation, parfois difficilement gérables sur la durée de vie d’un LBO. Par exemple, la transformation d’activités polluantes, comme la chimie ou le plastique qui sont aujourd’hui délaissés par le private equity sous la pression des LPs alors qu’ils sont (et resteront) essentiels pour l’économie et notre souveraineté. La transformation « brown to green » de ces secteurs est clé, mais exige une temporalité plus longue.
«La connaissance fine des sous-jacents est indispensable et va devenir un véritable facteur différenciant entre les fonds.»
Justement, à quel point l’Etat peut-il orienter l’investissement dans le private equity ? Quels secteurs vont être privilégiés ?
Nicola Di Giovanni : Dans un environnement incertain, l’Etat va être de plus en plus vigilant vis-à-vis des acteurs qui vont réaliser les opérations et des actifs concernés, selon qu’ils soient stratégiques ou non pour l’économie française. D’ailleurs, on observe un élargissement de la notion de secteur sensible et donc du contrôle des investissements étrangers. Le dilemme entre la souveraineté et l’attractivité des investissements étrangers reste toutefois un sujet qui fait déjà l’objet d’un examen minutieux et qui englobe à la fois des dimensions juridiques, politiques et économiques.
Edoardo Fracchia : Dans la santé, nous observons une réelle volonté de l’Etat d’investir davantage pour favoriser certains secteurs, je pense notamment au bioprocessing ou encore à la cybersécurité, où des filières nationales sont poussées à émerger et à se positionner en acteurs nationaux de taille.
On peut donc s’attendre à ce que le profil des portefeuilles détenus par les fonds évolue ?
Nicola Di Giovanni : Je pense que l’évolution des portefeuilles des fonds va notamment être portée par la multiplication des opérations de build-up, car l’environnement y est favorable. La priorité sera donnée aux sociétés qui auront démontré la résilience de leur modèle aux différentes crises. On constate aussi une implication d’autant plus accrue des fonds dans les opérations d’acquisitions réalisées par les sociétés de portefeuille.
Stéphanie Frachet : La crise peut offrir des opportunités en matière de consolidation pour les entreprises en portefeuille, dès lors qu’elles bénéficieront elles-mêmes d’un socle suffisamment solide pour financer ces acquisitions et les intégrer.
David Benin : Les fonds vont pousser les entreprises à se professionnaliser, à se doter d’une équipe en charge de la stratégie et du M&A. Même les industries cycliques offrent aujourd’hui des possibilités de build-up, car de réelles opportunités de consolidation y émergent. D’autant que certains dirigeants, fatigués par les crises successives, souhaitent se désengager.
Olivier Boyadjian : Nous devrions en outre assister à un accroissement des opérations de consolidation au niveau européen, ce qui donnera un avantage certain aux fonds multigéographie bénéficiant d’équipes implantées localement.
«Dans les conditions de marché actuelle, il est clé de concevoir des structures de deal plus flexible pour offrir un risque rendement attractif.»
Quelle perception les vendeurs ont-ils du marché ?
Olivier Boyadjian : Nombreux sont ceux qui demeurent portés par un réel optimisme post-Covid et continuent de profiter d’effets de rattrapage. Dans la distribution spécialisée, par exemple, certaines entreprises ont multiplié leur EBITDA par un facteur de 2 à 3 en l’espace de deux ans et demi, et restent confiantes quant au maintien des niveaux récemment atteints, ce que nous souhaitons tous.
Edoardo Fracchia : Dans la santé, nous ciblons souvent des entreprises familiales (deals primaires) ou des structures qui demandent un très fort apport opérationnel de la part des acheteurs. Ces structures exigent de notre part une connaissance du dossier de pair à pair (activité, stratégie, pricing, etc.) qui favorisent l’émergence des fonds sectoriels.
Nicola Di Giovanni : Les vendeurs s’adaptent eux aussi aux conditions du marché. Pour permettre le succès d’une opération et d’un processus de cession, ils doivent aider les acquéreurs, notamment sur les sujets de financement (staple financing).
«Les acquéreurs stratégiques se montrent à nouveau très actifs en Europe afin de tirer avantage de leur capacité de financement, de taux de change attractifs pour les acheteurs situés en zone dollar et de la disparition partielle de la concurrence des fonds d’investissement.»
Comment les LPs appréhendent-ils ce marché ? Quels segments privilégient-ils ?
David Benin : Toute une série de phénomènes poussent les LPs à temporiser. Ces derniers ont accru significativement leurs allocations en direction du private equity, qui ont mécaniquement augmenté en poids relatif du fait de la baisse de valorisation de beaucoup d’autres classes d’actifs. De plus, l’anticipation d’une durée de détention rallongée des actifs sous LBO leur fait anticiper moins d’argent à recycler sur les douze à dix-huit prochains mois. Enfin, la décorrélation perçue entre le niveau de valorisation dans les secteurs coté et non coté les interpelle.
On a aussi vu émerger des « continuation funds » qui permettent aux GPs, via l’investissement direct de LPs, de conserver la gestion d’actifs spécifiques au-delà des durées de détention moyennes. Cela peut aussi permettre aux fonds de private equity de ne pas extérioriser une plus-value en période de baisse des marchés sur un actif significatif du portefeuille. Toutefois, les LPs sont de plus en plus vigilants sur les valorisations à l’entrée de ces continuation funds.
Olivier Boyadjian : Les continuation funds ont jusqu’à présent été principalement utilisés pour transférer non pas un portefeuille d’investissements mais une participation donnée, considérée comme conjoncturellement illiquide. C’est donc, à mon sens, plutôt un outil de gestion temporelle d’investissement qu’une tendance de marché. Confiant dans notre marché, je ne pense pas que les continuation funds aient un réel avenir.
Stéphanie Frachet : Certes, les LPs ont beaucoup investi et ont ralenti leurs investissements. Cependant, il y a d’autres relais de croissance pour le private equity. Par exemple, le marché de la clientèle privée : on estime qu’à peine 2 à 3 % du marché des clients privés sont exposés au private equity, alors que la demande est là pour tout un segment de la clientèle « wealth » qui souhaite se diversifier dans un contexte de grande volatilité des marchés cotés. La réglementation évolue et on voit apparaître des véhicules adaptés à ce marché. D’autre part, les investisseurs institutionnels ont des poches de capital à déployer dans des stratégies à fort impact ESG, et il s’agit également d’une opportunité pour les fonds de private equity qui sauront développer des solutions correspondant à ces besoins.
Il faut également rappeler que, dans les contextes de volatilité extrême, le private equity demeure une classe d’actifs résiliente, diversifiante et beaucoup moins volatile. Et ce d’autant plus que les périodes de crise sont souvent celles des meilleurs millésimes pour les fonds – du moins pour les meilleurs d’entre eux –, et les LPs le savent.
Edoardo Fracchia : Le marché secondaire a toujours été très dynamique et en évolution perpétuelle. Il est très « créatif ». J’observe par exemple outre-Atlantique les « tender offers » monter en puissance et contribuer ainsi à alimenter ce marché avec de nouveaux moyens de diversification. Or beaucoup de continuation funds ont souffert d’un manque de diversification, avec une concentration autour d’un ou deux actifs. Autre point notable, on voit se développer en France, et en Europe, un marché déjà très mature aux Etats-Unis : le « GP stake » – il s’agit d’une prise de participation minoritaire dans une société de gestion. C’est une stratégie très intéressante car adossée à une classe d’actifs ayant une forte visibilité sur la performance financière de la cible (dix ans en moyenne). L’arrivée ou la création de ces acteurs va fortement contribuer à dynamiser notre marché.
Nicola Di Giovanni : On comprend donc que le raisonnement qui est en train de s’imposer chez les investisseurs est celui d’une spécialisation, une volonté de rentrer davantage dans l’actif, de disposer d’un élément différenciant, notamment dans les levées de fonds.
Stéphanie Frachet : Je crois en effet que la capacité de différenciation des acteurs du secteur va être clé. Avoir un angle d’approche spécifique, être capable d’offrir une structure de deal plus flexible comme nous savons le faire, peut marquer la différence vis-à-vis des vendeurs et dirigeants. Je crois aussi que cette différentiation sera également valorisée par les LPs, car leur sélectivité vis-à-vis des GPs va s’accentuer.
Quel type de relation se dessine entre LPs et GPs ?
Stéphanie Frachet : Dans les périodes plus complexes comme aujourd’hui, les LPs vont valoriser les relations de partenariat avec les GPs et valoriser les GPs ayant prouvé leur capacité à traverser les cycles de marché avec rigueur et discipline. De même, la qualité de la relation, la transparence, la qualité du reporting et l’accompagnement du LP sont clés dans ces périodes incertaines. C’est là que le modèle de plateforme, avec une équipe solide de relations investisseurs à l’écoute des LPs, est un véritable atout.
Dans leurs processus de sélection, les LPs seront plus attentifs à la résilience des actifs et secteurs sous-jacents, et au track record des équipes sur leurs marchés.
Edoardo Fracchia : Je partage cette vision, notamment concernant le virage pris par la communication avec les LPs et l’importance accrue de la transparence et de la proactivité. Je pense d’ailleurs que cela date de la Covid plus que de la conjoncture économique actuelle, où face à un « black swan event » les GPs ont dû apprendre la communication de crise et relater en temps quasi réel l’information avec leurs clients. C’est en effet à cette période que nous avons lancé Lauxera Capital Partners et, dès le départ, cette exigence de transparence a été très élevée, car nous avons une approche très « client centric ». Évidemment, c’est en partie lié au fait que nous étions un « first time fund », qui plus est spécialisé sur un seul secteur. Néanmoins, dans l’ensemble, les fonds vont devoir se montrer beaucoup plus proactifs en matière de communication tant sur le portefeuille que sur la vie de la société de gestion.