Les discussions portant sur la valeur locative d’un bien immobilier sont fréquentes et peuvent s’avérer complexes. Si la jurisprudence retient le principe, classique en la matière, que cette valeur doit être fixée par référence à la valeur locative de biens comparables, son application pratique recèle de nombreuses difficultés.
Passons sur les questions récurrentes de prise en compte des particularités des biens concernés (état, localisation ou vue spécifique, etc.) et leur incidence sur l’appréciation de la comparabilité tout en relevant que certaines caractéristiques des biens retenus comme « comparables » ne sont, sauf exception, pas connues.
Il demeure que certains biens sont difficilement comparables en raison de leurs caractéristiques ou de l’insuffisance d’un marché locatif de référence.
Cette circonstance a conduit à un contentieux fiscal spécifique, ancien mais toujours d’actualité, vraisemblablement guidé par la « nécessité » de permettre à l’administration de corriger des situations jugées critiquables lorsqu’elle ne dispose pas – de son propre aveu – de références suffisantes.
Si plusieurs situations peuvent donner lieu à discussion s’agissant de l’importance des loyers, la plus fréquente est celle de la mise à disposition d’un bien immobilier au profit d’associés, dirigeants ou personnes liées ou présumées telles.
De longue date (1), le juge de l’impôt a admis que l’Administration puisse dans de telles circonstances déterminer la valeur locative en appliquant à la valeur vénale (elle-même estimée par recours à des comparables plus ou moins nombreux et pertinents) un taux de rendement théorique ; plusieurs décisions ont ainsi admis de retenir un taux généralement compris entre 3 % et 4 %, voire 5 % (2).
On soulignera que ces affaires portaient initialement sur des périodes anciennes –antérieures à 2000 – et l’on peut supposer que les taux retenus et admis aient été implicitement fixés à des seuils significativement inférieurs aux taux moyens de rendement constatés sur ces périodes pour « compenser » le caractère particulièrement forfaitaire de la méthode.
Mais depuis une quinzaine d’années, cette jurisprudence a conduit à des dérives résultant de la tentation pour l’administration fiscale d’appliquer la méthode précitée en retenant des taux de même importance alors que les taux de rendement réels se sont effondrés et que les prix de l’immobilier se sont quant à eux globalement envolés.
L’administration fiscale tente ainsi depuis plusieurs années d’opposer les décisions antérieures comme ayant validé, sur le plan juridique, des taux de rendement de 3 % ou 4 % en omettant le fait que le taux de rendement relevait de circonstances de fait et non d’une règle de principe.
Heureusement, dans des décisions récentes, le juge de l’impôt a retenu plusieurs conclusions qui devraient conduire à des positions davantage pragmatiques.
Ces décisions portent à la fois sur la charge de la preuve (1) et sur la détermination de la valeur locative (2).
Sur la charge de la preuve
Par exception au principe de liberté de gestion des entreprises, le Conseil d’Etat a reconnu à l’administration fiscale la faculté d’écarter les conséquences sur le résultat fiscal des entreprises de décisions qui leur étaient préjudiciables, à condition de démontrer cumulativement l’appauvrissement de l’entreprise et l’intention d’agir contre son intérêt et dans l’intérêt exclusif d’un tiers (3).
Si l’administration fiscale a été dispensée d’établir l’élément intentionnel lorsqu’il est présumé en présence d’une relation d’intérêts entre les parties concernées ou pour certains actes dont la nature conduisait à renverser la charge de la preuve (abandons de créances ou prêts sans intérêts), l’Administration a également et plus récemment été dispensée d’apporter la preuve de l’élément intentionnel en cas de cession d’éléments de l’actif immobilisé (4).
L’administration fiscale n’hésitait pas jusqu’alors à « présumer » de relations d’intérêts non établies pour se dispenser, dans certaines circonstances et sans motif valable, d’une telle démonstration. Elle s’est désormais prévalue de cette jurisprudence pour opposer aux contribuables le fait que la seule démonstration de l’écart entre le loyer pratiqué et le loyer « de marché » déterminé par ses services mettrait à leur charge la preuve de l’existence d’un intérêt spécifique ou d’une contrepartie justificative.
Dans une première décision, le Conseil d’Etat a pourtant confirmé que le principe fixé par la décision précitée en matière de cession d’un élément de l’actif immobilisé n’était pas applicable à des opérations courantes portant sur la cession de stocks (5). Il n’était en effet pas illogique de solliciter de la part des entreprises une attention plus importante dans la réalisation d’opérations exceptionnelles que dans celles de leurs opérations courantes.
L’Administration se refusait généralement à en tenir compte dans les procédures portant sur la valeur locative de biens immobiliers. Mais dans une seconde décision « Société La Maisonnette » que nous reprendrons dans la dernière partie, le Conseil d’Etat réaffirme clairement que, s’agissant de la contestation d’une opération courante (loyer perçu à raison de la location d’un bien immobilier), l’Administration doit « établir les faits sur lesquels elle se fonde pour évoquer » le caractère anormal d’un acte en ce compris, comme l’exposait le rapporteur public dans cette affaire, la preuve de l’élément intentionnel.
Le Conseil d’Etat confirme ainsi clairement la nécessité pour l’Administration d’établir l’existence soit d’une relation d’intérêts, soit d’une intention d’avantager un tiers. A défaut de quoi les rehaussements devraient être considérés comme insuffisamment motivés.
Sur la valeur locative
S’agissant de l’utilisation par l’Administration de taux forfaitaires déterminés par la seule référence à des jurisprudences antérieures portant cependant sur des périodes ou des territoires très différents, certains juges du fond se montraient réticents à censurer cette pratique, y compris – dans certains cas – lorsque les propriétaires faisaient valoir des éléments (expertises, rapprochement avec des modes locatifs différents tels que les locations saisonnières, etc.) de nature à soutenir le caractère excessif du taux retenu.
Mais l’Administration ne procédant généralement à aucune motivation circonstanciée du taux de rendement appliqué, certaines juridictions ont accepté de retenir les éléments produits par les contribuables constatant cumulativement leur cohérence d’ensemble, l’absence de toute contradiction sérieuse et l’absence de toute justification pertinente du taux opposé.
L’argumentation de l’administration fiscale selon laquelle le contribuable ne pouvait utilement contester sa méthode et le taux de rentabilité qu’en se référant à des locations comparables dont l’inexistence ou l’insuffisance constituaient pourtant la justification du recours à sa méthode forfaitaire a ainsi été écartée.
En ce sens, la décision du Conseil d’Etat précitée du 8 mars 2021 vient confirmer très explicitement que la Cour aurait dû « rechercher si l’Administration démontrait elle-même que le taux de rendement de 4 % appliqué sur la valeur vénale de la villa pour déterminer sa valeur locative était pertinent, alors qu’il lui incombait d’établir le caractère anormalement bas du loyer consenti et que la société requérante soutenait que ce taux ne correspondait pas au rendement réel d’un immeuble » tel que celui en cause.
Le rapporteur public rappelle dans ses conclusions que l’Administration ne pouvait pas se contenter d’invoquer « une fourchette de taux de 3 % à 5 %, prétendument issue » de la jurisprudence et l’absence de contestation lors d’un précédent contrôle ou le rendement locatif local élevé (non étayé).
Les propriétaires immobiliers faisant l’objet de procédures portant sur la valeur locative de leurs biens disposent à ce jour, sur la base des dernières décisions rendues, d’arguments complémentaires pour combattre les valorisations davantage forfaitaires et parfois excessives.
1. Voir à titre d’illustration Conseil d’Etat, 3 mai 1989, n°78223.
2. Voir notamment, décision précitée ou décision de la cour Administrative d’Appel de Marseille du 18 juin 2013, n°10MA01250.
3. Voir notamment décision du 28 février 2001, n°199295.
4. Conseil d’Etat, 21 décembre 2018, n°402006.
5. Conseil d’Etat, 4 juin 2019, n°418357).