Alors que le volet Pilier 2 de la réforme de la fiscalité internationale engagée par l’OCDE est déjà une réalité pour un grand nombre de groupes multinationaux, l’avenir du Pilier 1 demeure toujours incertain.
Le 18 décembre 2023, un communiqué de presse de l’OCDE annonçait en effet un nouveau report de la date cible de finalisation du texte de la « Convention multilatérale pour la mise en œuvre du Montant A du Pilier Un », dont un projet consolidé avait été publié pour la première fois le 11 octobre 2023, après des années de travaux, consultations publiques et négociations entre les 145 pays membres du Cadre inclusif de l’OCDE. L’OCDE, qui espérait ouvrir à la signature la version finale de la Convention d’ici la fin de l’année 2023, avec pour objectif de rendre possible son entrée en vigueur à partir de 2025, repousse cette échéance à mi-2024 au plus tôt.
Pour mémoire, le Pilier 1, qui vise à résoudre les défis fiscaux posés par la numérisation de l’économie est composé de deux ensembles de mesures : (i) le Montant A, objet de la Convention multilatérale précitée et (ii) le Montant B qui ferait l’objet d’une simple transposition dans les Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert.
Le Montant A : un nouveau droit d’imposer une fraction forfaitaire des bénéfices des grandes multinationales les plus rentables conféré aux Etats de marché
La réforme, qui visait initialement les multinationales du numérique, a été progressivement élargie à tous les secteurs, à l’exception des activités extractives et des services financiers régulés. Dans un premier temps, seuls les groupes multinationaux réalisant un chiffre d’affaires consolidé de plus de 20 milliards d’euros et dont le taux de rentabilité excède 10 % entreraient dans le champ du Montant A. Selon les projections de l’OCDE, une centaine de groupes seraient concernés dans le monde, dont une poignée de groupes français. La réforme ne serait pas sans contreparties puisqu’elle serait accompagnée de l’abandon de l’ensemble des taxes sur les services numériques (« TSN ») telles que celles mises en œuvre par la France.
En pratique, 25 % du profit consolidé « résiduel » (soit la part excédant le seuil de 10 % de rentabilité) de ces 100 groupes serait attribués aux juridictions de marché, en fonction du chiffre d’affaires réalisé dans chacun de ces territoires. Les dernières projections de l’OCDE estiment cette assiette imposable, potentiellement déplacée, à environ 200 milliards de dollars. (1)
L’allocation du Montant A serait indépendante de la présence physique ou des activités exercées sur un territoire donné. La détermination des profits attribuables à ces activités continuerait d’être gouvernée par les Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert, l’allocation du Montant A venant en complément. Toutefois, il est prévu un régime de protection - le marketing and distribution safe harbor (« MSDH ») - pour les groupes dont
la politique de prix de transfert aboutit déjà à attribuer tout ou partie de leurs profits résiduels à leurs filiales de commercialisation, qui pourraient dans ce cas voir leur allocation de Montant A diminuée.
Les entités du groupe concerné, dont une part des bases imposables initialement imposée dans leur Etat de résidence serait réallouée aux juridictions de marché, bénéficieraient d’une élimination de la double imposition. Les « juridictions payeuses » de Montant A seraient ainsi désignées par rang de priorité parmi celles qui présentent un rendement sur amortissement et dépenses de personnel plus important que la moyenne du groupe.
Le Montant B : une harmonisation des règles de détermination des prix de transfert pour les activités de distribution locale « basiques »
Parallèlement à la mise en œuvre du Montant A, le Pilier 1 prévoit une simplification des méthodes d’évaluation des prix de transfert pratiqués à l’égard des filiales de distribution locale, afin de limiter la prolifération des litiges fiscaux en la matière. Le rapport sur le montant B a été publié par l’OCDE le 19 février 2024. Il est indiqué que le Cadre inclusif conclura ses travaux d’ici le 31 mars 2024 et tout ajout sera incorporé dans les Principes directeurs de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert.
Contrairement au Montant A, la simplification envisagée par le Montant B ne vise pas seulement les groupes multinationaux les plus grands et les plus rentables, mais l’ensemble des groupes exerçant une activité de vente en gros. Le Montant B serait applicable tant aux transactions réalisées par des filiales organisées sur un modèle de distributeur qu’à celles réalisées par des entités au statut d’agent ou de commissionnaire.
Seules seraient visées les activités de distribution « basiques » classiquement exercées par un distributeur (achat de biens en vue de leur revente, relation client, publicité, entreposage, …). Par ailleurs, le Montant B serait limité à la revente en gros de biens acquis en intragroupe, à l’exclusion des matières premières. Les activités de ventes au détail (à moins qu’elles soient accessoires) et les services (numériques ou non) seraient exclus. La section 3 du rapport du 19 février 2024 décrit et définit les caractéristiques des distributeurs entrant dans le champ d’application du montant B.
Afin de déterminer le niveau de profit à attribuer à ces filiales, l’utilisation de la méthode transactionnelle de la marge nette (MTMN) serait non seulement généralisée, mais standardisée. En pratique, une matrice de taux de marge opérationnelle cibles a été réalisée par l’OCDE à partir d’études de comparables réalisées sur les bases de données publiques couramment utilisées par les praticiens. En fonction de trois critères de classification, la marge d’exploitation de la filiale de distribution locale serait fixée à l’un des quinze taux de marge opérationnelle cible issus de cette matrice.
Prochaines étapes et perspectives
Les perspectives de mise en œuvre du Pilier 1 demeurent très incertaines. L’extrême complexité des règles relatives au Montant A n’est pas la seule difficulté à relever. Dès lors qu’une redistribution de bases imposables est en jeu, la recherche de compromis entre Etats aux intérêts parfois divergents s’avère délicate, si bien que sa mise en œuvre, initialement prévue en 2023, a été plusieurs fois repoussée. Le fait que les taxes sur les services numériques, e Montant A et le Montant B ne recouvrent pas les mêmes champs d’application ne facilite pas l’appréhension de la réforme par les différentes parties prenantes.
La convention multilatérale n’entrera en vigueur que si elle est adoptée par au moins 30 Etats représentant au moins 60 % des groupes concernés. L’adhésion des Etats-Unis, qui représente à eux seuls plus de la moitié des groupes concernés est donc cruciale, mais elle est loin d’être acquise. Dès la publication du projet de convention multilatérale, la Secrétaire du trésor Janet Yellen annonçait que les Etats-Unis n’étaient pas prêts à signer le projet en l’état, ainsi que la tenue d’une consultation publique de deux mois, achevée mi-décembre 2023. L’effectivité de l’abandon des taxes sur les services numériques par les Etats membres du Cadre inclusif, et de la sécurité juridique qui serait apportée par le Montant B, contreparties de la mise en œuvre du Montant A attendue par un certain nombre de parties prenantes, sont particulièrement débattues. Les contours et limites du marketing and distribution safe harbour semblent faire partie des autres points de crispation.
La mise en œuvre du Montant B, dont certaines parties prenantes lient le sort à celui du Montant A, demeure incertaine.
Les développements à venir, notamment la liste des juridictions à faible capacité, devront être suivis de près, car bien qu’incertaine, la réforme du Pilier 1 est susceptible d’avoir un impact majeur sur les politiques de prix de transfert des groupes multinationaux, y compris ceux qui ne seraient concernés que par le Montant B.
[1] Update to the economic impact assessment of pillar one, OECD Taxation Working Papers, 11 oct 2023