Par une décision du 21 décembre 20221, le Conseil d’Etat a précisé les conséquences d’une entrave à la liberté de circulation des capitaux au regard des dispositions de l’article 244 bis B du Code général des impôts (« CGI »), dans sa version antérieure à la loi du 19 juillet 20212, applicables aux plus-values de cession de valeurs mobilières par des non-résidents et le montant du dégrèvement dont doit bénéficier le contribuable.
Rappel des faits.
La société Runa Capital Fund I LP, société d’investissement en capital-risque, établie dans les îles Caïmans sous la forme de « limited partnership »3, avait pour activité la prise de participations au capital de sociétés.
À l’occasion de la cession globale de titres détenus par différents actionnaires d’une société française, la société a procédé à la cession de l’ensemble de ses actions en 2014, dégageant une plus-value nette de cession pour un montant de 1 939 472 € imposable conformément aux dispositions de l’article 244 bis B du CGI alors en vigueur à un taux de 45 %4, soit un prélèvement de 872 762 €.
La société a contesté ce prélèvement en soutenant qu’il était contraire au principe de libre circulation des capitaux (article 63 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne).
En l’absence de réponse de l’administration, la société a porté le litige devant le tribunal administratif de Montreuil qui a rejeté sa demande5 puis fait appel devant la cour administrative d’appel de Versailles6.
La cour a fait droit aux conclusions de la société en jugeant que les dispositions de l’article 244 bis B du CGI méconnaissaient le principe de libre circulation des capitaux dans la mesure où l’imposition mise à la charge de la société était d’un montant supérieur à l’imposition dont auraient été redevables les personnes morales ayant leur siège en France en application de l’article 219 du CGI, en application du régime des plus-values nette à long-terme prévoyant une exonération à hauteur de 88 %7.
La cour a ainsi prononcé la décharge de l‘imposition mise à la charge de la société, mais le ministre s’est pourvu en cassation devant le Conseil d’Etat, lequel était ainsi amené à répondre aux questions suivantes :
– est-il possible pour une société ayant son siège dans un territoire relevant des « pays et territoires d’outre-mer » (« PTOM ») de se prévaloir de la liberté de circulation des capitaux ?
– les dispositions de l’article 244 bis B doivent-elles être examinées au regard de cette liberté ou de la liberté d’établissement ?
– la clause de gel est-elle applicable si c’est la liberté de circulation des capitaux qui doit être prise en compte ?
– la restitution du prélèvement doit-elle être totale ou partielle ?
La décision du CE
Sur le premier point, le Conseil d’Etat, se référant à la jurisprudence de la Cour de justice8, a jugé qu’en l’absence de référence expresse aux mouvements de capitaux entre les États membres et les PTOM dans les traités sur l’Union européenne et sur le fonctionnement de l’Union européenne, les PTOM bénéficient de la libéralisation des mouvements de capitaux prévue à l’article 63 du traité de fonctionnement de l’Union européenne (« TFUE ») en qualité d’États tiers.
Sur le deuxième point, le juge de cassation a rappelé que, toujours selon la jurisprudence de la Cour de justice, lorsqu’est en cause la cession par un investisseur établi dans un pays tiers d’une participation dans une société résidente d’un Etat membre, si la législation nationale ne s’applique pas exclusivement aux situations dans lesquelles l’investisseur exerce une influence décisive sur la société, cette législation doit être appréciée au regard des stipulations de l’article 63 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne relatives à la libre circulation des capitaux9. L’article 244 bis B ne s’appliquant pas seulement aux actionnaires ayant le contrôle de la société cédée, un investisseur établi dans un pays tiers peut, indépendamment de l’ampleur de la participation qu’il détient dans la société cédée, se prévaloir de la liberté de circulation des capitaux afin de mettre en cause la compatibilité des dispositions de cet article avec le droit de l’Union.
La cession de droits sociaux par des personnes morales ayant leur siège hors de France étant clairement soumise à une imposition d’un montant supérieur à l’imposition dont auraient été redevables, pour cette même opération, les personnes morales ayant leur siège en France en application de l’article 219 du CGI, le ministre tentait d’opposer la clause de gel prévue à l’article 64 du TFUE, selon lequel « l’article 63 ne porte pas atteinte à l’application, aux pays tiers, des restrictions existant le 31 décembre 1993 en vertu du droit national ou du droit de l’Union en ce qui concerne les mouvements de capitaux à destination ou en provenance de pays tiers lorsqu’ils impliquent des investissements directs (…) ».
Toutefois le Conseil d’Etat a écarté cette argumentation par un raisonnement en deux temps. D’une part, il a relevé que l’article 244 bis B, qui ne concernait initialement que les entités assimilables à des sociétés de personnes soumises à l’impôt sur le revenu, n’a été étendue aux autres personnes morales qu’à compter du 2 janvier 1994 par l’article 43 de la loi du 30 décembre 1993 de finances rectificative pour 1993. D’autre part, il a écarté, une argumentation du ministre tirée de ce qu’une structure telle que la société Runa Capital Fund I LP aurait pu être soumise au prélèvement litigieux avant le 31 décembre 1993 en tant que société de personnes soumise à l’impôt sur le revenu, en jugeant que le taux d’imposition applicable au 31 décembre 1993 à des entités non résidentes assimilables à des sociétés de personnes soumises à l’impôt sur le revenu était le même que celui applicable à des sociétés de personnes établies en France de sorte qu’aucune restriction au sens de l’article 64 précité n’existait pour ces sociétés au 31 décembre 1993. La clause de gel ne pouvait donc pas jouer, la restriction aux mouvements de capitaux étant apparue après cette date.
La Haute Juridiction a ainsi confirmé la décision de la cour administrative d’appel quant à l’application du principe de liberté de circulation des capitaux au cas d’espèce. Elle a toutefois, précisé, et c’est sans doute le point le plus intéressant de sa décision, « qu’en s’abstenant de comparer la charge fiscale supportée respectivement par la société Runa Capital Fund LP et un contribuable résident de France placé dans une situation comparable afin de ne dégrever l’imposition en litige que dans la mesure nécessaire au rétablissement d’une équivalence de traitement, la cour a commis une erreur de droit » avant d’indiquer que le ministre était fondé à demander l’annulation de l’arrêt puisque ce dernier accorde une décharge de l’imposition excédant « ce qui était nécessaire au rétablissement d’une équivalence de traitement entre cette société et un contribuable résident de France placé dans une situation comparable ».
Les conclusions de Mme Emilie Bokdam-Tognetti, rapporteure publique, sont sur ce point brèves mais éclairantes. Elle considère que le ministre est fondé à soutenir que la cour a commis une erreur de droit en accordant la décharge intégrale du prélèvement au lieu de limiter la décharge au montant nécessaire pour assurer une équivalence de traitement, en se fondant sur la jurisprudence « National Pension Service » du Conseil d’Etat du 6 décembre 202110 qui prévaut, selon elle, sur une décision antérieure11 de la même juridiction, accordant un dégrèvement total du prélèvement de l’article 244 bis B, mais rendu dans des « circonstances très particulières », en réalité dans une situation où l’imposition avait été maintenue sur la base d’une instruction fiscale.
La Haute Juridiction avait en effet précisé, dans sa décision « National Pension Service » portant sur l’application de la retenue à la source prévue par les dispositions de l’article 112 bis du CGI au titre de dividendes distribués par une société française à un non résident, que, lorsqu’un contribuable non-résident conteste, au regard de la libre circulation des capitaux, « l’imposition à laquelle il a été assujetti sur ses revenus de source française, il convient de comparer la charge fiscale supportée respectivement par ce contribuable et un contribuable résident de France placé dans une situation comparable ».
Ainsi, le Conseil avait jugé que, « lorsqu’il apparaît que le contribuable non-résident a été effectivement traité de manière défavorable, il appartient à l’administration fiscale et, le cas échéant, au juge de l’impôt, de dégrever l’imposition en litige dans la mesure nécessaire au rétablissement d’une équivalence de traitement ».
La position du Conseil d’Etat semble ainsi désormais être de considérer que les dégrèvements demandés par des contribuables non-résidents sur le fondement d’une différence de traitement doivent en principe être limités à la différence entre le montant de l’imposition contestée et celle qu’aurait supportée un contribuable établi en France et placé dans une situation comparable.
On notera que des dispositions ont récemment été introduites par le législateur dans le CGI pour limiter l’atteinte à la liberté de circulation des capitaux susceptible de résulter de l’application du prélèvement prévu par les dispositions de l’article 244 bis B du CGI. L’article 2 de la loi n° 2021-953 du 19 juillet 2021 de finances rectificative pour 2021 a en effet mis en place une procédure permettant à certaines sociétés étrangères12 d’obtenir la restitution de la part de prélèvement qui excède l’impôt sur les sociétés dont elles auraient été redevables si leur siège social avait été situé en France à compter des cessions réalisées à partir du 30 juin 2021. Les restrictions apportées par le législateur à ce droit à restitution apparaissent difficilement compatibles avec ce que le Conseil d’Etat a jugé dans la décision commentée.
En pratique, pour donner suite à la décision du Conseil d’Etat, les contribuables qui ne seraient pas en mesure de bénéficier de ces procédures récentes et ceux qui auraient acquitté le prélèvement prévu par les dispositions de l’article 244 bis B au titre de cessions réalisées entre le 1er janvier 2021 et le 30 juin 2021 seraient fondés à réclamer la restitution partielle de ce prélèvement dans le délai prévu par les dispositions de l’article R 196-1 du livre des procédures fiscales.
1. Conseil d’Etat, 21 décembre 2022, Ministre de l’économie, des finances et de la relance c/ Sté Runa Capital Fund I LP, 9ème et 10ème chambres réunies, n° 447568, publiée au recueil Lebon, Feuillet Rapide 5/23, n°1 « Cession de participations substantielles et liberté de circulation des capitaux » par D. Gutmann et S. Austry.
2. Afin de mettre en conformité le prélèvement prévu à l’article 244 bis B du CGI avec le droit de l’Union européenne, l’article 2 de la loi de finances rectificative pour 2021 a notamment inscrit dans la loi le dispositif permettant à certaines personnes morales d’obtenir la restitution de la part de prélèvement qui excède l’impôt sur les sociétés dont elles auraient été redevables si leur siège avait été situé en France.
3. Proche d’une société à responsabilité limitée en droit français.
4. Taux applicable en 2014 ; ce dernier étant désormais fixé au taux de l’impôt sur les sociétés à un taux de 25 % pour les personnes morales.
5. TA Montreuil 26-6-2018 n 1700014, Sté Runa Capital Fund I LP : RJF 1/19 n 112.
6. CAA Versailles 20-10-2020 no 18VE03012 ; RJF 2/21, n°220 et conclusions du rapporteur public Julien Illouz.
7. Soit une imposition théorique de 4 %, i.e., 12 % x le taux de l’impôt sur les sociétés 33,1/3 %.
8. CJUE 5-5-2011 aff. 384/09, Prunus SARL et Polonium SA : RJF 7/11 n° 910.
9. CJUE 13-11-2012, Test Claimants in the FII Group Litigation, C-35/11 : RJF 3/13 n° 369.
10. Conseil d’Etat 6 décembre 2021, National Pension Service, n° 433301, p. 360, RJF 2/22 n° 126, concl. C. Guibé C126.
11. Conseil d’Etat 28 septembre 2020, Société AVM Holding International, n°421524.
12. La restitution partielle peut être demandée par les personnes morales ou organismes dont le siège social, quelle qu’en soit la forme, est situé dans un État membre de l’UE ; un État partie à l’accord sur l’EEE ayant conclu avec la France une convention d’assistance administrative en vue de lutter contre la fraude et l’évasion fiscales (Islande, Norvège, Liechtenstein) ou un État ou territoire ayant conclu avec la France une convention fiscale qui contient une clause d’assistance administrative en matière d’échange de renseignements et de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, sous réserve que les personnes morales ou organismes ne participent pas de manière effective à la gestion ou au contrôle de la société dont les titres sont cédés.