Alors même que plusieurs Etats, à l’instar de la France par la loi de finances pour 20241, ont adopté en 2023 le Modèle de Règles GloBE pour une application en 2024 (1) le Cadre inclusif OCDE/G20 peaufine encore sa copie. Ainsi, en 2023, trois jeux d’instructions administratives ont été publiés en février (2), juillet (3) puis décembre (4) 2023 précisant, voire sur certains points, modifiant le dispositif GloBE. La tâche est probablement inachevée tant les questions restant en suspens sont encore nombreuses (2).
1. Pilier 2 devient une réalité mondiale …
Dans l’histoire de la fiscalité internationale, 2024 restera l’année au cours de laquelle une législation négociée à 136 pays a été mise en œuvre ou au moins adoptée par un nombre significatif d’Etats. A l’heure où nous écrivons ces lignes ce ne sont pas moins de 26 Etats (5) qui ont intégré à compter de 2024 le Modèle de Règles dans leur législation nationale ou, à défaut, ont introduit un impôt complémentaire national (6). Le Modèle de Règles est par ailleurs en cours d’adoption dans une vingtaine de pays.
L’objectif de Pilier 2 et l’effet incitatif du dispositif chers à ses concepteurs seraient-ils en train de prendre forme ?
A l’échelle de l’Union européenne, 187 des 27 Etats membres ont transposé dans les temps la Directive (UE) 2022/2523 du Conseil du 14 décembre 2022 (8) (directive dite Pilier 2) dont le délai de transposition expirait le 31 décembre 2023. Les Etats membres récalcitrants se sont déjà fait rappeler à l’ordre : la Commission européenne a ouvert une procédure d’infraction formelle (9) à l’encontre des 5 Etats membres retardataires (10) mais aussi des 411 Etats membres sur 512 ayant usé de la faculté de report (conditionnée à la présence d’un maximum de 12 entités mères ultimes sur leur territoire) de l’entrée en vigueur prévue par l’article 50 de la directive sans toutefois exonérer ces Etats de l’obligation de transposer la plupart des dispositions de la directive.
En France, le législateur a transposé la directive Pilier 2, via la loi de finances pour 2024, qui est codifiée dans le code général des impôts à la suite du chapitre consacré à l’impôt sur les bénéfices des sociétés dans un nouveau chapitre (« Imposition minimale mondiale des groupes d’entreprises multinationales et des groupes nationaux ») positionné aux articles 223 VJ et suivants.
Sur la forme, le texte français se distingue de la directive dans les termes usités notamment en ce qui concerne les termes à consonnance comptable et d’autres concepts GloBE qui sont adaptés (ainsi les « juridictions » deviennent des « Etats ou territoires », les « entités transparentes localement (13) » deviennent des « entités interposées »).
Sur le fond, plusieurs remarques ou constats peuvent être formulés.
Le premier est que la France a opté pour la mise en place d’un impôt complémentaire national (qui se veut qualifié). Cela signifie que la France s’arroge la priorité d’imposition notamment, par exemple, lorsqu’un groupe étranger s’implanterait sur le territoire français et y serait effectivement imposé à un taux inférieur à 15 % (ce qui peut malgré les apparences survenir dans certaines situations !).
Le deuxième concerne les régimes de protection temporaires (dont les plus connus permettent de réputer nul l’impôt complémentaire sur la base de tests réalisés à partir, notamment, des données issues de la déclaration pays-par-pays (15) - plus couramment désignée sous son acronyme anglo-saxon CbCR (16) qui ont été publiés par le Cadre inclusif pour certains au même moment que la directive et pour d’autres postérieurement. Ils ont été intégrés en droit français comme paraît le requérir, à première lecture, la directive. L’intégration en droit français est parfois imparfaite. C’est notamment le cas pour le test du taux effectif d’imposition simplifié pour lequel aucune neutralisation dans le résultat comptable avant impôts des moins-values latentes nettes sur titres de participation de plus 50 millions d’euros n’est requise, alors qu’il s’agit pourtant d’un des principaux ajustements du bénéfice avant impôts reporté dans le CbCR.
Le troisième, plus sensible, concerne les commentaires du Modèle de Règles et, surtout, les instructions administratives publiées par le Cadre inclusif et qui sont toutes postérieures à la directive. La France a « transposé » en grande partie celles de février 2023 et dans une moindre mesure celles de juillet 2023 mais aucunement celles de décembre.
Selon l’administration (17), l’absence de reprise dans la loi de finances pour 2024 des éléments du Commentaire (18) publié en mars 2022 et/ou des Instructions administratives s’expliquerait par des questions de calendrier et/ou des questions de niveau normatif (19). La volonté de la France serait bien d’en reprendre l’intégralité au niveau normatif pertinent.
Les précisions relevant du niveau législatif devraient être intégrées dans un véhicule législatif à venir là où les précisions de niveau infra-législatif feraient l’objet de textes règlementaires et/ou de commentaires dans un BOFIP dédié.
2. … toujours en construction
L’année 2023 s’est achevée avec le désormais traditionnel « cadeau » de Noël du Cadre inclusif20 sous la forme d’un nouveau jeu d’instructions administratives, venu compléter le Modèle de Règles tel qu’interprété par le Commentaire et les publications de février (21) et juillet (22) 2023.
Un constat s’impose : la complexité du Modèle GloBE génère des précisions de nature itérative.
Si les instructions de juillet 2023 avaient paru relever du domaine de la précision en comparaison avec celles publiées en février 2023, les instructions de décembre 2023 montrent que le Modèle de Règles lui-même est encore susceptible d’évolution et ce jusqu’à son champ d’application. Ainsi certains groupes qui avaient pu s’estimer hors du champ d’application du régime, se trouvent rattrapés par une modification de la notion de chiffre d’affaires (23).
Les difficultés d’application et d’interprétation du Modèle de Règles se révèlent à l’usage au gré de son appréhension par les groupes et les administrations (et probablement aussi par l’OCDE), ce qui nécessite de traiter les difficultés systémiques, sectorielles et les cas particuliers…. Ajoutons à cela que des précisions seraient parfois nécessaires pour assurer aux contribuables une certaine sécurité juridique.
Citons pêle-mêle l’épineuse question de savoir ce qu’est un CbCR « qualifié » (ce qui ne nous semble toujours pas limpide), nouveau sésame pour faire l’économie d’un calcul complet de taux effectif d’imposition, la gestion des divergences de dates de clôture ou de monnaie de fonctionnement au sein d’un même groupe d’entités multinationales, l’alignement du traitement des instrument de couverture sur le sous-jacent, le traitement des provisions pour les compagnies d’assurances….
Le dispositif Pilier 2 est donc toujours en construction malgré sa mise en œuvre dans plusieurs pays. Comme le souligne le rapport de la Commission des finances du Sénat (24), l’intégration de certaines dispositions de ces instructions ne va pas sans poser de difficultés sur le plan juridique. La France, comme probablement les autres Etats membres ont probablement préféré prendre le risque d’une incompatibilité des textes de transposition plutôt que de risquer la disqualification du système par le Cadre inclusif. En effet, si un Etat ne suit pas le Modèle de Règles, l’impôt minimum qu’il prélève pourrait ne pas être reconnu comme un impôt minimum par les autres Etats lesquels pourraient alors imposer les mêmes bénéfices insuffisamment imposés. Ils ont pu être confortés dans leur choix par la position de la Commission européenne qui a estimé, le 9 novembre 2023, que les régimes de protection de décembre 2022 et les instructions administratives de février et juillet 2023 étaient compatibles avec la Directive Pilier 2.
Avec le temps la problématique changera de nature. En effet, si les modifications apportées par les instructions administratives de 2024 dans le système français pourraient probablement produire des effets y compris sur 2024 (en s’abritant derrière la petite rétroactivité), celles qui seront publiées à compter de 2025 poseront la problématique supplémentaire de leur possible rétroactivité en fonction de leur date d’effet.
1. Article 33 de la Loi n° 2023-1322 du 29 décembre 2023 de finances pour 2024.
2. OECD (2023), Tax Challenges Arising from the Digitalisation of the Economy – Administrative Guidance on the Global Anti-Base Erosion Model Rules (Pillar Two), OECD/G20 Inclusive Framework on BEPS, OECD, Paris. www.oecd.org/tax/beps/administrative-guidance-global-anti-base-erosion-rules-pillartwo.pdf.
3. OECD (2023), Tax Challenges Arising from the Digitalisation of the Economy – Administrative Guidance on the Global Anti-Base Erosion Model Rules (Pillar Two), July 2023, OECD/G20 Inclusive Framework on BEPS, OECD, Paris, www.oecd.org/tax/beps/administrative-guidance-global-anti-base-erosion-rules-pillar-two-july-2023.pdf.
4. OECD (2023), Tax Challenges Arising from the Digitalisation of the Economy – Administrative Guidance on the Global Anti-Base Erosion Model Rules (Pillar Two), December 2023, OECD/G20 Inclusive Framework on BEPS, OECD, Paris, http://www.oecd.org/tax/beps/administrative-guidance-global-anti-base-erosion-rules-pillar-two-december-2023.pdf.
5. Parmi les Etats tiers à l’Union Européenne : Corée du Sud, Japon, Liechtenstein, Norvège, Royaume-Uni, Suisse, Vietnam.
6. Suisse.
7. Allemagne, Autriche, Belgique, Bulgarie, Croatie, Danemark, Finlande, France, Hongrie, Irlande, Italie, Luxembourg, Portugal, République tchèque, Roumanie, Slovaquie, Slovénie, Suède.
8. Directive (UE) 2022/2523 du Conseil du 14 décembre 2022 visant à assurer un niveau minimum d’imposition mondial pour les groupes d’entreprises multinationales et les groupes nationaux de grande envergure dans l’Union.
9. European Commission - Infringements decisions Commission takes action to ensure complete and timely transposition of EU directives Brussels, 25 January 2024, INF/24/286.
10. Chypre, Espagne, Grèce, Pologne et Portugal
11. Estonie, Lettonie, Lituanie et Malte.
12. La Slovaquie ayant introduit un impôt national complémentaire nonobstant le report d’entrée en vigueur de la Directive.
13. « Flow-through entities ».
14. Et ce, quel que soit le mécanisme de collecte.
15. Déclaration prévue à l’aricle 223 quinquies C du code général des impôts.
16. Country-by-Country-Reporting.
17. Voir FRC 2/24, info n° 28.
18. OECD (2022), Tax Challenges Arising from the Digitalisation of the Economy – Commentary to the Global Anti-Base Erosion Model Rules (Pillar Two), First Edition: Inclusive Framework on BEPS, OECD Publishing, Paris, https://doi.org/10.1787/1e0e9cd8-en.
19. Informations corroborées par le rapport de la Commission des Finances du Sénat, n° 128, p. 257, selon lequel « ces éléments auront vocation, selon le niveau de norme requis en droit interne, à être intégrés dans un prochain véhicule législatif ou, lorsqu’ils relèvent de la précision technique, dans la doctrine administrative », y compris les futures instructions administratives du Cadre inclusif OCDE/G20.
20. L’OCDE ayant publié le Modèle de Règles en décembre 2021 et les régimes de protection et la déclaration d’information GloBE (GloBE Information Return) en décembre 2022
21. OECD (2023), Tax Challenges Arising from the Digitalisation of the Economy – Administrative Guidance on the Global Anti-Base Erosion Model Rules (Pillar Two), OECD/G20 Inclusive Framework on BEPS, OECD, Paris. www.oecd.org/tax/beps/administrative-guidance-global-anti-base-erosion-rules-pillartwo.pdf
22. OECD (2023), Tax Challenges Arising from the Digitalisation of the Economy – Administrative Guidance on the Global Anti-Base Erosion Model Rules (Pillar Two), July 2023, OECD/G20 Inclusive Framework on BEPS, OECD, Paris, www.oecd.org/tax/beps/administrative-guidance-global-anti-base-erosion-rules-pillar-two-july-2023.pdf.
23. Les instructions de décembre 2023 précitées nous apprennent notamment au 3.1 que le seuil de 750 millions d’euros de chiffre d’affaires déterminant l’entrée dans le dispositif pourrait inclure des éléments de revenus non comptabilisés en chiffre d’affaires.