Plus que jamais, la lutte contre les abus et l’absence d’imposition des profits des sociétés est une préoccupation centrale des politiques fiscales de beaucoup d’Etats. C’est dans ce contexte que les piliers 1 & 2 de l’OCDE, sur lesquels nous reviendrons pour détailler les principales évolutions, s’inscrivent. Si cette préoccupation nous paraît légitime, elle doit trouver une expression dans les législations nécessaires et ne portant pas d’atteintes disproportionnées aux droits des contribuables. Leur mise en œuvre doit être mesurée. Tant l’administration fiscale que les contribuables doivent distinguer les situations abusives de celles qui bien qu’optimisées sur le plan fiscal ne le sont pas, et les situations de double non-imposition illégitime de celles qui sont conformes à l’objet et au but des dispositions appliquées. Ainsi, convient-il de trouver le juste équilibre entre la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale et le respect du Droit. Plusieurs arrêts rendus ces derniers mois montrent que dans ce contexte, le juge de l’impôt veille et s’attache aux faits, au droit et non aux seuls impacts fiscaux de telle ou de telle structure juridique.
Le pilier 1 de l’OCDE, ambitieux projet d’instauration d’un nouveau droit d’imposer au profit des juridictions dites « de marché », a fait l’objet depuis 2015 de profondes évolutions (1) pour aboutir en octobre 2021 à une Déclaration signée par 137 pays (2). La solution finalement retenue, en combinaison avec le pilier 2, qui lui établit un niveau d’imposition minimum mondial (3), constituerait à terme une réforme profonde du système fiscal international.
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La lettre Gestion des Groupes internationaux - Avril 2022 • PDF • 2.03 Mo
Champ d’application et processus
La Déclaration de 2021 fixait finalement le périmètre des entreprises concernées par le pilier 1, à savoir les groupes :
– réalisant un chiffre d’affaires annuel consolidé supérieur à 20 milliards d’euros, et
– générant un bénéfice consolidé avant impôts excédant 10 % de leur chiffre d’affaires.
Elle figeait également les modalités générales du Montant A (4), le principal nouveau droit d’imposer, à savoir le partage avec les juridictions de marché sur lesquelles les groupes « opèrent », d’une portion (en l’occurrence 25 %) de leur profit consolidé excédant ledit taux de 10 %.
En février 2022, avec la publication de deux premiers projets de « Règles types » pour commentaires du public (5), l’OCDE inaugurait le processus de mise en œuvre effective du pilier 1, qui devrait en théorie s’appliquer dès 2023 (6).
Au-delà d’un simple questionnement du public à caractère exploratoire, ces premiers projets de « Règles types » semblent constituer une ébauche relativement aboutie de ce que seront les nouvelles normes, et apportent également un cadre au processus de mise en œuvre de ce nouveau droit d’imposer.
Les projets sont ainsi conçus et présentés comme devant constituer le socle de la future Convention multilatérale dédiée – visant à une mise en œuvre du pilier 1 élargie, homogène et rapide à l’international – ainsi que des nouvelles dispositions législatives nationales permettant l’application locale de ces nouvelles normes.
Enfin, la mise en œuvre du pilier 1 devrait faire l’objet d’une évaluation sept ans après son entrée en vigueur, ce qui, si le bilan est jugé positif tant sur le plan fiscal que sur le plan de la sécurité juridique, devrait conduire à un élargissement de son champ d’application par un abaissement du seuil de chiffre d’affaires requis de 20 milliards à 10 milliards d’euros.
Les projets de février 2022 abordés ci-après se concentrent sur les « Règles types » relatives à l’attribution du nouveau droit d’imposer (« lien » ou « Nexus »), à sa répartition (« source du chiffre d’affaires »), ainsi qu’à la détermination de la base d’imposition.
Le Nexus et la répartition du nouveau droit d’imposer (7)
Les « Règles types » et leurs notes explicatives, qui devraient former un corpus à caractère contraignant, confirment tout d’abord le critère commandant le Nexus, c’est-à-dire l’attribution du droit d’imposer. Il s’agit en l’occurrence des juridictions dans lesquelles le groupe considéré génère plus de 1 Me de revenus (8).
Il est précisé que lesdits revenus s’entendent des recettes tirées des transactions avec les tiers (9), dont les éventuelles problématiques liées à l’actuel libellé en monnaie unique devront être traitées dans le cadre de la future Convention multilatérale.
S’agissant de la répartition de ce nouveau droit d’imposer entre les différentes juridictions via les règles de la source des revenus, le projet précise et clarifie plusieurs modalités, au premier rang desquelles :
– la priorisation d’une approche transactionnelle, où pour une juridiction donnée, le chiffre d’affaires sera catégorisé en fonction de la nature et de la substance économiques de la ou des différentes sources de revenus, indépendamment de la forme juridique apparente (10) ; et
– le principe selon lequel l’intégralité des revenus du groupe devra être « sourcée », de sorte qu’une entreprise ne saurait s’abstenir d’allouer une catégorie de chiffre d’affaires au motif qu’aucun critère ou indicateur pertinent et « fiable » n’aurait été identifié. Cette disposition trouve un écho particulier notamment dans les cas où le groupe recourrait à des partenaires locaux ou régionaux indépendants, et disposerait donc de facto d’une information très limitée quant à la répartition effective des débouchés de ses produits et services.
Ces principes centraux étant posés, le projet nous semble établir à ce stade une hiérarchie des « Règles types » en établissant, dans un premier temps, une liste de différents critères d’allocation applicables à huit catégories différentes de revenus. Dans un second temps, si les indicateurs préétablis se trouvaient inapplicables (11), les contribuables pourraient recourir à des indicateurs transactionnels suffisamment « fiables » qu’ils auraient élaborés, ou à défaut et en dernier recours, à des clés de répartition globales.
Par ailleurs, l’étendue même de la liste des catégories et sous-catégories de revenus proposées ainsi que le nombre correspondant des critères d’allocation nous semblent témoigner de l’importance de l’accent mis sur l’approche transactionnelle. Sont ainsi notamment couverts : les ventes de produits finis, de produits digitaux, de composants, un large panel de services traditionnels, dématérialisés, ou de financement, l’usage ou la disposition d’actifs incorporels, l’immobilier, les subventions publiques…
Même si certaines mesures proposées tendent à une simplification du nouveau dispositif, notamment la règle « du principal et de l’accessoire » (12) en cas de pluralité de transactions économiquement liées, ou encore la proposition d’une approche dite systémique en matière de compliance (13), d’aucuns pourraient s’interroger à ce stade sur l’atteinte de l’objectif affiché de limitation de la charge administrative et des coûts de mise en œuvre, notamment liés aux systèmes d’information, qui pèseront sur les entreprises.
La détermination de la base d’imposition (14)
En ce qui concerne la base d’imposition à réallouer, en vue notamment de limiter l’impact des transactions intragroupes dans la formation de profit global, l’OCDE retient une approche basée sur les comptes consolidés, et non sur une agrégation des résultats statutaires des différentes entités composant les groupes.
C’est ainsi que la base d’imposition se définirait comme le profit consolidé avant impôts, déterminé selon les normes issues des « principes comptables généralement reconnus » (« normes PCGR »), et soumis à un nombre volontairement limité de retraitements qui se distingueraient en deux catégories :
– les ajustements « fiscalo-comptables » consistant en l’exclusion des impôts, des dividendes, des plus et moins-values « sur capitaux », et des dépenses « non admises par principe », résultant « de comportements indésirables » (15) ;
– les ajustements dits « de retraitement » issus de la modification légitime et justifiée de comptes antérieurs déjà arrêtés et publiés, événement normalement exceptionnel. Le projet précise d’une part que ces ajustements ne seraient pas rapportés à l’exercice antérieur d’origine, mais pris en compte sur l’année en cours, et d’autre part, que le montant imputé serait plafonné (16).
A ce stade, le projet suscite quelques interrogations et appelle certaines clarifications, dont il est d’ailleurs prévu qu’elles devraient intervenir au cours du processus de mise en œuvre notamment quant à la notion de plus ou moins-value « sur capitaux » qui semble introduire une distinction avec les autres actifs ; ou encore sur la légitimité du plafonnement des ajustements « de retraitement » résultant notamment de la correction légitime d’erreurs de bonne foi.
Par ailleurs, le projet vient confirmer la possibilité de reporter en avant des pertes antérieures tout en apportant des précisions sur les modalités de ce report. Le projet distingue ainsi entre les pertes encourues avant et après l’entrée en vigueur du pilier 1. Il instaure également un principe de temporalité à travers la notion d’« exercice antérieur éligible » (17). L’OCDE prévoit également des dispositions particulières à certaines réorganisations d’entreprises, telles que les scissions et regroupements, probablement dans l’esprit d’une clause anti-abus dans la mesure où la capacité à imputer des pertes antérieures serait soumise à des « conditions de continuité de l’activité » sur des périodes prédéfinies précédant et suivant la réorganisation (18).
Enfin, l’OCDE doit encore publier de très attendues dispositions spécifiques relatives aux situations, censées être limitées en théorie, où un groupe aurait légitimement procédé à une segmentation de ses activités dans les conditions évoquées dans la Déclaration de 2021.
De même, compte tenu de la complexité inhérente à une réforme d’une telle ampleur, une importance toute particulière devra être portée aux mécanismes de résolution des différends et d’élimination de la double imposition spécifiques au pilier 1, qui restent à préciser.
1. Dont les principales ont été évoquées dans ces colonnes, notamment Option finance n° 1628, 2 novembre 2021.
2. « Cadre inclusif OCDE »/G20.
3. Le pilier 2, dans ses deux composantes (les règles « GloBE » et de l’assujettissement dit « RAI »), vise les groupes réalisant un chiffre d’affaires à partir de 750 millions d’euros.
4. Le pilier 1 se compose également d’un « Montant B » qui consiste en une rentabilité minimum attribuée aux activités de distribution et de marketing locales, lequel est indépendant des profits consolidés du groupe et du Montant A.
5. Consultations publiques de l’OCDE du 4 février 2022 sur le « projet de règles pour le lien et la source du chiffre d’affaires » et du 18 février 2022 sur le « projet de règles pour la détermination de la base d’imposition ».
6. Ce calendrier étant assez largement perçu comme très ambitieux.
7. Consultation publique de l’OCDE du 4 février 2022 sur le « projet de règles pour le lien et la source du chiffre d’affaires ».
8. Seuil abaissé à 250 ke pour les pays au PIB inférieur à 40 Mde.
9. Après exclusion du chiffre d’affaires éventuellement tiré des activités financières réglementées ou des industries extractives.
10. Ainsi, notamment, le fait générateur et la proportion du revenu alloué ne se réduiront pas à la seule facturation, mais devront bien refléter d’autres critères tenant au lieu effectif d’utilisation/consommation.
11. Impossibilité de réunir une information « fiable », catégories non listées…
12. Dites « transactions supplémentaires » et notion de « caractère prédominant » dans le projet.
13. Documentation des mesures de contrôle interne prises pour une application adéquate et contente des critères d’allocation, plutôt que l’obligation de constitution et de conservation de données comptables transactionnelles détaillées.
14. Consultation publique du 18 février 2022 sur le « projet de règles pour la détermination de la base d’imposition ».
15. Paiements illicites, sanctions, pénalités, amendes…
16. A ce stade du projet, l’OCDE évoque un plafond de 0,5 % du chiffre d’affaires de l’année d’imputation.
17. Dont les modalités précises restent à définir.
18. Respectivement 12 et 24 mois en l’état actuel du projet.