Si la France a su résister au choc occasionné par la crise sanitaire, cette dernière n’en a pas moins mis en lumière les faiblesses préoccupantes de notre économie, qu’illustrent nos mauvaises performances en termes d’exportations et d’emplois. Mais cette période de bouleversement peut aussi être l’occasion d’une remise à plat salutaire, comme le souligne Patrick Artus , conseiller économique de Natixis.
En cinq ans, les grands indicateurs macroéconomiques français (déficit, dette publique…) se sont nettement dégradés. Bien évidemment, cette situation est en partie imputable à la crise. Mais est-ce là aussi une manifestation du « déclin » qu’évoque le titre de votre dernier ouvrage* ?
Pour juger la performance économique d’un pays sans que l’analyse soit biaisée par le caractère exceptionnel des crises que nous venons de connaître, deux indicateurs sont particulièrement pertinents. Le premier concerne la capacité du pays à exporter, c’est-à-dire à produire les biens pour lesquels il y a une demande. Force est de constater que celle-ci s’est dégradée fortement ces cinq dernières années. La production et l’emploi industriels ont reculé sur la période. L’appareil productif français est de plus en plus incapable de satisfaire la demande, aussi bien mondiale qu’intérieure. La reprise de cette dernière après la Covid a ainsi favorisé avant tout les importations. Le déficit de notre commerce extérieur industriel est sur une pente de 100 milliards d’euros par an, ce qui est énorme.
Le second indicateur porte sur le taux d’emploi, c’est-à-dire la proportion des personnes en âge de travailler qui ont un emploi. Cette variable est très importante car elle détermine le niveau de revenu par habitant, les recettes fiscales, les inégalités… tout en donnant une très bonne idée de l’état des compétences d’un pays. Ceux qui ont un taux d’emploi élevé sont des pays où les compétences le sont également, et réciproquement.
En France, le taux d’emploi est de 67 %, ce qui signifie qu’un tiers de la population en âge de travailler n’a pas d’emploi. Dans les pays nordiques, ce taux est de 80 %, et en Allemagne, notre principal concurrent, de 75 %. Or plus d’emplois, cela signifie plus de PIB et plus de recettes fiscales. Notre taux d’emploi a certes augmenté de 2 points depuis cinq ans, grâce essentiellement à l’allongement de l’âge effectif de la retraite et à l’amélioration du taux de chômage des jeunes. Mais l’écart avec l’Allemagne reste le même.
Comment expliquer ces mauvaises performances en matière d’exportations et d’emploi ?
La dégradation de l’industrie est liée à deux facteurs. D’abord, même si des efforts ont été faits en matière de baisse d’impôts de production et de cotisations sociales, ces derniers restent à des niveaux plus élevés que ceux de nos grands concurrents. Nous avons baissé les impôts de production de 10 milliards, ce qui est peu sachant qu’ils sont encore 45 milliards d’euros plus élevés qu’en Allemagne. Deuxièmement, nous avons un grave problème de compétences, qui handicape le développement de l’industrie. Ce facteur explique également notre faible taux d’emploi. Globalement, le niveau de compétences, que ce soit des jeunes comme de l’ensemble de la population, ne s’est pas amélioré ces cinq dernières années. Certes, l’apprentissage a bien progressé : 900 000 jeunes pourraient y avoir recours cette année. Mais ce montant reste inférieur, cette fois encore, à celui de l’Allemagne, où les formations concernent en outre beaucoup plus des métiers techniques qu’en France.
En quoi cette situation pèse-t-elle également sur le pouvoir d’achat, qui arrive en tête des préoccupations actuelles des Français ?
Contrairement aux Etats-Unis, le partage des revenus ne s’est pas déformé en France au détriment des salariés depuis vingt ans. Le pouvoir d’achat des plus modestes a en outre été soutenu par les pouvoirs publics depuis la crise, soutien qui perdure pour faire face à la hausse des prix de l’énergie. Il faut savoir que 20 % des ménages les plus modestes dépensent 20 % de leurs revenus pour l’énergie, 22 % pour l’alimentation et 37 % pour le logement. Au total, près de 80 % de leurs dépenses sont pré-affectées, un chiffre beaucoup trop élevé. D’autant que la situation ne risque pas de s’améliorer : l’alimentation va aussi devenir plus chère, compte tenu non seulement de la guerre en Ukraine, mais aussi des réglementations (usage des pesticides…) qui pèsent sur les rendements agricoles. De même, dans le logement, les prix ont augmenté de 7,5 % l’année dernière.
Les entreprises, de leur côté, n’ont pas de marges suffisamment élevées pour supporter une hausse de salaires globale et massive. De plus, les secteurs qui pourraient créer des emplois bien payés (dans les nouvelles technologies, l’industrie…) sont sous-dimensionnés, ce qui pèse également sur le pouvoir d’achat. On se félicite d’avoir créé en France 700 000 emplois l’année dernière, mais il s’agit essentiellement d’emplois de services peu qualifiés faiblement rémunérés (services à domicile, sécurité, nettoyage… ). On pourrait certes augmenter, avec des accords de branche, les salaires dans ces secteurs, mais seuls 5 ou 6 % des salariés français seraient de toute façon concernés. Au Japon, où le niveau de services est très développé dans la société, l’industrie est deux fois plus importante que la nôtre. Les services sont de ce fait mieux rémunérés car ils bénéficient de l’effet de ruissellement venant de l’industrie. En France, le secteur productif qui verse des salaires élevés est trop petit pour tirer le reste de l’économie. La seule solution, c’est de créer des emplois industriels avec des niveaux de productivité plus élevés. Mais pour cela, il faut des compétences.
L’éducation figure précisément parmi les priorités d’action majeures dont vous dressez la liste dans votre ouvrage. Ne sommes-nous pas en train de perdre un temps précieux ?
Le problème numéro un, c’est effectivement celui de l’éducation, car elle conditionne la réindustrialisation, la numérisation de l’économie, le taux d’emploi… Or on ne forme plus assez de jeunes en mathématiques ou en sciences. Seuls 20 % d’entre eux ont un diplôme de sciences, chiffre qui inclut de surcroît ceux qui font médecine. En Allemagne, la proportion est de 45 %. Ce ne sont pas tant les ingénieurs très diplômés qui manquent, car les grandes écoles continuent à en former, mais ceux de niveau bac +3, capables par exemple de piloter une chaîne dans une usine automobile. La pénurie est telle que les entreprises recrutent à présent des techniciens dans les pays de l’Europe de l’Est, très bien formés et polyglottes !
Il faut se souvenir toutefois que le système éducatif allemand était dans un très mauvais état en 2000 et s’est redressé en une petite décennie.
La problématique du pouvoir d’achat ne risque-t-elle pas d’être renforcée par la mise en œuvre de la transition énergétique ?
La transition énergétique va être effectivement très coûteuse. D’abord, elle va nécessiter des besoins d’investissement considérables avec des rentabilités très faibles, voire nulles quand il s’agira simplement de changer son mode de fonctionnement énergétique. Elle va aussi entraîner une hausse considérable du prix de l’énergie. Dans le domaine de l’électricité, les nouvelles technologies, comme celle de l’hydrogène vert, nécessitent une production supérieure à la consommation immédiate compte tenu des besoins de stockage liés au caractère intermittent des énergies renouvelables (solaire et éolienne). Le prix de l’énergie pourrait donc être multiplié au moins par deux d’ici à 2050. Dans ce contexte, l’Etat va être obligé de compenser en prenant des mesures de redistribution dans une proportion bien supérieure au gros point de PIB consenti actuellement.
L’Etat va-t-il pouvoir financer ces réformes, compte tenu de sa situation financière actuelle, et alors même que la croissance sera moins élevée que prévu ?
Alors qu’en début d’année les prévisions faisaient état de 4 % de croissance en France en 2022, la guerre en Ukraine a changé la donne : on ne devrait finalement pas dépasser 2 %. De même, le déficit public, qui devait retomber à 5 %, risque de grimper à 8 %. En parallèle, le besoin en investissements (dans l’équipement militaire, la transition énergétique, la santé, l’éducation…) est extrêmement élevé. La trajectoire des finances publiques sera donc un des gros sujets du prochain quinquennat, surtout si Emmanuel Macron est réélu et respecte sa promesse de revenir à 3 % de déficit à l’horizon 2027.
Certes, dans certains domaines, les réformes peuvent déjà passer par une réorganisation. Dans l’éducation, les Allemands ne dépensent pas plus que nous mais ils paient mieux leurs professeurs (40 % de plus), moyennant un temps de travail plus long. De même dans la santé : il faut redonner du poids aux médecins à l’hôpital par rapport aux administratifs.
Néanmoins, pour éviter l’explosion des finances publiques, il est indispensable de procéder à des réformes structurelles, à commencer par celle des retraites. Si l’âge légal de la retraite passait à 65 ans, on estime que l’on économiserait un peu plus de 1,5 point de PIB de dépenses publiques.
Le financement des réformes ne risque-t-il pas d’être handicapé par une reprise de la hausse des taux, alors même que, il y a peu, certains prédisaient l’avènement d’un nouveau cycle macroéconomique, marqué par la domination de la politique budgétaire ?
Il y a encore deux mois, les taux semblaient être partis pour rester durablement très bas, ce qui permettait de financer sans problème les déficits publics. Ce n’est plus vrai. Avec le retour en force de l’inflation encore accentué par la guerre en Ukraine, les banques centrales sont confrontées à présent à un choix en matière de politique de redistribution. Accepter l’inflation sans la combattre est très mauvais pour les salariés et les détenteurs d’obligations. Mais la combattre en montant les taux pénalise cette fois tous ceux qui sont endettés, c’est-à-dire les entreprises et les détenteurs d’actions. Aux Etats-Unis, la Fed a changé de camp. Elle pense dorénavant que le pire serait de pénaliser les salariés en leur faisant perdre du pouvoir d’achat. Toutefois, compte tenu de la trajectoire actuelle de l’inflation américaine, il ne suffira pas de monter les taux à 2 % pour la freiner. Il n’est pas impossible que ceux-ci grimpent bien au-delà, à 5, 6, ou 7 %.
En Europe, la BCE ne peut pas suivre la même tendance tant que la guerre entre la Russie et l’Ukraine perdure. Mais après, si l’inflation restait élevée, elle pourrait à son tour changer de stratégie. Surtout si les salaires, dont la hausse en Europe est restée plus modérée qu’aux Etats-Unis, se mettent à suivre la pente de l’inflation. La BCE pourrait alors procéder à un tour de vis plus drastique que celui anticipé par les marchés, même si celui-ci pourrait ne pas intervenir avant 2023-2024.
En tout état de cause, il va devenir très difficile de financer un déficit élevé, d’autant que, en parallèle, l’Union européenne va rétablir ses règles budgétaires, suspendues pendant la crise. Il faut donc s’attendre à ce que la contrainte budgétaire réapparaisse dans les années qui viennent, ce qui contraindra à ajuster le déficit public à un moment où il faudrait augmenter un certain nombre de dépenses.
La hausse de la fiscalité pourrait-elle de ce fait faire elle aussi son retour, alors même que la France se distingue déjà par ses taux élevés de dépenses publiques et de prélèvements obligatoires ?
Les Britanniques ont déjà commencé à prendre des mesures fiscales. L’impôt sur les sociétés va passer progressivement, à partir de 2023, de 19 à 25 % pour les sociétés d’une certaine taille. Une hausse des impôts en France n’est donc pas à exclure non plus dans les prochaines années si l’on veut financer les dépenses nouvelles.
Mais encore une fois, le principal remède, c’est d’augmenter le taux d’emploi. Si nous avions le même que l’Allemagne, nous dégagerions un excédent budgétaire qui nous permettrait d’alléger la pression fiscale. Le PIB par salarié est très élevé en France, la productivité est bonne, mais le PIB par habitant est très bas, puisque trop peu de personnes ont un emploi. Tant que ce taux ne remontera pas, nous aurons un problème structurel de finances publiques. Seul un grand plan de modernisation de l’économie nous permettra de le résoudre.
* Pour en finir avec le déclin, par Patrick Artus et Marie-Paule Virard, Éditions Odile Jacob, 2022.