La lettre des fusions-acquisition et du private equity

Dossier

Le transfert en fiducie, entre propriété juridique et économique

Publié le 8 décembre 2022 à 18h07

CMS Francis Lefebvre    Temps de lecture 4 minutes

Adolescente de quinze ans, la fiducie de droit français a gagné les cœurs des créanciers, désormais férus de cette nouvelle reine des sûretés, quand bien même son royaume est aussi celui de l’impensé. Notamment le sujet de son effet pleinement translatif de propriété.

Par Alexandre Bordenave, avocat associé en droit bancaire et financier. Il intervient en matière de titrisation et de dettes ainsi qu’en financements structurés. alexandre.bordenave@cms-fl.com

À la lecture de l’article 2011 du Code civil, le contrat de fiducie organise vraiment un transfert de propriété et il serait préjudiciable à son attractivité (et donc à celle du droit français) de ne voir dans la fiducie que la création d’un droit réel sur la chose d’autrui. En effet, prise comme sûreté, c’est le transfert de propriété qui la rend résistante à la faillite.

Le transfert de quelle propriété ?

Pour autant, cela n’interdit pas de s’interroger sur la nature de la propriété fiduciaire : est-ce vraiment le « droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue » tel que le proclame, à grand renfort de pléonasme, l’article 544 du Code civil ? Sans doute pas, et ce au moins pour deux raisons :

– en premier lieu, la fiducie est une propriété avec charge. Le fiduciaire est tenu au respect d’une mission dans la limite des pouvoirs qu’il reçoit. Il ne peut donc pas disposer des biens transférés dans le patrimoine fiduciaire « de la manière la plus absolue ». Selon la même idée, la jouissance du patrimoine fiduciaire ne revient pas au fiduciaire mais au bénéficiaire, voire dans certains cas – qui ne se limitent pas au cas de la terrifiante convention de mise à disposition – au constituant lui-même. À titre d’exemple, c’est ainsi que, s’agissant d’une fiducie portant sur des actions, l’on peut stipuler que les dividendes seront reversés par le fiduciaire au constituant ; et

– en second lieu, la fiducie est une propriété temporaire. Finalisée, elle ne dure que le temps que lui fixe le contrat de fiducie, soit que la durée contractuelle du transfert est atteinte, soit que son objet est épuisé (par paiement ou réalisation).

Le transfert fiduciaire de propriété ne pourrait donc être que de celui d’une propriété diminuée, comme démembrée entre propriété de la valeur et propriété de l’utilité pour reprendre une dichotomie proposée par Pierre Crocq.

Quelles conséquences en tirer ?

De riches conséquences pourraient en être tirées par les praticiens de la fiducie :

– cela permettrait de mieux étayer des solutions convenues semblant faire fi du transfert de propriété. Ainsi, l’avis très partagé qu’il n’est pas nécessaire de purger le droit de préemption urbain en cas de transfert dans une fiducie d’un immeuble. Cela s’expliquerait d’autant mieux si l’on admettait que l’utilité du bien n’est pas transférée ; et

– cela résoudrait quelques difficultés encore éprouvées dans certains montages. Par exemple, l’exception au monopole bancaire de l’article L. 511-7 du Code monétaire et financier siège des opérations de centralisation de trésorerie est-elle encore applicable lorsque les titres d’une société sont transférés dans une fiducie, coupant son lien en capital avec le groupe ? Là encore, considérer que l’utilité des titres demeure acquise au groupe le justifierait.

Le droit français n’est pas ignorant que cette dissociation : le réalisme attribué au droit fiscal le conduit ainsi à maintenir certains régimes de faveur à des sociétés dont les titres sont transférés en fiducie dès lors que le constituant peut continuer d’instruire ou d’exercer le vote (articles 145 et 223 A du Code général des impôts). Sans aller jusqu’à plaider pour que le cas particulier de la fiducie soit spécifiquement pensé à chaque fois qu’est en jeu un transfert de propriété ou la personne d’un propriétaire, assumer la dissociation entre une propriété juridique (legal ownership) et une propriété économique (beneficial ownership), pourrait être un nouvel accélérateur du succès de cet instrument. Allons, même les Anglais y arrivent : God save the Queen (des sûretés) ! 


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