Comme nous l’évoquions dans notre précédent numéro de La Lettre Gestion de Patrimoine du 2 décembre 2013, le législateur a modifié les règles applicables aux opérations d’apport-cession de titres de société en réintroduisant un mécanisme de report d’imposition (automatique) à ce jour régi par l’article 150-0 B ter du CGI. Ce dispositif s’adresse aux personnes qui contrôlent la société bénéficiaire de l’apport des titres. Nous souhaitons aujourd’hui attirer votre attention sur une question tout aussi préoccupante selon nous et qui concerne l’incertaine compatibilité de ce nouveau dispositif avec la Directive 2009/133/2E du 19 octobre 2009 (issue de la Directive 90/424/CEE du 23 juillet 1990, ci-après la Directive).
Par Philippe Durand, avocat, associé et Bernard Liger,avocat, associé.
L’article 8 de la Directive dispose en effet que : «L’attribution, à l’occasion d’une fusion, d’une scission ou d’un échange d’actions, de titres représentatifs du capital social de la société bénéficiaire ou acquérante à un associé de la société apporteuse ou acquise, en échange de titres représentatifs du capital social de cette dernière société, ne doit, par elle-même, entraîner aucune imposition sur le revenu, les bénéfices ou les plus-values de cet associé». Bien évidemment, son article 15 permet à un Etat membre de refuser d’appliquer tout ou partie de ses dispositions, lorsque l’opération en cause a, pour le contribuable qui la met en œuvre, «comme objectif principal ou comme un de ses objectifs principaux la fraude ou l’évasion fiscale» et de préciser : «le fait que l’opération n’est pas effectuée pour des motifs économiques valables tels que la restructuration ou la rationalisation des activités des sociétés participantes à l’opération peut constituer une présomption que cette opération a comme objectif principal ou comme un de ses objectifs principaux la fraude ou l’évasion fiscale».
Le retour à la mécanique du report pour «encadrer» les opérations d’apport / cession est-il dès lors compatible avec la Directive précitée ? Encore un contribuable ne pourrait-il s’en prévaloir qu’à condition d’être dans le champ d’application de cette directive. Il convient à cet égard de s’interroger sur le point de savoir si l’article 8 de la Directive, en indiquant que l’opération «ne doit, par elle-même, entraîner aucune imposition sur le revenu, les bénéfices ou les plus-values» vise simplement le moment auquel l’impôt est dû – auquel cas un simple différé de paiement suffirait à respecter cette disposition – ou s’il vise l’existence même d’un fait générateur – hypothèse qui rendrait le mécanisme de report problématique. Si le législateur français a entendu considérer toute opération d’apport-cession comme frauduleuse (au sens de l’article 15 de la Directive) par principe, la simple faculté de bénéficier du report d’imposition suffirait à assurer la compatibilité du dispositif.
Néanmoins cette présomption générale d’abus ne se heurte-t-elle pas à la critique formulée par le Conseil constitutionnel dans sa décision de l’an passé sur les donations avant cession comme à celle du juge du droit de l’Union ?
Au demeurant, le législateur admet lui-même qu’en l’absence de cession des titres apportés dans un délai de trois ans ou en cas de réinvestissement dans une activité économique selon des modalités précisément définies, la présomption de fraude est écartée. Ne serait-ce donc que dans ces deux cas, le refus du simple caractère intercalaire de l’opération d’échange montrerait que le dispositif adopté renverse en quelque sorte la présomption d’abus : présumer que l’apport-cession est abusif avant d’introduire deux exceptions à cette présomption est-il acceptable au regard de la rédaction de l’article 15 de la Directive ? En d’autres termes, le recours au report pourrait être critiqué au regard de la Directive si la rédaction de l’article 8 signifie que l’opération d’échange doit être parfaitement neutre sur le plan fiscal. En revanche, si l’article 8 permet le mécanisme de report, le fait de considérer l’apport cession comme intrinsèquement abusif, même avec des exceptions, irait probablement au-delà de ce que l’article 15 permet de considérer comme abusif.
Dans ce contexte de navigation étroite entre Charybde et Scylla, il est intéressant de lire, s’agissant de l’ancien régime de report d’imposition1, ce que dit la cour d’appel de Paris dans un arrêt de sa 9e chambre, du 12 avril 20122 dans une affaire Marc Lassus (fondateur de Gemplus) et ce, dans l’attente de la position du Conseil d’Etat. Selon la cour, les dispositions des articles 244 bis B, 164B et 92B, en tant qu’elles avaient pour effet de figer la plus-value réalisée à la date de l’apport et à défaut pour le contribuable d’en demander le report, de l’imposer au titre de l’année de réalisation de l’échange, étaient contraires aux objectifs de la Directive du 23 juillet 1990. Comme nous l’évoquions dans notre article précédent l’objectif premier de ces mécanismes de report ou de sursis, à savoir la recherche de la neutralité, se révèle singulièrement difficile compte tenu des choix techniques qui ont été faits. S'y ajoute l'incertitude sur la compatibilité de ce dispositif avec les règles européennes. Cela contribuera sans doute à alimenter le débat sur une nécessaire simplification et une plus grande lisibilité des dispositions applicables aux opérations de restructuration patrimoniale.
(1). Articles 244 bis B, 164 B ainsi que les articles 160 et 92B du CGI issus de la loi n°91-716 du 26 juillet 1991.
(2). CAA Paris, 9e chambre, 12 avril 2012, n°11 PA 03416 : Juris Data n°2012-0148H.