2022 constitue une année charnière à bien des égards en matière d’actifs illiquides (privés, réels ou non côtés, selon les multiples dénominations auxquelles ils peuvent correspondre). La hausse des taux d’intérêt a signé la fin d’une certaine exubérance en termes de valorisation et de levées de capitaux. Les investisseurs institutionnels se veulent plus sélectifs, plus prudents en matière de sélection de fonds, tout en privilégiant les segments à forte valeur ajoutée et/ou ceux qui préservent une prime d’illiquidité. Dans un contexte de marché plus difficile, les gérants saluent de leur côté un retour aux fondamentaux : la qualité des équipes, l’historique de performance, l’intégration des process ESG peuvent faire la différence entre les acteurs. Enfin, en ce qui concerne les sous-jacents, si le triptyque rendement/risque/ESG s’impose, la guerre en Ukraine et les pénuries induites poussent à un certain pragmatisme.
- Bilan 2022 : une année charnière ?
- Igneo Infrastructure Partners : Données clefs sur la gestion des actifs illiquides
- Russell Investments France : Données clefs sur la gestion des actifs illiquides
- Quelles perspectives pour 2023 ?
- Caisse des Dépôts : Données clefs sur la gestion des actifs illiquides
- A Plus Finance : Données clefs sur la gestion des actifs illiquides
- ESG, climat, impact, quelles sont les approches priviligiées ?
- SCOR Investment Partners : Données clefs sur la gestion des actifs illiquides
- Groupe Hexagone : Données clefs sur la gestion des actifs illiquides
- En bref
- Les intervenants

De gauche à droite et de haut en bas :
- Riccardo Stucchi, président deRussell Investments France
- Marie-Suzanne Mazelier, directrice des investissements et membre du directoire chez SCOR Investment Partners
- Nick Grant, associé, responsable de la gestion d’actifs, Igneo Infrastructure Partners au sein du Groupe First Sentier Investors
- Fabrice Imbault, directeur général d’A Plus Finance
- Joël Prohin, directeur du département de la gestion des placements de la Caisse des Dépôts (CDC) au sein de la direction des gestions d’actifs
- Laurence Tortosa, associée du groupe Hexagone
Bilan 2022 : une année charnière ?
Comment ont évolué les actifs illiquides en 2022 ?
Riccardo Stucchi, président de Russell Investments France : Le secteur des actifs illiquides a subi de nombreux bouleversements en 2022 sous l’effet de la hausse des taux d’intérêt ou encore des craintes vis-à-vis de l’inflation. Nous gérons environ 5 milliards de dollars en actifs illiquides. De plus, en tant que sélectionneur de fonds, nous disposons d’une base de données conséquentes, nous observons plus de 6 000 fonds externes pour une valeur de plus de 15 000 milliards de dollars. Nous possédons ainsi une vue d’ensemble du marché. Nos principales conclusions sont celles-ci : le « capital venture » a commencé très bien l’année 2022 pour ensuite ralentir violemment. Les infrastructures ont gagné en importance tout au long de l’année et ont séduit les investisseurs en particulier en ce qui concerne les prises de participation en capital. Il est intéressant aussi de constater que des thématiques d’actifs privés à caractère local ou national en France, aux Etats-Unis, en Allemagne, etc. se sont développées grâce au soutien des autorités publiques. Les Etats de l’OCDE se sont en effet massivement engagés pour faire face à la crise sanitaire, puis à la crise énergétique et ont déployé des capitaux pour soutenir les économies.
Laurence Tortosa, associée du groupe Hexagone : Nous avons constaté l’an dernier un ralentissement des souscriptions et de l’intérêt des investisseurs institutionnels pour les actifs privés car les allocations stratégiques se sont déformées de façon passive en raison de la diminution des valorisations dans les principales classes d’actifs cotés. Pour conserver leur allocation stratégique dans les fourchettes autorisées, les investisseurs ont dû stopper leurs investissements dans les actifs illiquides et ont gelé tous les nouveaux engagements. Ils ont également été attentifs aux valorisations et au maintien d’une prime d’illiquidité entre les marchés illiquides et les taux de rendement retrouvés sur les dettes cotées.
Marie-Suzanne Mazelier, directrice des investissements et membre du directoire SCOR Investment Partners : Nous avons connu en 2022 une remontée des taux d’intérêt inattendue par son ampleur et sa rapidité. Les taux d’intérêt négatifs ont longtemps porté les investissements dans les actifs réels ; les investisseurs étant à la recherche de rendements alternatifs. Cette hausse rapide des taux d’intérêt en 2022 a amené les investisseurs à reconsidérer leurs allocations d’actifs dans la perspective d’un changement de paradigme durable. Cette tendance s’est renforcée depuis l’été et à l’automne lorsque les fonds de pension britanniques ont rencontré des difficultés importantes sur les actifs illiquides à la suite d’une remontée brutale des taux d’intérêt. Du point de vue de l’activité, il faut différencier les évolutions selon les segments de marché. En matière de dettes immobilières par exemple, nous avons constaté que l’activité a ralenti avant l’été. Les sponsors comme les investisseurs se sont mis en position d’attente en raison des risques pesant sur la croissance économique. A contrario, les projets d’infrastructures ont beaucoup mieux résisté. Ces actifs sont moins cycliques avec des revenus de long terme prévisibles et pour la majorité d’entre eux, ils sont indexés sur l’inflation.
Nick Grant, associé, responsable de la gestion d’actifs, Igneo Infrastructure Partners au sein du Groupe First Sentier Investors : Nous sommes présents uniquement sur les actifs d’infrastructure non cotés. Sur ce segment de marché, nous n’avons pas ressenti de ralentissement en 2022 qu’il s’agisse des levées de fonds ou des investissements réalisés. En ce qui concerne les taux d’intérêt, certes l’augmentation a été importante, mais dans une perspective longue, elle n’est pas très élevée. Les taux d’intérêt sont proches de ce qu’ils étaient avant les politiques monétaires accommodantes. De notre côté, nous avons noté trois évolutions importantes en 2022. D’abord la fin des restrictions des déplacements associées à la Covid a eu un impact très positif sur les transports et les flux d’échange. Ensuite, la guerre en Ukraine a eu un impact sur les prix de l’énergie et sur le prisme accordé à l’ESG. Enfin, nous avons aussi observé une accentuation des attaques de cybercriminalité sur les actifs d’infrastructure.
Fabrice Imbault, directeur général d’A Plus Finance : En 2022, nous avons noté un décalage assez classique entre le comportement des investisseurs particuliers et celui des institutionnels. Les seconds ont commencé à ralentir leurs investissements sur l’immobilier et les actifs non cotés dès la fin du premier trimestre alors que les premiers ont continué à investir de manière importante tout au long de l’année. Les actifs non cotés possèdent l’avantage d’être peu volatils, ce qui est plutôt positif dans les périodes troublées où les marchés sont particulièrement agités. Côté acquisitions, là où nous pouvions craindre une dégradation, les investisseurs ont été présents, notamment sur l’immobilier. Finalement, l’année 2022 a été plutôt bonne.
Joël Prohin, directeur du département de la gestion des placements de la Caisse des Dépôts (CDC) au sein de la direction des gestions d’actifs : En ce qui concerne les investissements dans les actifs non cotés de la Caisse des Dépôts, la classe d’actifs sur laquelle les évolutions ont été les plus importantes en 2022 est l’immobilier. Par rapport à notre programme initialement prévu, nous avons volontairement réduit l’an dernier nos investissements. En effet, alors que les taux d’intérêt avaient grimpé de 100 à 150 points de base, les valorisations ont peu bougé. De ce fait, nous avons tactiquement réduit nos investissements afin de disposer de ressources à déployer une fois que l’ajustement des prix aura été réalisé. Nous constatons plus généralement une forte hétérogénéité des acteurs de marché. Certains continuent d’afficher des valorisations en lien avec l’ancien monde – durant lequel les taux d’intérêt étaient négatifs – quand d’autres ont pris en compte pleinement, voire de façon agressive, le nouveau contexte de taux d’intérêt. Sur le capital investissement et les investissements en infrastructure en capital, nous avons maintenu nos programmes, tout en étant attentifs à sélectionner des fonds dont les gérants sont centrés sur les structures de financement les plus saines. La remontée des taux d’intérêt va sans aucun doute peser à terme sur la charge de la dette des entreprises. Il importe donc d’être très attentif à la structure du capital. En ce qui concerne les fonds de dette en immobilier, en infrastructure et dans les entreprises, l’ajustement des taux d’intérêt s’est fait plus rapidement sur le marché des actifs cotés que sur la dette privée. En conséquence, la prime d’illiquidité – qui était recherchée par les investisseurs quand les taux d’intérêt étaient négatifs – s’est réduite de façon significative. Nous avons de ce fait réalisé des arbitrages en ne déployant pas intégralement nos fonds de dette et en rebalançant ce reliquat sur de la dette high yield. Ces arbitrages ont été réalisés de façon tactique. Enfin, j’aimerais noter que si l’effet dénominateur a joué pour certains fonds de pension, la Caisse des Dépôts mesure ses allocations en termes de valeur de bilan et non en termes de valeur de marché.
Igneo Infrastructure Partners : Données clefs sur la gestion des actifs illiquides
- Encours sous gestion dans les actifs illiquides : Igneo gère actuellement environ 15 milliards d’euros, dont plus de 9 milliards d’euros en Europe dans le cadre de fonds d’infrastructure européens diversifiés.
- La philosophie d’investissement en quelques mots : Les principes d’investissement d’Igneo reposent sur une création de valeur durable à long terme par le biais d’une gestion d’actifs proactive basée sur les critères ESG dans le cadre d’une stratégie d’investissement « buy-and-hold » diversifiée. Ces principes ont été définis grâce aux enseignements tirés de plus de 25 ans d’expérience en tant qu’investisseur en infrastructures.
Les corrections sur les marchés financiers ont-elles conduit les investisseurs à mettre en place des due diligences spécifiques ?
Laurence Tortosa : Globalement, les investisseurs sont devenus plus prudents dans l’analyse des supports, en particulier en matière de dettes d’entreprise et de capital investissement. Par ailleurs, nous constatons que les flux s’orientent en matière de dettes sur les supports qui offrent le plus de rendements afin de préserver la prime d’illiquidité. Nous avons ainsi réalisé peu d’analyses sur les fonds de dette senior, les recherches de fonds portent plutôt sur les segments les plus risqués, mais avec des due diligences renforcées sur les équipes, sur les risques, sur l’historique de performance… Les investisseurs institutionnels continuent à investir avec des analyses renforcées. Nous avons aussi été sollicités pour des due diligences ponctuelles sur des équipes, les investisseurs souhaitant alors avoir un double regard. Ils veulent aussi savoir comment les équipes ont géré les incidences de crédit ou les défauts antérieurs, comment ils réagissent en cas de problème… Il devient ainsi difficile pour de nouvelles équipes sans historique de performance de lever des fonds.
Marie-Suzanne Mazelier : Les gérants d’actifs ont connu une année difficile tant sur les actifs cotés que non-cotés. Avec la remontée des taux, certains investisseurs se sont interrogés sur la pertinence d’investir en non-coté. Nous assistons désormais à un retour de la prise en compte des fondamentaux. Nous considérons cette évolution comme positive. La qualité des équipes, leurs historiques de performance, leurs expériences, vont à nouveau être valorisés, alors que des excès avaient été constatés par le passé. La première bonne nouvelle, c’est que la gestion active, correspondant pour le non-coté à une forte sélectivité des gérants et à leur capacité à « sourcer » des opérations, redevient importante. La deuxième bonne nouvelle réside dans le fait que – contrairement à la période de la crise sanitaire – nous avons assisté dès 2022 à un ajustement des primes et des valorisations dans le secteur de la dette (immobilier, infrastructure et dette privée). Dans la dernière partie de l’année, les projets qui nous ont été soumis, intégraient un ajustement de la part des sponsors pour construire des business plans économiquement viables et adaptés au nouveau paradigme de taux d’intérêt. En 2023, nous allons assister à une dispersion des performances en fonction des projets sélectionnés, de la création de valeur à long terme, de la capacité à accéder aux financements et à les structurer, tout cela soutenu par un élargissement des primes de crédit.
Fabrice Imbault : Le véritable changement de paradigme pour les actifs non cotés réside dans une modification de la vision des investisseurs. Nous sommes passés dans un monde où l’appréhension de l’investissement à travers le couple risque/rendement ne suffit plus. Il s’accompagne maintenant de la prise en compte quasi systématique d’une troisième dimension liée à toutes les notions d’ESG, d’ISR et d’impact en général. Ce prisme nouveau est entré dans les grilles d’évaluation des investissements qu’il s’agisse du monitoring de projets en immobilier, en capital investissement ou en infrastructure.
«Sur le segment des actifs d’infrastructures non cotées, nous n’avons pas ressenti de ralentissement en 2022 qu’il s’agisse des levées de fonds ou des investissements réalisés. »
Riccardo Stucchi : Pour rester sur un ton positif, indiscutablement les marchés d’actifs non-cotés se sont transformés en 2022. Ces dernières années, les acteurs étaient focalisés sur les levées de fonds. Maintenant, ils sont plus allants sur le déploiement. Les valorisations commencent à baisser et sont en train de constituer des points d’entrée intéressants. Le thème des infrastructures est spécifique. Cette classe d’actifs intègre des taux d’intérêt variables, elle distribue des dividendes, ce qui explique l’intérêt constant des investisseurs. D’un point de vue plus général, les directeurs d’investissement sont actuellement plutôt en train d’augmenter leurs allocations dans les stratégies obligataires liquides. Ils diminuent leurs investissements dans les actions cotées et sur les actifs illiquides. Ils font preuve d’une plus grande sélectivité dans les actifs non cotés et donnent l’avantage aux infrastructures en capital. Le rapport de force est en train de s’inverser, ils passent des gérants aux investisseurs. Il suffit de regarder les covenants, les conditions intégrées dans les contrats sont en train de devenir plus strictes.
Joël Prohin : Je suis en total accord avec ce qui vient d’être dit. Un investisseur diversifié à notre image peut actuellement acquérir des obligations assimilables du Trésor (OAT) à 10 ans avec un rendement à 2,8 % et ce rendement peut grimper au-dessus de 3 % en se positionnant sur des échéances plus longues, sans risque et sans fonds propres à mettre en face. A contrario, les actifs illiquides doivent mobiliser des fonds propres et ne sont pas négociables facilement. Il existe donc maintenant des alternatives aux actifs illiquides pour trouver du rendement. Certes, le rendement offert sur les actifs sans risque ne couvre pas l’inflation, mais il devient intéressant. La proposition de valeur des gérants illiquides doit ainsi s’ajuster, en particulier en ce qui concerne les frais de gestion. Certaines structures de rémunération étaient devenues aberrantes. La donne devrait être différente en 2023. Les gérants illiquides vont maintenant devoir démontrer leur capacité à générer une prime d’illiquidité qui compense l’immobilisation de fonds propres ; ce rendement devant être généré de façon professionnelle. Les gérants vont en effet devoir naviguer dans un environnement plus difficile, faire face à des défauts, devront accompagner les entreprises… Aujourd’hui, la remontée des taux d’intérêt constitue une très bonne nouvelle. Nous retrouvons une structure de rendement normale.
Russell Investments France : Données clefs sur la gestion des actifs illiquides
- Effectifs dans les actifs illiquides : 26 professionnels de l’investissement sur les actifs illiquides.
- Encours actifs illiquides : Russell Investments gère et conseille 114 milliards de dollars en investissements alternatifs et 22 milliards de dollars sur les actifs illiquides.
- Philosophie d’investissement : Le groupe a annoncé au mois d’octobre dernier le lancement d’un fonds international d’infrastructures non cotées qui vise une performance égale à l’IPC + 4 % en se positionnant sur des actifs à forte valeur ajoutée et en tirant profit des nouvelles tendances de marché post-Covid.
Avez-vous modifié votre allocation d’actif stratégique ?
Joël Prohin : Nous gardons des allocations stratégiques stables à cinq ans. En revanche, nous adaptons de façon dynamique notre programme d’investissement annuel en fonction des conditions de marché et du contexte macroéconomique. En ce qui concerne l’immobilier par exemple, comme nous l’avons déjà évoqué précédemment, CDC Investissement Immobilier, notre filiale dédiée de gestion immobilière, a réduit ses investissements. La poudre sèche est là pour pouvoir saisir des opportunités de marché, le cas échéant. En particulier dans le cas où certains investisseurs institutionnels vont peut-être, en raison d’un effet dénominateur, atteindre leur plafond d’engagement en actifs illiquides, et devoir alors céder des participations dans des fonds. Le marché secondaire devrait se développer en 2023 et constituer la source de nouvelles opportunités pour les investisseurs qui sont en capacité d’augmenter leurs allocations. Les décotes en secondaire ont tendance à s’élargir substantiellement ces derniers mois et nous paraissent d’ores et déjà intéressantes.
Laurence Tortosa : Les investisseurs institutionnels privilégient les fonds ayant déjà réalisé un premier closing et qui disposent ainsi d’un ou plusieurs actifs déjà en portefeuille ou « sécurisé » qu’il est plus facile d’analyser et de faire valider en comité d’investissement. En revanche, même si certains commencent à toucher les bornes maximales d’allocation autorisées, ils ne souhaitent pas vendre leurs positions. Ils ont gelé leurs investissements, mais ils parviennent à faire valider par les conseils d’administration ces dépassements et ainsi à conserver leurs positions. Nous ne constatons pas de ventes forcées pour l’instant. Certains en revanche envisagent de renforcer leurs positions via les opportunités qu’offrent les fonds de secondaire.
«Les directeurs d’investissement sont actuellement en train d’augmenter leurs allocations dans les stratégies obligataires liquides et font preuve d’une très grande sélectivité dans les actifs non cotés.»
Quelles perspectives pour 2023 ?
Avez-vous estimé les baisses de valorisation attendues ?
Riccardo Stucchi : Nous avons analysé les derniers chiffres disponibles à savoir ceux du troisième trimestre. Nous constatons des baisses de valorisation significatives. Les changements dans les valorisations ont évolué différemment selon les segments de marché. Sur le « buy out » par exemple, la dégradation des valorisations est de l’ordre de 8 à 10 %, elle est de 6 à 7 % sur la dette privée mezzanine, elle est plus importante sur le « distressed » à savoir autour de 15 %. En ce qui concerne le capital-risque, les baisses sont plus marquées sur le « late stage » de l’ordre de 15 à 20 % car la corrélation est plus forte avec les actifs liquides que sur les autres actifs. Ces chiffres globaux doivent être nuancés, ils cachent par exemple des dispersions selon les zones géographiques. Nous avons aussi analysé le marché secondaire, les propositions de rachat intègrent des décotes comprises entre 40 et 50 % ! En revanche, il n’y a pas eu d’exécution à ces prix. Aucun investisseur n’a souhaité vendre. Enfin, la classe d’actifs gagnante sur le troisième trimestre 2022 est celle des infrastructures en capital avec une baisse de l’ordre de 4 à 6 % sur les deux premiers trimestres, mais les valorisations ont à nouveau augmenté au troisième trimestre car la hausse de l’inflation a compensé la hausse des taux d’intérêt. C’est la seule classe d’actifs qui possède véritablement des taux d’intérêt variables. Cette évolution dans les valorisations va permettre aux investisseurs de reprendre la main par rapport aux gestionnaires.
Nick Grant : Nous n’avons pas constaté de réduction des valorisations sur les infrastructures. Nous faisons appel à des experts indépendants pour estimer la valorisation de chacune des 25 sociétés que nous possédons en portefeuilles et nous n’avons pas constaté de correction à la baisse. Certaines se portent mieux que d’autres, mais rien d’anormal. La hausse des taux d’intérêt est fortement compensée par une demande d’actifs d’infrastructures de qualité très supérieure à l’offre.
Fabrice Imbault : En termes de valorisation dans les domaines où nous intervenons, nous ne constatons pas non plus de baisse. Dans l’immobilier par exemple, des indexations automatiques sont prévues par rapport à l’inflation. Les mécanismes sont similaires à ceux évoqués précédemment dans les infrastructures. En revanche, nous constatons que certains porteurs de projet conçus sur des hypothèses issues de l’ancien monde sont difficiles à financer. Ils nécessitent souvent un repricing. Les actifs en place conservent leur valorisation, mais les nouveaux projets doivent être ajustés afin de reconstituer une prime d’illiquidité. Sur la partie capital investissement, nous intervenons essentiellement sur le financement des PME en région dont les valorisations auront finalement été peu impactées par les récents bouleversements. Bien sûr, certaines, plus dépendantes des coûts de l’énergie ont vu leur marge se dégrader, mais espèrent un retour à la normale dans les prochains mois. Il y a encore beaucoup de liquidités qui s’orientent vers ce type d’investissement. 2023 sera sans doute une année avec beaucoup plus de sélectivité, les investisseurs seront plus regardants, ils vont privilégier les entreprises les plus performantes en termes de génération de marge. Les fondamentaux vont à nouveau avoir du sens.
Caisse des Dépôts : Données clefs sur la gestion des actifs illiquides
- Effectifs actifs illiquides : 46 dont 28 gérants/analystes sur un total de 94 professionnels dont 73 gérants/analystes.
- Encours actifs illiquides : 15 milliards d’euros, près de 7 % des encours globaux qui ressortent au total à 245 milliards d’euros.
- Philosophie d’investissement : gestion directe/internalisée, long terme, 100 % ESG, engagement exigeant et réaliste, développement d’actifs réels à forte performance énergétique, création de valeur.
Quelles sont les perspectives en termes de rendement et de levées de fonds pour 2023 ?
Riccardo Stucchi : Pour les investisseurs, 2023 devrait se caractériser, comme certains d’entre vous l’ont signalé, par une plus grande sélectivité des investisseurs en matière de fonds. L’activité de sélection de fonds est un vrai métier qui demande des ressources, de la technologie, des bases de données. Les grands investisseurs institutionnels disposent des moyens nécessaires pour les mener, mais pas forcément ceux de taille moyenne et réduite sans même parler de l’industrie orientée vers la clientèle des particuliers. En parallèle, la diversification devrait se renforcer. Enfin, j’aimerais signaler que ce n’est pas parce qu’il y a eu un passage à vide fin 2022 et peut-être début 2023 qu’il ne faut pas continuer à se comporter comme des investisseurs de long terme. Pour rappel, les années 2008/2009 ont été de bons millésimes en termes de performance.
Marie-Suzanne Mazelier : Après une année 2022 centrée sur l’inflation et la hausse rapide des taux d’intérêt, la question en 2023 sera celle de la croissance et de l’impact de l’augmentation des taux d’intérêt sur le cycle économique. L’inflation a été favorable à un grand nombre de projets d’infrastructure qui intègrent des indexations quasi systématiques. Du côté de la dette, les taux variables ont permis aux investisseurs de bénéficier de la hausse des taux d’intérêt. Sur la valorisation des projets, ceux possédant des flux de trésorerie à long terme, prévisibles, sont privilégiés. Le marché de l’immobilier est de son côté en attente. Les projets sont moins nombreux car les sponsors ne souhaitent pas se refinancer à des niveaux de taux d’intérêt plus élevés et sont dans l’attente d’une certaine stabilisation. S’agissant de la dette privée et plus particulièrement du segment des « leveraged loans », le marché est très résilient jusqu’à présent avec cependant beaucoup de dispersion. Cette dispersion perdurera en 2023 compte tenu des évolutions en matière de croissance économique. Après un premier semestre 2022 impacté par l’inflation et la guerre en Ukraine, nous avons assisté à un rebond des « leveraged loans » permettant de contenir la baisse des performances annuelles autour d’une moyenne de 3 %, mais la dispersion est très forte. Certains prix sont ainsi revenus proches du pair alors que d’autres affichent encore des décotes significatives de l’ordre de 40 % ! Cette dispersion devrait perdurer en 2023, compte tenu des fondamentaux des entreprises. Certaines d’entre elles devant être davantage fragilisées par la moindre croissance économique et par l’impact de la remontée des taux d’intérêt.
«Nous avons réduit volontairement nos investissements en immobilier l’an dernier par rapport au progamme initialement prévu. En effet, alors que les taux d’intérêt avaient grimpé de 100 à 150 points de base, les valorisations ont peu bougé.»
Laurence Tortosa : En matière d’immobilier, nous constatons aussi un certain attentisme et cela devrait perdurer au premier semestre 2023. Une baisse des valorisations est attendue au 31 décembre 2022, mais celle-ci devrait plus probablement se matérialiser au premier semestre 2023. Lorsque nous les interrogeons, les gérants immobiliers nous indiquent que les contrats intègrent bien une indexation des loyers, mais qu’ils vont devoir, au cas par cas prévoir des exemptions afin de conserver les locataires en place et de ne pas détériorer les taux d’occupation des actifs. Ils doivent prendre en compte la réalité du terrain, il n’est pas toujours évident que l’ensemble des acteurs économiques puissent dans un contexte difficile supporter des hausses trop importantes des loyers.
Joël Prohin : En matière d’immobilier, en effet, une indexation des loyers sur l’inflation est prévue, ce qui induit une hausse du revenu immobilier, mais en parallèle, le taux d’actualisation doit être revu afin d’intégrer la hausse des taux d’intérêt et cela est plutôt négatif pour le secteur. Par ailleurs, en 2022 – et cela devrait continuer en 2023 – les sous-segments de l’immobilier ont évolué en ordre dispersé. La logistique, qui avait connu une embellie remarquable en 2021, a corrigé, mais finalement les valorisations sur deux ans restent stables. Le secteur revient ainsi sur ses niveaux de valorisation pré-Covid. L’hôtellerie affiche d’excellents résultats, bien au-delà des attentes ; le taux d’occupation n’a pas retrouvé les mêmes niveaux qu’avant la Covid, mais l’activité est soutenue. Nous constatons par ailleurs toujours une large dispersion sur les commerces. Sur les segments où nous sommes le plus présents, le résidentiel résiste bien, même si dans certaines zones géographiques comme en Suède, le recul est très important. Aujourd’hui, les effets de second tour, à savoir la hausse des coûts de financement pour les particuliers, ne se sont pas traduits par une baisse significative des valorisations. Sur les bureaux, la dispersion s’est encore accentuée. Les biens « core » n’ont enregistré aucune correction. Les investisseurs n’ont pas pris en compte la hausse des taux d’intérêt car une forte valeur patrimoniale est attachée à ces biens. En revanche, les valorisations des biens en seconde couronne ont plongé. Depuis 2021, pour un même budget, les entreprises préfèrent louer des bureaux plus petits, mais plus centraux que des bureaux en périphérie.
A Plus Finance : Données clefs sur la gestion des actifs illiquides
- Effectifs dans les actifs illiquides : 20.
- Encours sous gestion dans les actifs illiquides : 1 milliard d’euros à fin 2021.
- La philosophie d’investissement en quelques mots : depuis plus de 20 ans, A Plus Finance met la finance au service de projets à haut potentiel d’innovation et d’impact sociétal. Le groupe investit dans l’économie réelle en finançant les PME au cœur des territoires et l’immobilier destiné aux seniors. Groupe engagé, A Plus Finance est un acteur reconnu dans le financement de l’investissement à impact sociétal & environnemental.
Marie-Suzanne Mazelier : En ce qui concerne les actifs immobiliers, à Paris intra-muros QCA (quartier central des affaires), la progression des loyers continue, compensant partiellement la décompression des rendements. A contrario, en seconde couronne, nous observons que les projets rencontrent des difficultés à se placer. Ce phénomène est accentué par le décret tertiaire et la prise en compte des enjeux ESG sur les bâtiments. Des rénovations vont devoir être mises en œuvre dans une optique d’amélioration énergétique, de prise en compte des nouveaux modes d’organisation du travail, de protection de l’environnement et de la biodiversité. Une disparité devrait ainsi perdurer entre les actifs de bonne qualité bien situés et les autres.
Les investisseurs doivent-ils se focaliser uniquement sur les actifs de qualité ?
Joël Prohin : En matière d’immobilier, l’obsolescence de certains bâtiments va devoir être prise en compte dans la valorisation. Cependant, elle peut constituer une opportunité. Si la valorisation de biens à restructurer devient intéressante, il est possible de les acquérir afin d’en faire des produits adaptés au contexte actuel.
Laurence Tortosa : Le retour du rendement dans l’obligataire va pousser les investisseurs institutionnels à privilégier les stratégies à forte valeur ajoutée. En matière d’immobilier, il est important maintenant de raisonner en termes de TRI (rendement global) et de saisir des opportunités liées à l’amélioration ou la transformation des actifs induites notamment par le décret tertiaire.
«Nous sommes en train de passer d’un monde où les investisseurs étaient focalisés sur le rendement d’un investissement immobilier à la prise en compte plus systématique du TRI. »
Joël Prohin : Nos équipes spécialisées dans l’immobilier ont pour instruction de considérer uniquement le TRI. Nos investissements en immobilier doivent offrir un spread par rapport à l’OAT 15 ans qui apporte aujourd’hui une rémunération intéressante. Nous définissons un objectif de performance qui intègre celle de l’OAT et à laquelle s’ajoute un rendement additionnel variable selon le segment immobilier. Nous devons toujours raisonner ainsi.
Fabrice Imbault : Nous intervenons beaucoup en région et dans les territoires. Il y a beaucoup d’opportunités de création de valeur en restructuration notamment de renouvellement urbain en périphérie et en cœur de ville des agglomérations les plus dynamiques. Les investisseurs ont une véritable appétence pour ces projets. Nous sommes en effet en train de passer d’un monde où les investisseurs étaient focalisés sur le rendement à une prise en compte plus systématique du TRI de l’investissement. Cela les conduit à privilégier les opérations à forte valeur ajoutée et à modifier leur appréhension du risque sur ce type d’actif.
Marie-Suzanne Mazelier : Investir dans des actifs réels via des projets est la façon la plus transparente de participer à la transition environnementale, en limitant le risque de « greenwashing ». L’intégration des critères ESG, avec notamment les enjeux liés à la trajectoire bas carbone, évolue, s’améliore de façon continue avec la prise en compte récemment de la biodiversité.
ESG, climat, impact, quelles sont les approches priviligiées ?
Dans les actifs illiquides, les gérants cherchent-ils à intégrer les critères ESG ou vont-ils plus loin et cherchent-ils à avoir de l’impact ?
Joël Prohin : Il faut d’abord définir l’impact. En France, Finance For Tomorrow a conduit récemment une réflexion qui a permis de définir cette notion de façon rigoureuse. Selon celle-ci, l’impact s’appuie sur trois critères : l’intentionnalité, l’additionnalité et la mesurabilité. Le premier et le troisième sont relativement faciles à mettre en œuvre et à comprendre. L’intentionnalité est évidente : les fonds, les investissements se donnent un objectif de développement durable : la préservation de l’environnement, l’emploi, etc. La mesurabilité repose sur des indicateurs de performance ou KPI (« key performance indicators »). L’additionnalité signifie qu’un investissement permet d’obtenir un résultat qui ne serait pas advenu sans ce dernier. Ce paramètre est à la fois difficile à obtenir et il n’est pas partagé par tous. Mais pour ne pas galvauder le terme d’impact et ne pas faire de l’« impact washing », ce dernier critère nous semble indispensable.
Fabrice Imbault : Cette définition commence à faire consensus auprès des acteurs gestionnaires et investisseurs. Néanmoins, la mesurabilité, même s’il est possible de trouver les KPI qui reflètent la performance extra-financière, n’est pas évidente à mettre en œuvre. Cela est notamment le cas dans le cadre de la classification SFDR. Beaucoup de gérants ont opté pour une classification de leurs fonds dans la catégorie article 9 et ont dû faire marche arrière notamment en raison de ce sujet de mesurabilité qui n’est pas si simple dans la pratique à traiter. En ce qui nous concerne, nous gérons un fonds article 9 dans l’immobilier à vocation inclusive, que nous avons lancé avec la Banque des Territoires. La partie mesurabilité a nécessité un travail important en amont sur la définition des critères, positifs mais également négatifs, à utiliser et sur la façon dont leur évolution sera mesurée dans le temps. C’est un travail complexe qui est un véritable engagement dans le temps pour l’équipe de gestion.
SCOR Investment Partners : Données clefs sur la gestion des actifs illiquides
- Effectifs totaux : 87 collaborateurs SCOR Investment Partners au 30/11/2022.
- Encours sous gestion dans les actifs illiquides : au total, les actifs sous gestion de la société s’élèvent à 18 milliards d’euros au 30/11/2022 (engagements non tirés inclus) dont 1,6 milliard d’euros de prêts aux entreprises (leveraged loans), 1,6 milliard d’euros en dette infrastructure et 1,2 milliard d’euros en dette immobilière.
- La philosophie d’investissement en quelques mots : SCOR Investment Partners, société de gestion de portefeuilles du 4e réassureur mondial SCOR, développe depuis plus de 10 ans des stratégies de diversification obligataire durables pour le compte d’investisseurs institutionnels. Fort d’une approche proactive de l’investissement durable, la société de gestion applique une politique d’investissement durable à l’ensemble de ses investissements et développe des stratégies best-in-class et thématiques.
Marie-Suzanne Mazelier : La prise en compte de la notion d’impact nécessite une analyse quantitative et qualitative reposant sur un dialogue avec nos sponsors, une étude fine des projets et des questionnaires de suivi. Il s’agit d’un travail minutieux pour tenir compte des spécificités de chaque secteur et de chaque projet. Cette méthodologie permet notamment de mesurer la matérialité des projets, tout en évaluant leurs impacts négatifs (c’est-à-dire PAI). Nous avons ainsi lancé un fonds de dette corporate article 9 (SFDR) reposant sur une analyse et un suivi de tous les émetteurs, afin de financer des sociétés s’engageant à limiter leur impact environnemental grâce notamment à une utilisation plus durable de l’eau et de l’énergie, ou à une politique de réduction des déchets.
«Investir dans des actifs réels via des projets constitue la façon la plus transparente de participer à la transition environnementale en limitant le risque de “greenwashing”. »
Nick Grant : En Angleterre, lorsque l’on évoque le terme d’impact, c’est généralement pour décrire les fonds à impact qui ont pour mission première la prise en compte de l’ESG. Plus généralement, la guerre en Ukraine a changé la façon dont les investisseurs conçoivent l’ESG. Durant les cinq années précédentes, nous pouvons distinguer trois phases en ce qui concerne les infrastructures. Jusqu’en 2019, le discours de l’industrie financière était le même. Il consistait à mettre en avant l’importance de l’ESG dans les process de gestion, mais l’industrie a surtout pratiqué le « greenwashing ». Entre le discours des gérants et la réalité des process d’investissement, l’écart était relativement important. A partir de 2019-2020, une inflexion est notable. De nombreux investisseurs institutionnels ont adopté des engagements vis-à-vis de la neutralité carbone à un horizon 2050. L’industrie de la gestion d’actifs a suivi le même chemin. Les engagements « net zero » (c’est-à-dire vers la neutralité carbone) des sociétés, des gouvernements, des villes et des investisseurs sont passés dans le monde de 15 % en 2019 à 75 % en 2021 ! Cette évolution a eu des effets très positifs, mais aussi quelques effets pervers. A titre d’exemple, j’ai travaillé sur une transaction fin 2019 dans les réseaux de chaleur dans les Pays baltes. Cette chaleur était générée par du charbon. Nous souhaitions acquérir ces infrastructures afin de les transformer en passant d’une production de chaleur via le charbon à des énergies renouvelables via la biomasse. Nous sommes parvenus à trouver des financements pour mener cette transition en deux ans. Cependant, aucun de nos compétiteurs (la vente se faisant sous la forme d’un appel d’offres), n’a trouvé de financements. Les banques ont refusé de les financer car il s’agissait de charbon. Le vendeur a suspendu la vente car il n’y avait qu’un acheteur et donc pas suffisamment d’offres pour boucler la procédure. Finalement, l’opérateur a poursuivi son activité et utilise toujours le charbon. L’exclusion a donc quelquefois des effets pervers. Les financeurs se détournent des énergies fossiles et réduisent la capacité de cette industrie à se transformer. La guerre en Ukraine a entraîné un tournant majeur vis-à-vis du « tout exclusion ». En Angleterre, nous évoquons le trilemme de l’énergie : soutenabilité, sécurité d’approvisionnement, « l’abordabilité » ou les prix d’accès. Jusqu’à la guerre en Ukraine, la soutenabilité était le critère essentiel en matière d’énergie en particulier en Europe. Mais depuis, les notions de sécurité des approvisionnements et la nécessité de s’assurer que les prix soient abordables sont redevenues essentielles. La guerre en Ukraine a conduit les autorités publiques à adopter une approche plus pragmatique. Actuellement, 70 % de l’énergie utilisée en Europe est d’origine fossile, même si nous limitons le réchauffement climatique à 2,5 degrés, en 2050, l’énergie fossile représentera encore 62 % de notre consommation en Europe. Il est donc indispensable de continuer à financer la transition.
Joël Prohin : Les investisseurs institutionnels sont en effet écartelés entre un certain réalisme (l’économie a encore besoin des énergies fossiles !), et les pressions des organisations non gouvernementales (ONG) qui considèrent que la soutenabilité passe par une exclusion systématique des énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz) sans discrimination. Pour un acteur comme la Caisse des Dépôts qui sur ce sujet veut à la fois être exigeant et réaliste, l’exercice demande un questionnement permanent. Nous affichons une ambition très forte en matière de développement durable, mais notre analyse doit aussi s’appuyer sur le monde tel qu’il est et pas tel que nous le rêverions.
Groupe Hexagone : Données clefs sur la gestion des actifs illiquides
- Effectifs dans les actifs illiquides : 20 collaborateurs sur un total de 25. Les équipes sont organisées autour de 7 associés.
- Investisseurs conseillés : 300 investisseurs accompagnés, dont 275 institutionnels français, pour 7,5 milliards intermédiés.
- Philosophie du groupe : Depuis 10 ans, le groupe Hexagone accompagne les investisseurs sur l’ensemble des problématiques de leurs placements. Les équipes interviennent notamment sur l’allocation, l’organisation d’appels d’offres, les due diligences, la sélection de produits et l’intermédiation. Elles réalisent les reportings de performance, de risque, la transparisation et l’analyse ESG, et répondent à des demandes spécifiques.
Quelles sont les grandes lignes de vos stratégies ESG ?
Marie-Suzanne Mazelier : Sur la partie actifs illiquides, et en particulier sur l’infrastructure, nous avons défini notre propre méthodologie, en lien avec les avancées de la taxonomie européenne. Par ailleurs, nous avançons sur la biodiversité qui devient un thème majeur même si l’approche n’est pas encore normée et uniforme. Chez SCOR Investment Partners, nous étudions par exemple l’utilisation des ressources comme l’eau ou l’énergie et la politique de gestion des déchets afin d’analyser l’impact sur le capital naturel. Notre démarche repose principalement sur l’engagement auprès de nos entreprises pour plus de transparence et pour converger à terme vers des indicateurs clés universels, sur le segment dette privée. Dans la phase de la sélection de projets dans l’immobilier ou encore les infrastructures, nous interrogeons les sponsors sur les enjeux autour de la biodiversité. Quelques acteurs aujourd’hui dans l’immobilier mesurent l’impact biodiversité avant et après la mise en œuvre des projets. Nous visons à vérifier à notre échelle qu’il n’y ait pas d’impacts négatifs dans les projets que nous finançons.
Nick Grant : Notre approche est la même depuis de nombreuses années. Nous sommes un acteur de long terme et à ce titre nous nous focalisons sur l’amélioration des actifs dans lesquels nous investissons et non sur l’exclusion. Notre approche est avant tout pragmatique. Nous investissons à un horizon de 15 ans et sommes généralement détenteurs à 100 % de nos sociétés en portefeuille. A ce titre, nous siégeons dans les conseils d’administration, sommes présents au quotidien auprès du management. Nous nous fixons cinq objectifs, parmi ceux-ci figure la réduction des accidents qui peuvent être nombreux dans les infrastructures. Il convient de les traiter en priorité. Nous avons également mis en place une stratégie afin de contribuer à contenir le réchauffement climatique. Nous suivons le thème de la gouvernance ainsi que celui de la diversité et enfin, le cinquième relève de la politique du personnel. Les recrutements sont difficiles, le personnel doit être très engagé dans le projet, récompensé, formé, etc.
Riccardo Stucchi : Nous constatons à travers nos sélections de fonds que les méthodologies ISR sont plus avancées dans les stratégies illiquides que dans les stratégies liquides traditionnelles. Les gérants d’actifs privés, toutes classes d’actifs confondues, intègrent pleinement et depuis longtemps le fait que l’ISR, l’ESG et l’impact sont des facteurs de risque, mais aussi la source d’opportunités sur le long terme. Les gérants privés s’appuient sur des outils, des experts qui prennent en compte ces facteurs.
Nick Grant : Cela n’est pas surprenant. Les investisseurs qui détiennent l’intégralité du capital des sociétés dans lesquelles ils investissent, siègent au conseil d’administration. Ils sont partie prenante des décisions, participent à la définition de l’agenda, de la stratégie. Par conséquent, l’impact est plus important que ceux qui possèdent quelques points de base du capital d’une firme cotée en Bourse.
Fabrice Imbault : La dimension d’impact est systématiquement intégrée dans l’ensemble de nos fonds, tout en l’adaptant à la stratégie de chacun. Cela répond à une évolution de l’environnement de l’investissement, mais aussi des investisseurs pour qui cette dimension est devenue un élément déterminant dans leur politique d’investissement. Cela se traduit par des demandes de mesures précises et des reportings adaptés. L’objectif pour eux est de pouvoir agréger toutes ces données dans leurs propres reportings. La capacité à mesurer et surtout à dégager de la performance extra-financière est maintenant une part importante de l’équation.
«Les investisseurs préfèrent investir dans un fonds article 8 avec une approche bien comprise plutôt que de sélectionner un fonds article 9, mais qui risque d’être requalifié. »
Laurence Tortosa : Les investisseurs s’inscrivent dans deux catégories : ceux qui sont sensibles aux problématiques ESG et ceux qui ne le sont beaucoup moins, mais sont forcés d’évoluer du fait de la réglementation. Depuis deux ans, les investisseurs ont commencé à rédiger des reportings ESG dans la cadre des obligations imposées par l’article 29 de la loi Energie Climat. Ils sont plus faciles à réaliser sur la partie des actifs cotés car les informations sont publiques, disponibles via les fournisseurs de données spécialisés, mais elles sont en revanche encore peu normées et peuvent diverger en fonction des fournisseurs ou des approches de chaque société de gestion. Sur les actifs non cotés, l’approche ESG est davantage fondamentale. Elle consiste à comprendre l’entreprise, ses impacts, ce qu’elle veut faire. Les analyses sont personnalisées et tiennent compte du processus d’amélioration mis en place (approche « best in progress »). Lorsque nous intervenons pour le compte d’investisseurs institutionnels dans la sélection de fonds, ils nous fixent comme objectif d’améliorer la durabilité de leur portefeuille. Cela passe par la sélection de nouveaux produits avec une réelle approche ESG à savoir plutôt des fonds dans la catégorie article 8. Ils préfèrent en effet investir dans un fonds article 8 avec une approche bien comprise plutôt que de sélectionner un fonds article 9, mais qui risque d’être requalifié. Ces requalifications sont davantage problématiques pour les fonds non cotés que pour les fonds cotés sur lesquels les arbitrages sont plus faciles à réaliser. Dans un fonds illiquides, les sorties peuvent en effet être problématiques. Nous parvenons d’autant plus à sensibiliser les investisseurs y compris les moins ouverts à l’ESG que nous considérons celle-ci comme une analyse de risque complémentaire plutôt que comme une approche thématique et/ou idéologique.
Marie-Suzanne Mazelier : Pour convaincre les investisseurs, il est important d’avoir un bon équilibre dans la proposition de valeur en présentant un rendement financier consistant par rapport à l’environnement actuel, tout en menant en parallèle une démarche proactive et qualitative pour évaluer la durabilité des projets financés.
Joël Prohin : Pour un investisseur comme nous qui procédons à nos propres due diligences ESG, la labellisation 8 ou 9 nous importe peu. Nous ne nous fixons pas d’objectif dans ce domaine. Nous analysons l’approche adoptée par chaque société de gestion et surtout la réalité des moyens mis en face. Un fonds de capital investissement avec une douzaine de participations dans des entreprises du mid market doit intégrer un professionnel dédié à l’ESG qui intervient auprès de ces différentes entreprises afin de les faire avancer sur des sujets liés à l’environnement et au social. Disposer d’un professionnel dédié nous semble être le minimum à respecter, et nous le valorisons car une PME ne possède pas forcément en interne les compétences pour avancer sur l’ESG ; en revanche, elle doit être accompagnée par le fonds d’investissement qui est majoritaire ou minoritaire à son capital sur ces sujets. Il est aussi intéressant de poser la question de la rémunération des dirigeants sur la base d’objectifs ESG. Ce type d’objectif est plus facile à imposer dans une entreprise non cotée que dans une entreprise cotée.
En bref
La hausse des taux d’intérêt engagée en 2022 change radicalement le paradigme de la gestion d’actifs. Après plusieurs années marquées par un fort engouement pour les actifs non cotés, les gérants ont constaté l’an dernier un moindre intérêt des investisseurs institutionnels pour ces actifs. En effet, pour nombre d’entre eux les allocations stratégiques se sont déformées de façon passive en raison de la diminution des valorisations dans les principales classes d’actifs cotés. Pour conserver leur allocation stratégique dans les fourchettes autorisées, certains ont dû stopper leurs investissements dans les actifs illiquides et ont gelé tous les nouveaux engagements. Pour d’autres, le ralentissement s’explique par un certain attentisme, les investisseurs anticipant des baisses de valorisation. Pour autant, les spécialistes se montrent optimistes. Certes, la sélectivité risque d’être plus importante, mais l’intérêt des investisseurs est toujours présent pour les actifs illiquides, pour peu qu’ils parviennent à conserver leur prime d’illiquidité. Par ailleurs, certains escomptent des décotes sur le marché secondaire et veulent en bénéficier. Enfin, les solutions ayant pour sous-jacents des actifs d’infrastructure se démarquent de l’ensemble du marché car elles apportent une protection contre l’inflation.
Les intervenants
Nick Grant, associé, responsable de la gestion d’actifs, Igneo Infrastructure Partners au sein du groupe First Sentier Investors
- Nick Grant est associé au sein de l’équipe d’investissement dans les titres d’infrastructures basée à Londres et est responsable de la gestion d’actifs. Il est également membre du comité d’investissement du fonds EDIF III et est responsable de la gestion des actifs d’infrastructure pour l’Europe. Il siège actuellement au conseil d’administration des sociétés Coriance, Enfinium et Scandlines dans lesquelles la société de gestion est investie. Avant de rejoindre l’équipe en 2018, Nick Grant a été président-directeur général de Severn Trent Services et a occupé des postes de direction chez Centrica PLC et Marakon Associates. Il est titulaire d’une maîtrise en administration des affaires (MBA) de la London Business School et d’une maîtrise en gestion d’Ipesup (Paris).
Joël Prohin, directeur du département de la gestion des placements de la Caisse des Dépôts (CDC) au sein de la direction des gestions d’actifs
- Responsable de portefeuilles d’une valeur de 225 milliards d’euros, investis en obligations, actions, immobilier, capital-investissement, infrastructures et forêts, gérés pour l’essentiel en interne, Joël Prohin encadre cinq équipes de gérants (85 personnes au total). Il est aussi le représentant de la CDC au comité stratégique de l’Association française des investisseurs institutionnels (Af2i) et il préside la commission investissement responsable de cette association. Avant de rejoindre la CDC en 2011, Joël Prohin était directeur de la politique des investissements d’Allianz France. Il a travaillé auparavant dans la gestion actif-passif, à la fois dans l’assurance (AGF) et dans la banque (Crédit National). Il est diplômé de l’Ensae (École nationale de la statistique et de l’administration économique), promotion 1988, et titulaire d’un DEA de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne.
Fabrice Imbault, directeur général d’A Plus Finance
- Diplômé de l’European Business School et de l’Université Paris Dauphine – master Banque Finance, Fabrice Imbault débute sa carrière en 1996 chez W Finance (groupe Allianz) comme responsable marketing puis responsable du département d’ingénierie financière et patrimoniale. En 2004, il devient directeur du marketing d’Edmond de Rothschild Asset Management. En 2007, Il est nommé directeur du marketing et de la communication chez Oddo Asset Management. En 2009, Fabrice Imbault devient directeur du développement chez A Plus Finance, puis directeur général en 2014.
Riccardo Stucchi, président de Russell Investments France
- Riccardo Stucchi a rejoint Russell Investments en 2019 en qualité de country manager pour la France. Il a été nommé président de Russell Investments France le 18 juin 2021. A ce titre, il est en charge du développement des solutions multi-actifs dédiées aux investisseurs institutionnels et aux partenaires, tout en faisant la promotion des services de Russell Investments. Avant de rejoindre Russell Investments, Riccardo a passé 13 ans chez BlackRock. Précédemment, de 2001 à 2006, il a dirigé l’équipe institutionnelle de State Street Global Advisors (SSgA) en France. Il a commencé sa carrière chez JP Morgan en Italie avant d’intégrer BNP Paribas. Riccardo a obtenu une maîtrise en économie à l’Université catholique de Milan et est titulaire de deux masters en stratégies alternatives illiquides (CAIA) et en gestion des risques (FRM).
Laurence Tortosa, associée du groupe Hexagone
- Avant de participer à la création en septembre 2016 et au développement de l’activité de conseil en gestion d’actifs du groupe Hexagone, Laurence Tortosa disposait de 25 ans d’expérience au sein de différentes sociétés de conseil en gestion d’actifs (dont AON Hewitt, Amadeis). Elle accompagne une trentaine d’investisseurs français sur différentes thématiques autour de la gestion de leurs actifs (allocation, sélection de supports de placements et/ou sociétés de gestion, suivi des portefeuilles, etc.) pour des portefeuilles allant de 50 millions d’euros à 10 milliards d’euros. Elle est également responsable de l’équipe d’analyses (actifs cotés et actifs non cotés) et des pôles d’expertise du groupe. Laurence Tortosa est titulaire du DCG (expertise comptable) et du master de gestion de patrimoine de Kedge Business School.
Marie-Suzanne Mazelier, directrice des investissements et membre du directoire de SCOR Investment Partners
- Marie-Suzanne rejoint SCOR Investment Partners en mars 2015, en tant que responsable de la gestion aggregate. En octobre 2021, elle est nommée directrice des investissements et supervise l’ensemble des équipes de gestion de SCOR IP. Elle est aussi membre du directoire de SCOR Investment Partners. De 2013 à 2015, elle était en charge, au sein d’Amundi, de l’allocation d’actifs et de la supervision des investissements de compagnies d’assurances. Elle a commencé sa carrière chez BNP Paribas Investment Partners, en tant que gérant aggregate, responsable de la stratégie inflation. Marie-Suzanne est titulaire d’un DEA d’économie mathématique et d’économétrie de l’Université Paris II et est diplômée de l’Essec.