Grand Débat

Dette privée : les investisseurs institutionnels privilégient les solutions seniors

Publié le 25 octobre 2024 à 10h00

Sandra Sebag    Temps de lecture 31 minutes

Si les levées de fonds auprès des investisseurs institutionnels ont diminué ces derniers mois, la dette privée, et en particulier celle dédiée aux corporates et aux infrastructures, résiste mieux que les autres segments des actifs privés. Certains investisseurs institutionnels ont en effet arbitré des mandats de capital-investissement en faveur de la dette privée. Plus généralement, les clients institutionnels ont adapté leur comportement au nouveau contexte de marché : ils privilégient les fonds les plus gros avec un encours supérieur à un milliard d’euros et proposés par les grandes sociétés de gestion. Ils se focalisent aussi davantage sur les structures seniors. Ils sont enfin également à la recherche de solutions flexibles qui associent différents segments de la dette privée ou de la dette privée avec du crédit public. Pour 2025, les gérants anticipent un redémarrage plus net des levées de fonds et de nouvelles opportunités d’investissement. La baisse des taux d’intérêt devrait en effet être favorable à la classe d’actifs dans la mesure où elle permettra une recrudescence des opérations de fusions et acquisitions. Ils anticipent aussi un déploiement de la classe d’actifs auprès de nouvelles catégories de clientèle.

Les intervenants :

  • Emmanuel Deblanc, M&G
  • Thierry Vallière, Amundi
  • Roger Caniard, MACSF
  • Stéphanie Passet, BNP Paribas Asset Management

Photos : ©DR

Les levées de fonds ont-elles ralenti sur tous les segments de la dette privée ?

Stéphanie Passet, coresponsable de la dette infrastructure de BNP Paribas Asset Management : Les volumes de levées de fonds dans la dette privée spécialisée dans les infrastructures se sont certes réduits en 2023, comme l’ensemble des classes d’actifs privés, mais avec moins d’acuité que dans les autres segments de ce marché. Par ailleurs, nous constatons, depuis le début de l’année 2024, une accélération des levées de fonds. A fin septembre, les levées de fonds dans la dette d’infrastructure se situaient au même niveau en termes de volume que pour l’ensemble de l’année 2023, et l’activité est soutenue. Cette résilience s’explique par les caractéristiques propres à la dette d’infrastructure. Cette dernière finance des services essentiels à l’économie et aux populations. La demande est par ailleurs largement inélastique aux cycles économiques. Elle offre une protection contre l’inflation. Elle affiche une bonne prévisibilité en matière de flux de trésorerie. Elle est enfin décorrélée par rapport aux marchés cotés et affiche donc finalement un profil de risque beaucoup moins volatil. La dette privée dédiée aux infrastructures a ainsi de belles perspectives de croissance dans les prochaines années. Les capitaux privés représentent encore une faible proportion et constituent un relais des financements publics qui sont contraints par les déficits publics qui s’accumulent et des dettes publiques devenues vertigineuses dans certains pays européens. Les perspectives sont donc largement positives, qu’il s’agisse du segment de la dette senior ou de la dette junior. Il convient enfin de signaler que la dette d’infrastructure permet de répondre à des enjeux importants tels que celui du financement de la transition énergétique et digitale, et intéresse à ce titre de plus en plus d’investisseurs. Nous constatons dans cette perspective le développement de fonds à impact ou sur le climat.

Thierry Vallière, directeur de la plateforme de dette privée d’Amundi : A la suite de la hausse brutale des taux d’intérêt, les levées de fonds sont devenues plus difficiles depuis dix-huit à vingt-quatre mois auprès de la clientèle institutionnelle en raison notamment d’un effet dénominateur marqué. En 2022, lorsque les actifs liquides (actions et obligations) ont fortement corrigé simultanément, les actifs privés, par nature moins volatils et dont la valorisation s’ajuste plus lentement, ont subitement occupé une part plus importante dans l’allocation d’actifs des investisseurs institutionnels, forçant ces derniers à diminuer leurs programmes d’investissement. Par ailleurs, la forte hausse des taux d’intérêt engagée à partir de 2022 a réduit l’intérêt relatif des actifs privés par rapport aux actifs cotés. En effet, les primes dégagées sur la dette privée étant plus ou moins constantes sur longue période, leur part dans le rendement total s’est mécaniquement réduite avec la hausse des taux d’intérêt, rendant les obligations publiques plus attractives. Nous avons donc assisté au cours des vingt-quatre derniers mois à une baisse des levées de fonds sur les marchés de la dette privée en Europe de l’ordre de 40 %. Les levées de fonds mettent deux fois plus de temps à être finalisées. Il faut actuellement environ vingt-quatre mois pour les boucler. Nous constatons également une nouvelle tendance : les clients institutionnels privilégient les fonds les plus gros avec un encours supérieur à un milliard d’euros gérés par les grandes sociétés de gestion. Dans le détail, sur la période 2022/2023, nous avons observé un intérêt marqué des investisseurs pour les stratégies dites de « direct lending » qui offraient un point d’entrée intéressant, en finançant des PME et ETI délaissées par les banques. Ces stratégies restent actives cette année. Depuis le début 2024, nous assistons parallèlement à un retour de l’intérêt des investisseurs pour la dette immobilière. Ils font le constat d’un point d’entrée attractif sur la classe d’actifs, les rendements offerts étant relativement élevés, proches du niveau offert par les investissements en actions (equity) pour un risque sensiblement moins élevé. Pour rappel, les portefeuilles immobiliers ont fortement souffert de la hausse des taux d’intérêt engagée en 2022. Le cycle de la politique monétaire est maintenant en train de s’inverser, les spreads se sont écartés, les quantums de financement sont moins importants et portent sur des valeurs ajustées. Le couple rendement/risque sur la dette immobilière est donc très attractif. Les directions des investissements des grands institutionnels sont ainsi maintenant prêtes à considérer à nouveau ce type d’investissement.

Emmanuel Deblanc, directeur de la gestion actifs privés de M&G : Nous disposons d’un large portefeuille d’activité sur la dette privée, allant de la notation Investment Grade (IG) à l’action (equity), et intervenons dans ce cadre sur les tranches de CLO (Collateralized Loan Obligation) ou encore de capital réglementaire (Significant Risk Transfer ou SRT). Nous constatons sur le marché un volume d’activité conséquent sur tout ce qui est lié à l’optimisation des bilans des banques, qu’il s’agisse des portefeuilles d’actifs ou de capital réglementaire. En effet, le retour sur un investissement (« RoE ») en valeurs bancaires (equity) a été décevant ces dernières années pour les banques, compte tenu en grande partie de leurs contraintes réglementaires. Elles ont donc cherché à se délester d’une partie de leur bilan auprès d’investisseurs sophistiqués et de grande taille, qui y ont vu une opportunité. Notons par ailleurs que le marché américain commence à se développer sur ce créneau du capital réglementaire car les autorités américaines, avec les déboires constatés durant les deux dernières années par plusieurs banques régionales, ont décidé de renforcer les contraintes réglementaires sur les banques sur le modèle de ce qui se pratique en Europe. Nous anticipons une croissance importante de ce marché aux Etats-Unis dans les prochaines années et nous avons mis en place des moyens pour l’adresser.

Thierry Vallière, directeur de la plateforme de dette privée d’Amundi

Thierry Vallière a rejoint Amundi en 2015 en tant que directeur de la plateforme de dette privée. Précédemment, Thierry était directeur financier au Printemps, les grands magasins et le groupe immobilier, où il supervisait la comptabilité, la trésorerie et les financements, le juridique, la fiscalité, la planification financière, le développement et les fonctions administratives. Thierry a commencé sa carrière en 1998 chez Fiducial avant de rejoindre en 2000 la banque d’affaires Rothschild & Cie, où il était impliqué dans des situations de fusions/acquisitions, de conseil en financement et de restructuration en Europe jusqu’en 2010. Thierry est titulaire du DESCF et du DESS « Finance d’entreprise et ingénierie financière » de l’université Dauphine.

Données clés Amundi

  • Effectifs dans l’expertise : 35 professionnels expérimentés (dix-huit ans d’expérience en moyenne) et une présence locale dans cinq pays.
  • Encours dans l’expertise : La plateforme européenne de dette privée d’Amundi gère 8,7 milliards d’euros d’actifs sous gestion (chiffres à fin juin 2024), à travers trois domaines d’expertise complémentaires (dette corporate/direct lending, leveraged loans et dette immobilière). Amundi bénéficie d’un accès privilégié et éprouvé aux marchés privés, avec plus d’un milliard d’euros investis en moyenne chaque année.
  • Philosophie d’investissement : L’équipe réalise des financements rapides, flexibles et fiables pour les PME et ETI européennes qui investissent, cherchent à développer leurs activités ou à faire des acquisitions. Elle possède une approche sélective, ainsi qu’un processus d’investissement robuste et reconnu. Enfin, la performance durable et l’ESG sont au cœur du processus d’investissement avec 75 % des financements octroyés en 2023, dont le coût évolue en fonction de la performance financière et extra-financière des emprunteurs.

Portrait de Thierry Valliere chez Amundi à Paris par ©Magali Delporte. Cession de 3 ans en droits monde, communication interne et externe, presse et web.

Quelle est votre allocation d’actifs dans la dette privée ?

Roger Caniard, directeur financier de la MACSF : Nous sommes présents uniquement dans la dette privée corporate. Nous avons récemment rééquilibré notre portefeuille investi dans le non-côté en augmentant la part dédiée à la dette privée corporate au détriment des investissements en capital-investissement. Nous avons tous subi, ces dernières années, les écarts importants entre nos prévisions sur les cessions attendues et réalisées dans le domaine du capital-investissement. Une grande partie des assureurs et des investisseurs ont ainsi fait le choix d’investir sur des produits de dette privée qui affichent une bien meilleure prévisibilité que le capital-investissement en termes de retour sur investissement grâce à des calendriers précis sur les flux. Cette prévisibilité rassure aussi nos différentes parties prenantes. Les marges sur la dette privée sont restées stables dans la durée par rapport à l’Euribor, ce qui explique aussi l’intérêt de la classe d’actifs. La dette privée représente ainsi maintenant près de 15 % de nos allocations dans le non-coté, alors que nous n’étions pas présents dans la classe d’actifs il y a encore quelques années. Il est important de noter que nous utilisons le modèle standard afin de calculer le coût en capital dans le cadre de nos obligations associées à la directive Solvabilité 2. Nous ne pouvons donc pas optimiser le coût en capital sur ce type d’investissement. Il a donc fallu attendre que le rendement soit suffisamment attractif pour investir sur cette classe d’actifs, ce qui est le cas aujourd’hui.

Les délais ont augmenté pour les levées de fonds, la capacité des gérants à déployer le capital a-t-elle également diminué ?

Roger Caniard : Nous constatons que les gérants dans la dette privée ont beaucoup moins de mal à lever des capitaux que les fonds en equity. De même, le déploiement des capitaux est toujours aussi rapide car les banques sont moins actives que par le passé en matière de financement. Il est donc nécessaire de trouver des acteurs afin de se substituer aux banques.

Emmanuel Deblanc : En matière de déploiement des capitaux, plusieurs facteurs interviennent positivement. En effet, les banques en Europe sont moins actives en raison de leurs contraintes réglementaires. Elles concentrent leurs activités bilancielles sur des clients clés afin de maximiser l’utilisation de leur capital. Cela crée des opportunités. En contrepartie, depuis l’augmentation des taux d’intérêt engagée en 2022, les opérations de fusions et acquisitions se sont réduites. Les fonds de capital-investissement ont du mal à céder des participations. Le marché primaire est donc actuellement moins actif. Mais, dans la mesure où le monde privé augmente sa part de marché vis-à-vis des marchés publics, les émetteurs étant rebutés par la volatilité, les effets négatifs sont partiellement contrebalancés par les effets positifs. Enfin, la multiplication des risques géopolitiques contribue à la volatilité, cette dernière devrait ainsi perdurer.

Stéphanie Passet : En matière d’infrastructures, le marché Investment Grade (IG) est encore très bancarisé. Pour autant, les besoins sont tels en matière de transition énergétique que nous trouvons des opportunités. Il y a énormément de projets, de développement, ne serait-ce que pour soutenir la croissance du mix énergétique. Sur un marché de 300 milliards d’euros en Europe en matière d’investissement dans les infrastructures, l’énergie renouvelable représente 25 % de ce total. Un autre quart du marché est composé d’autres actifs liés à la transition énergétique, comme l’efficacité énergétique, le stockage par batterie ou le biométhane, par exemple. Les besoins sont très importants pour des nouveaux projets et pour du refinancement. Nous constatons aussi de nombreux besoins de financements de data centers (afin de stocker des données) en lien actuellement avec la numérisation de nos économies et, dans le futur, avec le développement de l’intelligence artificielle. Le troisième grand segment concerne le transport et l’électrification des usages. Par conséquent, même si les fusions et acquisitions ont ralenti, l’activité reste très soutenue. Il est aussi intéressant de constater que les spreads sont restés très stables. La volatilité est très faible. Concernant le segment inférieur à la notation Investment Grade, les banques ont une prise de risque limitée, ainsi, compte tenu des besoins, l’intervention des capitaux privés est déterminante. Nous pouvons apporter des financements complémentaires aux financements des actifs eux-mêmes. Bien que le déploiement demeure rapide, les acteurs doivent posséder une capacité d’origination solide. Nous devons parvenir à accéder à des actifs directement auprès des sponsors equity des projets ou leurs conseils. Nous avons par ailleurs la chance de faire partie d’un grand groupe bancaire avec une banque d’investissement de premier plan sur laquelle nous pouvons nous appuyer. Le groupe est fortement implanté en Europe, notamment auprès d’entreprises qui cherchent à réduire leur empreinte carbone. Cela nous aide à trouver des opportunités, à déployer plus vite. Par ailleurs, si on cherche de la valeur, il est toujours possible de capitaliser en dénichant des actifs de petite taille ou des acteurs moins connus donc plus compliqués à analyser ou dans une géographie moins évidente. Il est donc nécessaire aussi de posséder en interne une forte capacité d’analyse.

Thierry Vallière : Sur le long terme, la classe d’actifs devrait continuer à se développer, à prendre des parts de marché aux banques qui ont une allocation prudente de leur capital en raison des contraintes réglementaires croissantes. De leur côté, les investisseurs en capital-investissement font face à des niveaux de « poudre sèche » (ou capitaux non investis) très élevés. Ils renvoient de ce fait moins d’argent aux investisseurs. Nous avons ainsi constaté, ces dernières années, une hausse de l’activité de financement via la dette privée sur le segment des grandes capitalisations au détriment des marchés publics, par nature beaucoup plus volatils qui n’offrent pas de certitude d’exécution et de pricing. Les fonds de dette privée se sont progressivement emparés de ce segment. D’un point de vue plus conjoncturel, depuis le début de l’année, en revanche, nous assistons à un retour des flux vers le segment mid-market. Ce segment est plus classique en matière de dette privée. Le marché primaire reste insuffisant car les fusions et acquisitions se sont sensiblement réduites, les opérations prennent plus de temps, les due diligences donnent lieu à de nombreux ajustements de prix et de structure. Ainsi, le marché reste majoritairement animé par des opérations de refinancement et quelques opérations de consolidation sur des sociétés en portefeuille.

Emmanuel Deblanc, directeur de l’investissement marchés privés chez M&G

Emmanuel Deblanc a rejoint M&G Investments en mars 2024. Il dispose de plus de vingt-cinq ans d’expérience dans les actifs réels en tant que banquier et investisseur. Précédemment, il a occupé le poste de directeur des marchés privés chez Allianz Global Investors. Il était aussi membre du comité exécutif d’investissement et du groupe de gestion internationale de la société. Auparavant, il a occupé le poste de head of resilient strategy et a joué un rôle déterminant dans la mise en place de la franchise de dette privée de la société, leader sur le marché. Avant cela, il a passé neuf ans chez BNP Paribas, en tant que directeur exécutif codirigeant une équipe de conseil et de financement. Il était responsable de l’origination et de l’exécution de mandats de conseil dans un large éventail de secteurs, y compris les transports et les services publics.

Données clés M&G

  • Effectifs dans le crédit privé, le crédit structuré et la dette immobilière : 89 collaborateurs. Effectifs dans les actifs privés : 800.
  • Encours sous gestion dans ces expertises : 25,7 milliards d’euros dans le crédit privé, le crédit structuré et la dette immobilière. M&G est le troisième gérant de dette privée européen. Encours totaux en actifs privés : 86 milliards d’euros.
  • Philosophie d’investissement en quelques mots : M&G s’appuie sur une philosophie d’investissement basée sur la sélection de titres selon une approche bottom-up, avec un accent mis sur la recherche fondamentale du crédit et sur la sélection rigoureuse d’actions dans une perspective d’investissement à long terme. Avec plus de 800 professionnels de l’investissement dédiés aux stratégies de marchés privés, M&G est bien placé pour innover. L’étendue de ses ressources lui permet d’identifier la valeur parmi un spectre très large d’opportunités et de réaliser des investissements en capturant les risques aux moments les plus opportuns.

Quels rendements attendre sur la classe d’actifs ?

Thierry Vallière : Les rendements sont directement liés au niveau de risque pris. Les marchés privés capturent une prime comprise entre 100 et 250 points de base par rapport à un financement de risque équivalent sur les marchés publics. Cette prime est attractive. Elle est plus ou moins constante sur longue période. Cependant, le couple risque/rendement est d’autant plus attractif aujourd’hui que les structures sont plus conservatrices qu’avant 2022.

Stéphanie Passet : Les spreads dans la dette d’infrastructure sont aussi très stables. Pour un portefeuille noté Investment Grade, le rendement brut ressort entre 5,5 % et 6,5 %, ce qui correspond à une prime d’illiquidité d’environ 100 points de base par rapport à un émetteur corporate liquide de même notation. Sur le segment High Yield, les rendements bruts peuvent être compris entre 8 % à 8,5 % pour une notation BB, ce qui correspond à une prime de l’ordre de 200 points de base. Ce niveau est équivalent à celui du segment core equity et peut à ce titre intéresser les investisseurs. Par ailleurs, il faut signaler que le taux de recouvrement en cas de défaut de la dette privée infrastructure est bien supérieur à celui des autres actifs. Par conséquent, les pertes potentielles estimées sont très faibles par rapport à celles du crédit corporate. Enfin, la classe d’actifs infrastructure possède un statut privilégié sous le régime de la directive Solvabilité 2 qui s’applique aux compagnies d’assurances.

Emmanuel Deblanc : Le marché du SRT affiche depuis le début de l’année une contraction notable des primes de risque. Le marché s’est compressé d’environ 150 points de base par rapport à fin 2023. Il est difficile de savoir jusqu’où ce mouvement va aller. Quant à la partie « high grade » du marché ABS, nous estimons néanmoins qu’il recèle encore de la valeur d’un point de vue relatif sur les segments BBB et AA. Les investisseurs européens commencent à considérer ces poches d’investissement qui étaient pour eux un marché de niche jusqu’à récemment et procèdent en utilisant des mandats. En matière de dette immobilière, il nous semble pertinent de souligner plusieurs points. D’abord, en termes de valeur, les actifs en collatéral ont été revalorisés. Nous estimons qu’il est intéressant de revenir dès à présent sur ce marché à travers de la dette mezzanine pour aller chercher des rendements compris entre 10 et 15 %. Les banques ont diminué leur prise de risque, ce qui crée une opportunité pour les fonds privés dans le cadre de la dette mezzanine et des prêts à la construction. Ces derniers sont octroyés sur des échéances à court terme comprises entre deux et trois ans avec une prime de risque comprise entre 450 et 550 points de base et avec un profil de risque équivalent à des notations Investment Grade. Nous sommes ainsi très constructifs sur l’immobilier. Les flux ont été modestes jusqu’à présent, mais nous constatons des signes très encourageants : l’appétence des clients revient. Ce marché devrait redémarrer entre la fin de l’année 2024 et le début de l’année 2025. En matière de dettes corporate, nous constatons de l’appétence pour des investissements pour des entreprises affichant des niveaux de levier modérés (jusqu’à quatre fois l’Ebitda) sur de la dette senior. En effet, le supplément de rendement obtenu sur des financements unitranches se justifie moins dans un monde où les taux d’intérêt réels sont positifs. La prise de risque est moins évidente pour les investisseurs, qui devraient privilégier de ce fait le segment défensif du « direct lending ».

La baisse des taux d’intérêt qui s’engage aura-t-elle un effet favorable sur la classe d’actifs ?

Emmanuel Deblanc : Il faut distinguer la baisse des taux d’intérêt nominaux et réels. Les taux d’intérêt réels sont plus intéressants à considérer pour la prime d’illiquidité. Ces derniers, actuellement, se stabilisent. Cette relative stabilité est favorable aux actifs défensifs car elle permet aux investisseurs de valoriser ces actifs (longs en termes de duration) avec plus de confiance, étant donné la moindre volatilité. Les gérants se focalisent sur les niveaux de spreads car ils permettent facilement de communiquer auprès des investisseurs. La plupart des segments (hormis la dette infra, qui intègre beaucoup d’inertie) réagissent rapidement à l’évolution des taux d’intérêt. Les marchés publics et privés du crédit sont interconnectés. Dans le domaine de l’immobilier, la valorisation des actifs est devenue plus saine. Les projets sont maintenant plus robustes. Sur la partie plus volatile de l’immobilier, à savoir les prêts de construction et la mezzanine, nous sommes dans une dynamique différente puisque les retours sur investissements se situent plutôt au niveau de ceux de l’equity, et cela même si des remboursements anticipés sont possibles – voire probables.

Roger Caniard : L’évolution des taux d’intérêt impacte peu nos investissements dans la dette privée dans la mesure où les rendements sont construits sur des taux d’intérêt flottants : euribor plus une prime +/- constante. Sur le segment de la dette corporate, l’évolution majeure constatée ces derniers mois réside dans le niveau de levier. Après une période où les niveaux de levier étaient élevés et où les risques pouvaient sembler inquiétants, aujourd’hui les opérations intègrent des niveaux de levier plus faibles. Le marché est en train de s’assainir.

Thierry Vallière : Nous pouvons supposer qu’avec la baisse des taux d’intérêt les fusions et acquisitions devraient redémarrer. Aujourd’hui, sur certaines classes d’actifs, les rendements offerts sur la dette privée sont meilleurs que ceux de l’equity, par conséquent, cela grippe le marché des fusions et acquisitions.

Stéphanie Passet : Nous sommes des investisseurs à taux flottants sur la dette Investment Grade, par conséquent les rendements devraient mécaniquement s’ajuster. Nous constatons sur la classe d’actifs infrastructure une appétence pour les refinancements lorsque les taux d’intérêt baissent. De nouvelles opportunités pourraient émerger. Par ailleurs, dans le cadre des nouveaux projets de fonds, nous essayons d’aligner les rendements offerts sur ceux des générations précédentes, tout en prenant en compte la nouvelle réglementation SFDR (Sustainable Finance Disclosure Reporting) au niveau du reporting et de la sélection des actifs. Pour répondre aux besoins des clients et à nos propres besoins, nous devenons plus exigeants en matière de sélection extra-financière (ESG), tout en conservant l’objectif d’avoir des fonds diversifiés.

Roger Caniard, directeur financier et membre du comité exécutif du groupe MACSF

Roger Caniard a la responsabilité de la gestion financière des portefeuilles d’assurance, et en particulier des portefeuilles en actions cotées et non cotées, ainsi que de la sélection de la gamme d’unités de compte des contrats d’assurance-vie. Il est par ailleurs administrateur de sociétés du groupe. Avant de rejoindre la MACSF en 1995, il était chargé des opérations financières pour le compte des clients de la banque KBL, des mandats d’achat ou de cession, ainsi que du suivi des opérations non cotées. Il est diplômé de la Société française des analystes financiers (SFAF), titulaire d’un master finance de l’ESCP et d’un DESS finance et marchés de capitaux de Sciences Po Paris.

Données clés MACSF

  • Effectif dans l’expertise : 3 collaborateurs dont le directeur financier.
  • Encours dans l’expertise : 350 millions d’euros sur l’actif général et 930 millions d’euros dans les unités de compte.
  • Philosophie d’investissement en quelques mots : Recherche des meilleures opportunités de rendement dans des marchés de niche ou sur des segments dopés par les commissions de montage et les equity kicker (ou participation à la revalorisation de la part action).

L’analyse extra-financière (ESG) et la prise en compte du climat constituent-elles une dimension importante de vos process ?

Stéphanie Passet : La dimension ESG est intégrée systématiquement dans nos process. Chaque actif sélectionné fait l’objet au préalable d’une analyse extra-financière en interne, et nous nous appuyons aussi sur des experts indépendants. Notre Sustainability Centre – notre centre d’expertise sur les sujets de durabilité – nous accompagne à ce titre à chaque étape du process et dispose d’un droit de veto pour chaque décision d’investissement. Des fonds thématiques relevant de l’article 9 du règlement SFDR peuvent être très concentrés sur certaines typologies d’actifs spécifiques et ainsi réduire le potentiel de diversification des portefeuilles. En ce qui nous concerne, nous sommes très attentifs à conserver un univers d’investissement suffisamment large afin de pouvoir être sélectifs dans nos choix d’investissement et offrir des profils de risque/rendement adaptés à nos investisseurs. Ainsi, même dans le cadre de fonds relevant de l’article 9, ou sur des stratégies ciblant un objectif spécifique tel que l’atténuation du changement climatique, nous œuvrons à retenir un univers d’investissement conséquent en intégrant des projets aussi diversifiés que les énergies renouvelables, la mobilité verte, le recyclage, etc. Dans ce cadre, il nous paraît important de ne pas limiter nos fonds à un seul secteur ou à une seule géographie. Ainsi, nous intégrons les critères environnementaux dans nos fonds de façon systématique et offrons à nos investisseurs des solutions finançant la transition énergétique. Nous établissons également des reportings pour leur permettre de répondre à leurs contraintes réglementaires.

Thierry Vallière : L’analyse extra-financière est intégrée systématiquement chez Amundi depuis 2014. Nos analystes ESG siègent aux comités d’investissement, ils possèdent un droit de veto sur les entreprises que nous accompagnons. La prise en compte de l’impact de nos investissements a par ailleurs eu tendance à se développer ces dernières années. Dans ce domaine, l’un des enjeux importants dans la partie dette privée est celui de l’accès aux données afin de pouvoir communiquer des informations pertinentes (comparables, homogènes) à nos investisseurs, sans pour autant submerger les entreprises que l’on accompagne avec des requêtes non homogènes. En matière d’ESG, certains gérants choisissent de travailler davantage sur des piliers d’atténuation de l’empreinte carbone, d’autres sur des piliers sociaux. Nous avons, à ce titre, lancé des fonds à impact sur la partie atténuation carbone. Dans ce cadre, nous accompagnons les entreprises dans lesquelles nous avons investi à réaliser un audit puis à définir des plans d’action concrets de réduction de leur empreinte carbone. Cette diminution étant assortie d’une réduction de la marge de crédit afin d’inciter les entreprises à adopter ce type d’objectif. Sur la partie dette immobilière, nous finançons des plans d’amélioration des immeubles afin de les rendre plus verts. Ces politiques ont été adoptées il y a maintenant quatre ans dans la plupart de nos nouveaux fonds dédiés à cette classe d’actifs. Nous pouvons aussi travailler à la demande de nos clients sur d’autres piliers, dans le domaine du social, par exemple. Nous avons également lancé des fonds thématiques couvrant notamment le secteur de l’agriculture. Nous avons commencé à adresser il y a six ans cette thématique. Nous avons débuté par le financement de stocks sur des actifs qui maturaient. Nous en sommes à la troisième génération de ce type de fonds. Nous possédons aussi un fonds généraliste qui accompagne les transitions du secteur agri-agro. Le secteur agricole est en effet l’un des plus gros émetteurs de carbone et il a une grande profondeur de marché, il est en croissance et défensif. A ce titre, il nous semble pertinent d’avoir des fonds thématiques sur ce sujet. Nous ne nous interdisons pas de lancer à l’avenir d’autres fonds thématiques.

Emmanuel Deblanc : L’ESG fait partie intégrante de nos process. Dans le cadre de nos fonds infrastructures, approximativement 70 % de nos transactions portent sur la transition énergétique ou sur des problématiques qui lui sont liées.

Stéphanie Passet, coresponsable de l’équipe dette infrastructure au sein du pôle actifs réels de BNP Paribas Asset Management

Stéphanie Passet possède plus de vingt ans d’expérience dans la structuration, l’exécution et le placement de financements structurés sur les marchés des capitaux et bancaires dans les secteurs de l’énergie, des transports, des télécommunications et de l’infrastructure. Avant de rejoindre BNP Paribas Asset Management en 2020, Stéphanie était directrice dans l’équipe Infrastructure Capital Market du Crédit Agricole CIB à Paris depuis 2017. Elle a débuté au Crédit Agricole CIB au département des financements de projets à New York en 2001. Auparavant, Stéphanie a travaillé pour ABN Amro et pour l’agence française de crédit à l’exportation. Stéphanie est diplômée en génie civil de l’Ecole spéciale des travaux publics (ESTP) et en finance internationale de l’université Paris-Dauphine.

  • Effectifs dans l’expertise dette privée : 10 experts basés à Paris.
  • Encours dans l’expertise dette privée : La plateforme Private Assets gère 40 milliards d’euros d’actifs privés (gestion et conseil) depuis sa création en 2023.
  • Philosophie d’investissement en quelques mots : L’équipe cherche la meilleure valeur relative en identifiant des actifs infrastructure de haute qualité. Elle privilégie une approche « direct lending », axée sur la durabilité et l’intégration des facteurs ESG. Elle cible les secteurs porteurs liés à la transition énergétique et numérique, privilégiant les services essentiels, la prévisibilité et la stabilité à long terme.

Source des données : BNPP AM, fin juin 2024

Quelles sont les dernières grandes tendances en matière de lancement de fonds ?

Emmanuel Deblanc : Les investisseurs nous interrogent sur la possibilité de constituer des mandats flexibles qui associent à la fois de la dette privée et du crédit public. Les investisseurs souhaitent capturer la valeur là où elle se situe. A titre d’exemple, lorsque, récemment, les marchés publics ont corrigé alors que les marchés privés ont mis un peu plus de temps à s’ajuster au nouveau contexte macroéconomique (inflation, hausse des taux d’intérêt…), il fallait être plutôt présent sur les actifs publics alors que maintenant les actifs privés sont plus attractifs.

Roger Caniard : En ce qui nous concerne, nous ne faisons pas de mandats mixtes et privilégions les mandats purs afin de constituer une allocation d’actifs, même s’il est vrai qu’il peut être pertinent de procéder à des arbitrages selon les régimes de marché.

Thierry Vallière : Nous n’avons pas été interrogés sur ce type d’arbitrage public/privé. En revanche, nous avons des demandes de mandat flexible sur le crédit privé. Il s’agira alors d’investir à certains moments sur la partie dette privée corporate, à d’autres davantage sur la dette privée immobilière, selon les opportunités et les tendances de marché.

La démocratisation des fonds de dette privée est-elle aussi engagée ?

Emmanuel Deblanc : Le contexte est délicat pour les levées de fonds et peut-être moins propice à l’innovation que par le passé. Nous sommes en revanche à la recherche de nouvelles poches de liquidité. Nous observons d’ailleurs une appétence de la part des investisseurs non institutionnels comme les family offices et les autres distributeurs permettant un accès désormais possible à tous les types de patrimoine à des structures semi-liquides et ouvertes. Ces types de clientèle affichent un besoin de liquidité plus important que la clientèle institutionnelle et peu d’appétit pour des montées en puissance progressives. Il faut ainsi répondre à ces points clés pour attirer cette clientèle : la liquidité, la diversification et un portefeuille déjà constitué sans appel de fonds progressifs afin d’éviter d’être en portage négatif au début de la période d’investissement. Cette démarche peut parfois sembler délicate. Il n’est pas évident de rendre liquide des actifs illiquides ! Quand les marchés sont difficiles, les demandes de rachat peuvent être exacerbées. Il faut donc faire de la pédagogie, bien vendre ses fonds et trouver des solutions. Nous essayons de répondre à ces problématiques en nous appuyant sur des fonds semi-liquides. Ils existaient déjà depuis longtemps, mais dorénavant il s’agit de démocratiser ce type de structure. En ce qui nous concerne, nous utilisons dans certaines stratégies un portefeuille déjà établi et diversifié et les ouvrons à de nouveaux investisseurs. La liquidité peut être alors autogénérée grâce aux investissements déjà réalisés et arrivés à maturité et/ou cédés. Cette méthode nous semble plus robuste et pertinente que celle consistant à générer de la liquidité via une structuration qui peut être sujette à une problématique de refinancement ou à un stress de marché. Nous le faisons dans le crédit privé, les infrastructures ou encore le capital-investissement, même si cette méthode est plus facile à mettre en œuvre dans le cadre du « direct lending », car les maturités des prêts sont plus courtes que sur les autres segments et notamment que sur les infrastructures.

Roger Caniard : Il est évident que lorsqu’un acteur lance un produit peu diversifié, il est obligé de porter le risque ou de le faire porter par le client final. La diversification est particulièrement importante pour réduire le risque de défaut. En ce qui nous concerne, nous avons lancé il y a trois ans un produit de dette privée pour nos assurés. Nous avons choisi cette classe d’actifs pour des raisons actuarielles. Cette classe d’actifs est plus facile à modéliser en termes de flux grâce aux coupons versés et aux remboursements. Il y a beaucoup moins d’incertitude que sur le capital-investissement en termes de retour de cash et de liquidité. De plus, avec la hausse des taux d’intérêt, le positionnement de cette classe d’actifs par rapport au capital-investissement est plutôt favorable. Par ailleurs, la structure juridique de ces produits a évolué avec la norme Eltif 2 pour les FPS (fonds professionnels spécialisés) et est devenue plus simple. Nous avons lancé un premier produit avec Tikehau sur le direct lending qui a suscité beaucoup d’intérêt chez nos assurés dès 2021. Nous avons levé 800 millions d’euros sur le premier véhicule, ce qui nous a donné envie d’en lancer un deuxième avec Andera sur la dette mezzanine sur un segment de marché différent. La notion de financement de l’économie réelle associée à un rendement attractif et à une bonne visibilité sur les flux séduit à la fois les assurés et les conseillers qui distribuent nos produits. Nous employons 85 conseillers en gestion de patrimoine salariés dans le groupe, qui tous apprécient ce produit et le mettent en avant.

Thierry Vallière : Nous nous intéressons aussi à ce sujet. Nous avons lancé des fonds pour la clientèle des particuliers en Italie. La réforme des fonds Eltif devrait permettre de diffuser beaucoup plus largement les fonds de dette privée à la clientèle des particuliers et générer de nouveaux lancements.

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