Depuis plusieurs années, les initiatives se multiplient en France afin d’encourager le financement et la croissance des valeurs technologiques au sens large. Parmi les dernières en date figure la création des fonds Tibi. Si ces derniers se sont rapidement développés, la Place de Paris ne dispose toujours pas de véhicules d’investissement en nombre suffisant et surtout d’une taille assez significative pour permettre le succès de l’ensemble des IPO à venir. Outre la nécessité de mobiliser des volumes de capitaux plus importants, une des difficultés soulignées par les professionnels tient à la divergence d’approche entre les fonds de capital investissement et la Bourse. Une convergence serait d’autant plus importante que les valeurs technologiques sont confrontées à de nouveaux challenges : la hausse des taux d’intérêt qui a un impact sur les valorisations et la nécessité d’intégrer les facteurs ESG.
- Plusieurs initiatives de Place ont été lancées ces dernières années dans un contexte d’encouragement de la French tech. Quel bilan faut-il en tirer ?
- Wesley Lebeau, gérant chez CPR AM
- Quels critères retenir pour définir la technologie ?
- Stéphane Nières-Tavernier, gérant chez Tocqueville Finance
- Seules les entreprises rentables doivent-elles viser une introduction en Bourse ?
- Maximilien Nayaradou, directeur général de Finance Innovation
- La rotation entre croissance et value peut-elle affecter durablement le financement de la tech ?
- Jean-Christophe Liaubet, managing partner chez Fabernovel
- Comment positionner les portefeuilles en termes de secteurs, de zones géographiques ?
- Est-il possible de prendre en compte les facteurs ESG dans les fonds spécialisés sur les valeurs technologiques ?
Avec (de gauche à droite) :
- Maximilien Nayaradou, directeur général, Finance Innovation
- Wesley Lebeau, gérant, CPR AM
- Stéphane Nières-Tavernier, gérant, Tocqueville Finance
- Jean-Christophe Liaubet, managing partner, Fabernovel
Plusieurs initiatives de Place ont été lancées ces dernières années dans un contexte d’encouragement de la French tech. Quel bilan faut-il en tirer ?
Maximilien Nayaradou, directeur général de Finance Innovation : Le capital investissement a fortement contribué ces dernières années à l’émergence et au développement des startups innovantes. Cela s’est traduit par l’existence d’un certain nombre de licornes. Elles sont plus de 25 maintenant en France contre à peine une dizaine il y a trois ans. La problématique est maintenant celle de la sortie. Comment les fonds de capital investissement peuvent-ils sortir des sociétés ? Doivent-elles aller se coter sur le Nasdaq ? Les investisseurs peuvent-ils trouver d’autres fonds de capital investissement pour assurer la sortie ? Est-ce que les corporates vont se positionner afin de réaliser des opérations d’acquisitions ? Plusieurs options sont possibles sachant qu’actuellement les taux d’intérêt augmentent. Pour l’instant, cette hausse n’impacte pas le capital investissement, mais nous pouvons imaginer que si elle se poursuit sur plusieurs années, les fonds seront peut-être plus vigilants sur les valorisations. Par conséquent, la sortie par le marché va devenir encore plus impérative pour les entrepreneurs et les investisseurs. Sachant que la France est un pays où les investisseurs sont plutôt adverses au risque, le Nasdaq est privilégié. Il est donc important de parvenir à structurer, en France un marché des valeurs technologiques cotées, pour éviter que les sorties aillent se faire aux Etats-Unis. C’est tout l’objet du rapport présenté par Philippe Tibi en 2019. Celui-ci a mis en avant plusieurs problématiques. Les entrepreneurs d’abord considèrent que la cotation est compliquée, qu’elle coûte cher, le marché n’a pas bonne presse auprès d’eux… De son côté, le monde du capital investissement (private equity) ne parle pas forcément aux gestionnaires de valeurs mobilières (bourse). Les analystes financiers spécialisés dans les valeurs technologiques sont peu nombreux en France, donc il y a peu d’informations et d’analyse financière sur ces sujets. Dans cette perspective, Paris Europlace, dont Finance Innovation est partie prenante, travaille à l’élaboration d’un projet d’analyse financière des sociétés technologiques cotées. La Place financière y a intérêt.
L’une des difficultés du financement de la technologie et donc de la croissance réside dans le fait qu’il est compliqué de faire prendre du risque à la population et aux investisseurs. Ne faudrait-il pas dans ce cadre flécher l’épargne salariale vers des fonds « French tech » ? Certes, ces fonds, compte tenu du risque, doivent rester minoritaires dans une allocation (5 voire 10 %), mais ils y ont toute leur place en particulier dans le cadre des fonds de long terme comme ceux dédiés à la retraite. Pour inciter les particuliers à investir sur ces fonds, la mise en place d’incitations fiscales spécifiques serait adaptée. Il faut avancer collectivement, tous les acteurs de Place peuvent y gagner, mais aussi les entreprises et la France dans son ensemble au niveau macroéconomique car la technologie constitue une source de croissance. Enfin, il faut concevoir cette stratégie dans une optique européenne : l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne… possèdent leur propre écosystème. Des partenariats au niveau européen doivent être mis en œuvre. Il faut aller vite et cela d’autant plus que les taux d’intérêt remontent. La dynamique en France a été portée par les pouvoirs publics et les actions de Place, il faut poursuivre en ce sens et structurer le marché en faisant appel à l’épargne publique.
Une fois toutes ces problématiques posées, il faut aussi savoir faire preuve d’optimisme, les fonds étrangers de capital investissement appréhendent bien le potentiel de la technologie en France. Les séries B et C fonctionnent, les levées s’accélèrent… même si les taux d’intérêt montent, la dynamique devrait rester positive.
Wesley Lebeau, gérant chez CPR AM : Le rapport Tibi constitue une première étape axée sur la sortie via le marché actions et sur la mise en place d’un écosystème intégrant les sociétés de gestion, les analystes financiers, les banques d’investissement. Il permet de garantir un certain succès pour les années à venir (2022, 2023…). De nombreuses sociétés accompagnées par des entreprises de capital investissement vont arriver prochainement sur le marché. Il faut dans ce cadre approfondir les incitations du côté de l’Etat pour permettre ces sorties. En l’état actuel, le marché français ne dispose pas suffisamment de véhicules disponibles afin de permettre le succès de l’ensemble des opérations à venir.
Maximilien Nayaradou : Il faut poursuivre et renforcer l’initiative Tibi, mais il faut surtout que le volume de capitaux mobilisable via les fonds spécialisés sur la technologie augmente. Pour cela, la Caisse des dépôts et la BPI vont lancer un gros fonds, les institutionnels devront suivre, mais aussi les particuliers à travers l’acquisition d’unités de compte (UC). Il faut donc accélérer et cela d’autant plus que les taux d’intérêt montent. Jusqu’à présent, les entreprises de la technologie sont toujours parvenues à trouver des fonds de capital investissement pour se financer, mais elles doivent aller maintenant davantage vers la Bourse. Nous constatons dans nos discussions avec les entrepreneurs qu’ils sont peu friands de cette solution. Pour les inciter, il faudrait parvenir à faire converger les valorisations du capital investissement – qui sont très élevées – avec celles de la Bourse qui sont moindres. Cette convergence serait d’autant plus facile qu’il existe un volume de capitaux importants à placer dans la technologie.
Stéphane Nières-Tavernier, gérant chez Tocqueville Finance : Les entrepreneurs ont presque pris de « mauvaises habitudes ». Ils ont réussi à lever des capitaux avec beaucoup de facilité ces dernières années notamment auprès des fonds de capital investissement. Par ailleurs, la sortie en Bourse paraît très compliquée actuellement car il existe encore peu d’OPCVM en France spécialisés sur la technologie et disposant de plusieurs milliards d’euros d’encours pour permettre ces sorties au niveau de valorisation attendu. Dans les fonds cotés, la collecte n’est pas encore suffisamment dynamique actuellement, malgré les initiatives de Place comme par exemple celles issues du rapport Tibi.
Jean-Christophe Liaubet, managing partner chez Fabernovel : Le fléchage de fonds européen ou encore les incitations pour créer des fonds sont importants, mais il manque surtout en Europe des acteurs comme le japonais Softbank, qui sont capables de mobiliser des capitaux très conséquents sur des projets et permettre des sorties avec des valorisations élevées. Il faudrait par ailleurs réconcilier les méthodes du capital investissement et celles du marché boursier. Les premiers sont concentrés sur le changement d’échelle et l’accroissement des parts de marché dans une optique entrepreneuriale alors que les marchés financiers en particulier en Europe regardent plutôt la rentabilité à court terme. Aux Etats-Unis, les investisseurs sont bien conscients que la rentabilité à court terme peut être antinomique avec la rentabilité à long terme, mais cela n’est pas le cas en Europe. Nous sommes face à un sujet culturel et à un sujet d’éducation. Il faut faire comprendre aux analystes financiers et aux gérants que la valeur d’une société n’est pas forcément reflétée dans l’Ebitda à trois mois. Il existe aussi un sujet concernant les fonds thématiques. Ces derniers sont conçus de façon « top-down », mais les clients n’ont pas forcément les mêmes convictions, ni les mêmes envies. Il faudrait donc revoir la proposition de valeurs des services financiers afin de créer des fonds centrés sur les objectifs du client. Nous travaillons avec quelques sociétés de gestion sur ces sujets qui peuvent sembler déroutants. Si l’on prend l’exemple d’ARK Invest, la société de gestion s’appuie sur une vision de long terme et a créé des produits financiers diversifiés sur cette base afin de permettre aux particuliers et aux institutionnels d’investir en fonction de leurs convictions. Ce type de stratégie se développe aux Etats-Unis à l’exemple de ce qui s’est passé autour de GameStop l’an dernier. Les particuliers s’étaient mobilisés pour des raisons de convictions et non des raisons financières via les réseaux sociaux pour contrer les vendeurs à découvert sur l’action Gamestop et ont fait plier des hedge funds. Aujourd’hui, les particuliers veulent investir sur des critères différents. Enfin, il faut poser la question de la définition de la technologie : celle-ci doit-elle être réduite à Meta, Google, Microsoft, etc. ? Ou L’Oréal et LVMH peuvent-elles aussi être considérées comme des sociétés technologiques ? De notre point de vue, elles pourraient l’être par certains aspects car elles s’appuient pour leur développement de plus en plus sur la technologie. En définitive, la technologie ne peut être réduite à quelques licornes, toute la cote peut être considérée comme technologique. Il faut donc vraiment préciser cette notion.
Wesley Lebeau, gérant chez CPR AM
« Dans le monde de la technologie, il y a toujours une prime au leader qui parvient à croître plus vite que le reste du marché et donc à gagner l’essentiel de celui-ci. »
Parcours
Wesley Lebeau intègre l’équipe actions thématiques de CPR AM en 2016. Il gère la thématique disruption depuis son lancement en 2016 et cogère les thématiques éducation et styles de vie depuis 2020. Wesley débute sa carrière en 2005 chez Amundi à Paris en tant que gérant actions monde. En 2013, Wesley rejoint l’équipe actions monde d’Amundi Londres en charge du secteur des technologies de l’information. Wesley est titulaire d’une maîtrise en analyse financière internationale de l’Ecole supérieure des affaires de Lille.
Chiffres clé
- Effectifs dans l’expertise valeurs technologiques : deux gérants. Ils s’appuient sur les équipes de recherche actions et des experts ESG de CPR AM ainsi que sur les analystes « buy-side » et ESG d’Amundi.
- Encours dans l’expertise et en % des encours totaux : 6 milliards d’euros dans la stratégie, soit 26 % de la gamme thématique et 9 % des encours de CPR Asset Management.
- Historique de performance sur un des fonds phare : CPR Invest-Global Disruptive Opportunities, performances annualisées depuis sa création au mois de décembre 2016 : 16,6 % (données au 31/12/2021, part A-Acc en euros net).
- La philosophie d’investissement en quelques mots : la disruption se manifestant dans tous les secteurs d’activité, l’univers d’investissement du fonds s’appuie sur une approche multisectorielle afin de saisir l’ensemble de l’écosystème lié à la thématique et à son potentiel de croissance.
Quels critères retenir pour définir la technologie ?
Maximilien Nayaradou : Il nous paraît pertinent de considérer le budget de recherche et développement (R&D) et/ou d’essayer de déterminer quelques critères objectifs.
Wesley Lebeau : Beaucoup de sociétés investissent dans la R&D, c’est le cas par exemple des biotechs. L’existence de brevets ou le budget de R&D ne sont pas suffisants pour définir la technologie. Nous nous rendons compte de plus en plus que la technologie correspond à de la croissance, de l’innovation. Nous sélectionnons de ce fait dans notre fonds des sociétés matures, mais qui cherchent à se transformer comme Schneider dans l’industrie. Il s’agit de sociétés industrielles qui deviennent des sociétés de technologie. Dans 10 ans, Schneider deviendra une société de software. Ces changements sont constatés dans tous les secteurs.
Maximilien Nayaradou : Si vous considérez que toute l’industrie se technicise ou devient technologique, cela veut dire que le secteur va devenir moins risqué, les acteurs pourront plus facilement lever des capitaux.
Jean-Christophe Liaubet : Les entreprises industrielles n’ont pas du tout la même valorisation que les entreprises technologiques. Il suffit de comparer dans l’industrie automobile la valeur de Tesla et celle des autres groupes, l’écart est vertigineux.
Stéphane Nières-Tavernier : Dans la « French tech », beaucoup de sociétés proviennent de secteurs traditionnels, de l’assurance ou la logistique par exemple, mais dont le business model repose sur une solution technologique. On peut prendre l’exemple de Believe, il s’agit à la fois d’une plateforme et d’un label musical, même si la société utilise une solution technologique pour mettre en valeur la musique. Les licornes relèvent souvent d’autres secteurs que la technologie au sens propre.
Stéphane Nières-Tavernier, gérant chez Tocqueville Finance
« Les fonds spécialisés sur la technologie ne décollectent pas actuellement : les investisseurs privilégient les stratégies “value”, mais ne se retirent pas des fonds de croissance. »
Parcours
Stéphane Nières-Tavernier est diplômé de HEC (école des hautes études commerciales) et du Centre de formation à l’analyse financière. Il bénéficie de plus de 20 années d’expérience en gestion financière. Il débute sa carrière en 1998 chez BNP Private Equity (Banexi) puis à la recherche actions au sein d’IXIS Midcaps en 2001 et enfin chez Exane BNP Paribas en 2006. En 2008, Stéphane Nières-Tavernier devient gérant actions européennes chez Montpensier Finance. Il a rejoint Tocqueville Finance le 1er février 2018.
Chiffres clé
- Effectifs dans l’expertise valeurs technologiques : deux gérants, Stéphane Nières-Tavernier et Michel Saugné.
- Encours sous gestion dans l’expertise et en % des encours globaux : 350 millions d’euros, soit 3 % des encours de Tocqueville Finance.
- Historique de performance sur un des fonds phares : Tocqueville Technology ISR part R 79,63 % cumulé sur trois ans au 31/12/2021.
- La philosophie d’investissement en quelques mots : investir pour suivre et anticiper les nouvelles tendances et innovations technologiques, européennes et internationales, tout en respectant les critères ISR.
Seules les entreprises rentables doivent-elles viser une introduction en Bourse ?
Maximilien Nayaradou : La Bourse cherche la rentabilité. Par exemple, le titre Snap a fortement progressé ces derniers jours car pour la première fois, la société a annoncé des bénéfices. Comment faire pour que les opérateurs boursiers prennent en compte d’autres critères que la rentabilité à court terme ? Je cite souvent l’exemple de Viadeo et LinkedIn, ces deux plateformes reposent sur la même idée, mais Viadeo a été tuée dans l’œuf parce qu’elle a été payante dès le début.
Jean-Christophe Liaubet : On peut citer bien d’autres exemples similaires. Deezer a été créé un an avant Spotify. Le deuxième vient tout juste d’être rentable après plusieurs années de cotation, Spotify a en effet fait le choix de prendre un maximum de parts de marché, puis d’adresser ensuite la rentabilité alors qu’il a été demandé à Deezer d’être rentable sur la France dès le départ. Comment faire pour changer cela ? Il faut déjà modifier la façon dont est enseignée en France l’analyse financière. Le modèle DCF (discount cash-flow) utilisé pour valoriser les entreprises et qui repose sur l’actualisation de flux de trésorerie n’est plus opérant aujourd’hui. Il vaut mieux raisonner sur la base de multiples à deux ou trois ans ou du « customer lifetime value » (CLV) qui évalue le coût d’acquisition d’un client, sa fidélité. Cette méthode est aussi utilisée dans le capital investissement. Une entreprise qui constate que son modèle de captation des clients fonctionne sur un petit univers a intérêt à se développer en cherchant avant tout à optimiser sa part de marché.
Maximilien Nayaradou : Comment faire concrètement ? Faut-il mutualiser les algorithmes ? Il a fallu 20 ans pour que des entreprises comme Amazon ou Google deviennent rentables. Il est nécessaire parfois d’investir longtemps voire très longtemps sur une société avant qu’elle ne soit rentable.
Jean-Christophe Liaubet : Cette approche relève de la philosophie d’investissement. Les fonds thématiques qui existent actuellement sur la Place s’appuient beaucoup sur les mêmes méthodes. En tant que clients, nous préférons investir dans des fonds en lien avec nos convictions. Il faut communiquer auprès des clients sur les objectifs de gestion, la méthodologie. Les jeunes par exemple raisonnent par rapport à la philosophie d’investissement d’un fonds : tel fonds, est-il positif pour l’avenir de la planète ? Les clients s’inscrivent dans une proposition de valeur à laquelle ils adhèrent. Les gérants doivent être alignés avec les objectifs des clients finaux qui cherchent la génération de valeur à long terme.
Stéphane Nières-Tavernier : Le débat doit aller au-delà de la rentabilité. Si l’on explique au marché qu’un euro dépensé en marketing génère davantage qu’un euro en retour clients, il peut très bien le comprendre. Le marché n’apprécie pas les mauvaises surprises : les avertissements sur résultat ou encore les mouvements stratégiques non annoncés. En revanche, il est prêt à comprendre qu’il faut du temps pour construire un leadership technologique. Parmi les exemples célèbres, on peut citer Soitec. Cette société n’a pas été rentable pendant longtemps avant de démontrer que les dépenses engagées n’avaient pas été inutiles. Par ailleurs, les indices sont caricaturaux. De nombreux articles ont déjà démontré que la performance du Nasdaq repose sur quelques sociétés. A nous d’expliquer notre stratégie d’investissement, si nous sommes spécialisés sur les capitalisations moyennes, le profil du fonds sera différent de l’indice ou d’un fonds qui privilégie les Gafam. Il faut expliquer que ce type de stratégie de gestion est différente de celle mise en œuvre dans les grands fonds globaux. Nous devons faire de la pédagogie, expliquer nos choix, nos approches… Nous avons créé un fonds global avec pour indice de référence le MSCI World et nous nous interdisons d’investir sur les entreprises dont la capitalisation est supérieure à 100 milliards de dollars alors que les grandes capitalisations ont gagné plus de 80 % l’an dernier ! Ce fonds a été défini en lien avec l’initiative Tibi, avec la volonté de favoriser la croissance des entreprises non encore installées. Nous sommes prêts à investir sur des entreprises qui ne sont pas encore rentables, mais dont le développement est accéléré. En revanche, nous ne pourrons pas facilement surperformer sur ce type de stratégie si les taux d’intérêt augmentent sur une trop longue période, car les valorisations des valeurs technologiques reposent sur l’actualisation de leurs flux futurs. Si l’on considère le Nasdaq, les entreprises qui ont le plus corrigé récemment sont celles qui ne sont pas rentables.
Wesley Lebeau : Le problème n’est pas celui de financer des sociétés qui perdent de l’argent, mais d’être serein sur le business model d’une société. Si l’on est convaincu de la création de valeur et du fait que le cash dépensé ne l’est pas à perte, alors il est possible de rester investi longtemps et facilement. Nous avons connu dans le passé des sociétés de croissance avec de belles performances dans un contexte d’accroissement des taux d’intérêt en Europe ou aux Etats-Unis. Mais, il faut avoir de la visibilité et être certain du leadership de cette société. Dans le monde de la technologie, il y a toujours une prime au leader qui parvient à croître plus vite que le reste du marché et donc à gagner l’essentiel de celui-ci. Il faut avoir confiance dans le leadership d’une entreprise et accepter la prime qui y correspond ainsi que les concessions en termes de valorisation, de liquidité. Dans la « French tech », dans le cadre des IPO (introduction en Bourse) menées l’an dernier, il y a eu de nombreuses discussions autour de la valorisation de sociétés qui n’étaient pas des leaders dans leur domaine.
Jean-Christophe Liaubet : Beaucoup d’entreprises aujourd’hui sont habituées à communiquer sur les volets financiers, mais moins sur le volet stratégique ou sur la RSE (responsabilité sociale). Elles ne disposent pas forcément des données sur leurs clients. Meta par exemple communique chaque trimestre sur le nombre d’utilisateurs et par zone géographique. Mais les acteurs traditionnels ne le font pas, soit parce qu’ils ne possèdent pas la donnée, s’ils sont distribués par des tiers, soit parce qu’ils ne veulent pas communiquer ces données car elles sont volatiles. Il faut donc se poser la question de savoir à quel moment les entreprises sont suffisamment matures pour intégrer la Bourse et si elles ne le sont pas, il est nécessaire d’avoir des acteurs comme Softbank qui puissent assurer le financement jusqu’à ce qu’elles le deviennent. Il existe beaucoup de sociétés qui se cotent en Bourse aujourd’hui et cela ne sert qu’à générer des commissions pour des opérateurs de marché. Il faut avoir au minimum 100 millions de flottant pour envisager une IPO. Des entreprises peu liquides, fragiles, cela crée des catastrophes.
Maximilien Nayaradou, directeur général de Finance Innovation
« L’une des difficultés du financement de la croissance des valeurs technologiques réside dans le fait qu’il est compliqué de faire prendre du risque aux particuliers et aux investisseurs. »
Parcours
Economiste, titulaire d’un doctorat de sciences économiques de l’Université Paris-Dauphine, Maximilien Nayaradou a été économiste à l’Union des annonceurs, enseignant-chercheur à l’IEP de Lille et économètre à l’Inserm, ingénieur de recherche à l’Institut Europlace de finance, secrétaire général de la chaire Groupama « Les particuliers face aux risques » à l’Université Paris-Dauphine. Il est aujourd’hui directeur général du pôle de compétitivité Finance Innovation, après en avoir été le directeur R&D. Par ailleurs, Maximilien a enseigné l’économie et la gestion dans de nombreuses universités.
La rotation entre croissance et value peut-elle affecter durablement le financement de la tech ?
Wesley Lebeau : La surperformance du facteur value ou growth dépend des cycles de valorisation. Dans un cadre de remontée des taux d’intérêt, les sociétés relevant plutôt du facteur croissance ont tendance à voir leur valorisation se déprécier. Au premier trimestre 2021, les investisseurs ont eu tendance à vendre les actions croissance et à réinvestir dans les valeurs plus cycliques moins valorisées qui peuvent bénéficier de la réouverture des économies. La remontée des taux longs américains a exacerbé ce phénomène. En effet, elle a eu un impact sur la valorisation des sociétés de croissance car celle-ci est estimée sur la base d’une actualisation des dividendes sur longue période. Les valeurs technologiques en forte croissance ont donc reflété le changement d’orientation des anticipations de marché. En revanche, il y a plusieurs types de sociétés dans la technologie, les grandes capitalisations du type GAFA se sont bien maintenues, elles doivent être différenciées des valeurs technologiques non profitables qui ont corrigé fortement en fin d’année 2021. La sélection de valeurs est donc déterminante dans cet univers d’investissement très dynamique. Enfin, la crise de Covid-19 s’est imposée à la fois comme un accélérateur et un levier de la transformation digitale qui devraient être porteurs pour la thématique à long terme.
Stéphane Nières-Tavernier : Si les mouvements sur les taux d’intérêt perdurent, la thématique peut s’en trouver affectée. Même si l’optimisation financière passe par des investissements en bas de cycle, peu d’investisseurs s’inscrivent dans ce type de stratégie. Pour autant, les fonds spécialisés sur la technologie ne décollectent pas actuellement, les investisseurs sont attentistes, ils privilégient les stratégies « value », mais ne se retirent pas des fonds de croissance.
Jean-Christophe Liaubet : La classe d’actifs « technologie » est spécifique dans la mesure où certaines entreprises sont devenues des valeurs refuges comme les GAFA. Les trajectoires au sein de la technologie se différencient, certains acteurs sont devenus et resteront incontournables comme Amazon. Ces sociétés au-delà de leur vision de long terme sont très rentables. D’autres sont plus fragiles comme Meta. De même, les entreprises non profitables sont plus volatiles. Ce sont d’ailleurs les premières à avoir consolidé. La technologie n’est pas un secteur homogène. A cela s’ajoutent des considérations géopolitiques, certaines entreprises chinoises ont fortement corrigé du fait des changements réglementaires en Chine et peuvent même être considérées comme décotées.
Stéphane Nières-Tavernier : Dans le domaine par exemple des jeux vidéo quand les valorisations diminuent trop, cela permet à des acteurs industriels de se positionner et de faire des acquisitions. Certaines entreprises très performantes qui ont été affectées par les mouvements de marché ont fait l’objet d’une OPA, ces dernières constituent ainsi une force de rappel. Depuis le début de l’année, quelques secteurs se distinguent dans la technologie à savoir les TMT (télécom), les jeux vidéo et les paiements. Cette année, les flux d’investissement sur le secteur vont venir soit des gérants « value » qui se positionnent sur des titres devenus peu chers, soit d’opérations de fusions et acquisitions. Toutes les études montrent que les entreprises post-Covid sont très peu endettées, elles ont les moyens de mener des acquisitions si les valorisations deviennent attractives.
Jean-Christophe Liaubet : Par ailleurs, il est intéressant de noter qu’avec la hausse des taux d’intérêt, les entreprises qui possèdent une capacité à imposer leurs prix (pricing power) sont avantagées. Apple est dans ce cadre emblématique, mais aussi Amazon qui a annoncé une hausse de son abonnement Prime comme a pu le faire Netflix récemment.
Maximilien Nayaradou : Cela éclaire notre discussion précédente sur le manque d’appétit des entrepreneurs pour la Bourse. Cette dernière ne permet pas à court terme, de leur point de vue, de bien valoriser toutes les entreprises contrairement au capital investissement. Ils peuvent aussi avoir peur d’être racheté à vil prix.
Stéphane Nières-Tavernier : Il existe aussi des chefs d’entreprise qui ne souhaitent pas se retrouver dans le giron de groupes de capital investissement. La Bourse a aussi des avantages, elle permet par exemple aux chefs d’entreprise de revendre régulièrement sur le marché leurs participations. Les entreprises matures et pour lesquelles il existe des comparables ne peuvent que bénéficier de la Bourse.
Jean-Christophe Liaubet, managing partner chez Fabernovel
« Il manque en Europe des acteurs comme le japonais Softbank, capables de mobiliser des capitaux conséquents sur des projets qui, à terme, pourront donner lieu à des sorties à des valorisations élevées. »
Parcours
Jean-Christophe Liaubet a rejoint Fabernovel fin 2017 en tant qu’associé pour lancer une nouvelle offre de conseil stratégique et financier aidant les entreprises et les fonds d’investissement à optimiser leurs décisions d’investissement dans le digital et à valoriser leur stratégie de transformation. Ancien associé d’Exane BNP Paribas dont il a dirigé le bureau de recherche actions, il dispose de plus de 20 ans d’expérience dans l’analyse financière. Doté d’une connaissance fine du monde des entreprises et des marchés financiers, ainsi que d’une passion pour l’innovation, Jean-Christophe Liaubet accompagne dirigeants et investisseurs sur leurs problématiques d’allocation du capital, de valorisation, de communication stratégique & financière et de gouvernance. Il est diplômé de ESCP Europe et de la SFAF.
Comment positionner les portefeuilles en termes de secteurs, de zones géographiques ?
Wesley Lebeau : Nous devons être actifs lorsque l’environnement de marché se transforme. Nous avons ajusté les expositions en cash dans le fonds afin d’obtenir un profil plus défensif. Nous sommes aussi plus sélectifs dans les sociétés que nous avons en portefeuille en termes de valorisation, de bilan comptable. Pour autant, nous n’avons pas modifié la structure du fonds, ni sa philosophie d’investissement. Nous sommes simplement plus opportunistes afin de pouvoir nous réexposer dès que l’environnement va changer sur des sociétés dont les valorisations ont baissé. Nous nous rendons compte que la rotation est assez forte depuis 12 à 13 mois vers les titres décotés au détriment de la croissance, mais le financement de l’innovation reste intact. Nous n’avons constaté aucun ralentissement, tant qu’il n’y aura pas de problèmes de financement de la technologie et de l’innovation, le potentiel de ces valeurs reste intact. Après les corrections de marché, les valeurs de croissance devraient repartir fortement à la hausse.
Stéphane Nières-Tavernier : La phase de rotation s’est faite de façon accélérée, si on compare par exemple le pétrole et la technologie. Il y a des arguments donc pour que la rotation se fasse maintenant dans l’autre sens. Mais il faut être prudent par rapport au timing de marché. Par ailleurs, il est indéniable que les années faciles sont passées. Certaines entreprises technologiques n’ont pas eu besoin ces dernières années de faire du marketing, les clients venaient tout seuls en raison des besoins en matière de digitalisation. Elles vont ainsi devoir réinvestir dans le marketing afin de générer le même volume de croissance que lors des années précédentes. Il nous faudra donc être vigilants. Pour autant, les acteurs de l’innovation sont pour la plupart d’entre eux aussi forts que les années précédentes, les business models sont solides et les besoins en termes de transition numérique pléthorique. Nous commençons à trouver de véritables opportunités associées aux corrections.
Jean-Christophe Liaubet : Il faudra certainement introduire plus de stock picking (sélection de valeurs) dans les portefeuilles car les années dorées sont peut-être derrière nous. Nous constatons aussi une concurrence accrue entre les acteurs, Microsoft vient d’acquérir Activision pour se positionner comme Meta sur le metaverse. Une bataille de titans va se profiler et il va falloir identifier les gagnants et les perdants, ce qui n’est pas simple.
Wesley Lebeau : Il est important dans ce cadre d’avoir une vision stratégique à cinq ou dix ans et de ne pas nous concentrer sur une logique de court terme. Pour revenir sur les jeux vidéo par exemple, quel sera l’avenir dans cinq ans, dans dix ans ? Beaucoup d’acteurs se repositionnent sur ce secteur avec cette vision de long terme.
Stéphane Nières-Tavernier : Il a beaucoup été question du cycle d’investissement qui n’a pas été mis en place en Europe et qui nous a fait prendre du retard en termes de croissance par rapport aux Etats-Unis et à la Chine, cela est également le cas en matière d’innovation. Il faut investir dans des secteurs entiers sans en attendre des retombées à court terme. Meta a au moins le mérite d’avoir une vision, c’est le cas aussi de Microsoft. En Europe, le premier à vouloir investir sur une usine de semi-conducteurs va peut-être être maltraité en Bourse compte tenu des volumes d’investissements nécessaires et pourtant à long terme il aura raison. Dans la technologie, de nombreux sujets se posent autour de la notion de souveraineté.
Est-il possible de prendre en compte les facteurs ESG dans les fonds spécialisés sur les valeurs technologiques ?
Jean-Christophe Liaubet : Il faut bien réfléchir aux avantages compétitifs à long terme des entreprises. Ces derniers sont en lien avec l’évolution technologique et celle des usages, mais aussi avec le capital confiance vis-à-vis des parties prenantes à savoir les clients, les talents, l’écosystème, etc. Dans cette perspective, la politique RSE des entreprises est amenée à jouer un rôle déterminant dans leur valorisation. Cela offre des opportunités aux acteurs européens qui ont davantage une culture RSE que les acteurs anglo-saxons. Le futur de la technologue intègre d’autres paramètres que l’innovation.
Stéphane Nières-Tavernier : Les valeurs technologiques sont souvent en hyper-croissance, de ce fait, même en faisant des efforts, leur empreinte ESG sur l’économie réelle s’aggrave. Par ailleurs, nous ne disposons pas de toutes les informations en particulier sur le scope 3 à savoir les émissions indirectes.
Wesley Lebeau : Les grands acteurs disposent de plus de moyens que les petits acteurs pour se mettre aux normes ESG et pouvoir agir sur la décarbonation. Ils peuvent compenser leurs émissions, investir sur des technologies plus propres.
Jean-Christophe Liaubet : L’ESG devient centrale et impacte les valorisations. Pour reprendre l’exemple d’Activision, le groupe était empêtré dans un scandale de harcèlement, ce qui a mis la valorisation sous pression et a permis à Microsoft de faire une bonne affaire. L’éthique de Meta est régulièrement pointée du doigt et la société est la plus décotée de tous les géants de la technologie. En matière d’ESG, les grandes sociétés communiquent maintenant sur leurs émissions de carbone et sur l’environnement, en matière de gouvernance, les niveaux d’exigence varient d’une société à l’autre, le volet social est certainement le moins bien traité. Il va falloir trouver les critères les plus opérants par business.
Maximilien Nayaradou : Une des difficultés dans ce domaine réside dans l’externalisation par les sociétés des problèmes. Il faut prendre également en compte le comportement des entreprises vis-à-vis de leurs prestataires. Il y a aussi un sujet autour de l’éthique des données, malgré l’existence d’une réglementation claire.
Stéphane Nières-Tavernier : Plusieurs sociétés technologiques cotées en Europe reposent sur la livraison de repas à domicile et elles sont régulièrement épinglées à propos des conditions de travail des livreurs. Les nouveaux modèles et métiers soulèvent de nouvelles questions, mais doivent s’aligner sur les standards ESG.