Si la thématique n’est pas récente, elle reste difficile à appréhender par les investisseurs, qu’ils soient gérants de portefeuilles actions ou spécialistes du non-coté. De quelle façon est-il possible de se positionner sur des investissements en faveur de la préservation de la biodiversité et de la restauration des écosystèmes ?
Les solutions sont plurielles, à l’image de la multiplicité de situations qu’englobe la biodiversité. « Il y a différentes façons d’investir en faveur de la biodiversité. La première consiste à se positionner en faveur de la restauration des écosystèmes tels que les forêts, les mangroves ou les tourbières qui sont autant de puits naturels de carbone. Au-delà des investissements “positifs”, destinés à régénérer la nature, d’autres investissements permettent de réduire les pressions sur la biodiversité. Ceux-ci viennent corriger des effets négatifs », explique Anne-Laurence Roucher, deputy CEO, head of private equity and natural capital, Mirova. L’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques — groupe international d’experts sur la biodiversité, équivalent du GIEC pour le climat) a listé cinq pressions s’exerçant sur la biodiversité : les changements d’usage des sols, l’exploitation des organismes vivants, le changement climatique, les pollutions — de l’air, de l’eau et des sols —, et les espèces invasives.
La mesure de l’impact
Comment savoir si l’argent placé participe réellement à la préservation de la biodiversité et à la restauration des écosystèmes ? Dans le cadre d’investissements en direct au sein de sociétés innovantes, le lien constant entre financeurs et porteurs de projets permet d’avoir une connaissance précise du business model et de ses impacts. « Si l’investisseur connaît bien l’entreprise et qu’il s’attache à réaliser une gestion active, il est tout à fait possible de mesurer l’impact de l’entreprise financée », constate Anne-Laurence Roucher. Au sein des entreprises cotées, en revanche, le lien est moins direct. L’impact des investissements est alors plus difficile à mesurer. D’autant que, sauf augmentation de capital, l’investissement se fait via le rachat d’actions. Il s’agit donc d’un investissement indirect. Pour mesurer l’impact de ses positions, Luc Olivier, gérant au sein de La Financière de l’Echiquier, a mis en place une méthodologie autour de trois piliers. « Le premier pilier est à mon sens central. Il s’agit de la gouvernance. Si le rapport annuel ne mentionne pas une seule fois le mot biodiversité, c’est qu’il y a un problème. Nous analysons le niveau auquel est porté l’engagement en faveur de la biodiversité au sein de l’entreprise. Pour que cet engagement infuse à l’ensemble de l’entreprise, il faut que cela parte du plus haut niveau et pas d’un comité RSE qui se situe à N-10 de la direction générale », explique-t-il. L’autre pilier consiste en l’analyse de l’impact de l’entreprise sur les cinq pressions sur la biodiversité listées par l’IPBES. Enfin, un dernier pilier s’attache au concept de « transition juste » qui englobe l’ensemble des enjeux sociaux.
Un nécessaire besoin de formation
Dans tous les cas, les gérants sont unanimes : le besoin de formation est une réalité. « La biodiversité est infiniment plus complexe que le climat. La biodiversité traite du vivant. Si, en qualité de financiers, nous sommes des spécialistes du chiffre, il est très difficile, voire impossible de chiffrer des vies », conclut Luc Olivier.
Investir dans l’économie bleue
Difficile de parler biodiversité sans parler des espaces marins. Deuxième espace maritime mondial derrière les Etats-Unis et devant l’Australie, la France a une responsabilité particulière en matière de protection de la biodiversité des écosystèmes marins et ultra-marins. De quelle façon les investisseurs s’emparent-ils du sujet de la protection des océans ?
Si le GIEC est désormais bien connu du grand public, l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques — groupe international d’experts sur la biodiversité, équivalent du GIEC pour le climat) est beaucoup moins bien identifiée. Au regard des mesures prises en faveur du climat, la protection des océans fait aujourd’hui figure de parent pauvre. « Première banque norvégienne, DNB est historiquement engagée dans l’économie océanique. Si nous avons très tôt choisi de mettre en place une stratégie axée sur l’économie bleue, nous constatons que la mer reste souvent délaissée dans le débat climatique. C’est pourtant un élément crucial », constate Marta Oudot, head of French speaking Europe, DNB Asset Management. De plus en plus de voix s’élèvent en faveur d’une meilleure prise en charge de la biodiversité océanique. « La prise de conscience des menaces qui pèsent sur l’océan a apporté des transformations de marché fortes. Il existe aujourd’hui un appel d’air pour les start-up innovantes qui se développent avec une logique économique », constate Olivier Raybaud, directeur de gestion, co-responsable de la stratégie d’investissement dédiée à la régénération de l’océan, Swen Capital Partners.
L’océan, un puits de carbone essentiel
Si à eux seuls, les océans captent 30 % du CO2, différents facteurs de pression pèsent aujourd’hui sur les écosystèmes marins. Le premier est l’exploitation directe, c’est-à-dire la pêche industrielle. Viennent ensuite la pollution, le changement climatique, le changement d’usages et les espèces invasives. « L’océan représente un puits de carbone essentiel. Nous avons créé notre fonds baptisé DNB Future Waves en nous appuyant sur les piliers de l’économie bleue tels que définis par l’OCDE : énergie renouvelable, transport maritime et sécurité alimentaire, poursuit Marta Oudot. Nous avons essayé d’avoir une approche assez large en englobant plusieurs sous-secteurs. Il faut bien avoir à l’esprit que le transport maritime représente 80 % du commerce international. C’est un secteur très important qui a besoin d’être décarboné. Nous nous positionnons sur des entreprises spécialisées mais également sur l’ensemble de la chaîne de valeur, des moteurs aux biocarburants en passant par l’hydrogène vert. »
Des écosystèmes interconnectés
Si DNB Future Waves focalise ses investissements sur les entreprises cotées, Swen intervient plus en amont. Son fonds Blue Ocean a été lancé en 2021 en partenariat avec l’Ifremer, avec l’ambition d’accompagner les entreprises innovantes qui œuvrent en faveur de la protection des écosystèmes marins. Le champ d’intervention est vaste et s’appuie sur les facteurs de pression. A titre d’exemple : la pollution plastique qui, si elle est d’origine terrestre, a un impact sur les océans. Les questions de biodiversité restent interdépendantes et fortement corrélées les unes aux autres. L’économie bleue s’attache également aux initiatives terrestres ayant un impact sur les écosystèmes marins.
Biodiversité : une thématique d’investissement en train de s’écrire
Largement portés par la réglementation, les investisseurs se sont emparés des sujets climat et transition énergétique qui font désormais partie de leur stratégie d’investissement au quotidien. Qu’en est-il de la biodiversité ? Cette thématique plus récente est aujourd’hui en devenir. Si les investisseurs s’en emparent, beaucoup s’interrogent sur la façon de mettre en place une stratégie d’investissement en faveur de la biodiversité tout en poursuivant leur engagement en faveur du climat. En ce sens, le mariage entre biodiversité et énergie n’est pas évident.
La biodiversité est désormais de plus en plus prise en compte par les investisseurs institutionnels. Selon les résultats de la troisième étude annuelle menée par Robeco auprès de 300 institutionnels, le changement climatique est aujourd’hui considéré comme un sujet prioritaire par une grande majorité des investisseurs (70 % des répondants à l’enquête). Qu’en est-il de la biodiversité ? Toujours selon l’étude menée par Robeco, ce sont désormais 48 % des sondés qui citent la biodiversité comme ayant un rôle central de leur politique d’investissement. « Il faut bien avoir à l’esprit qu’en 2022, ce pourcentage était de 41 % et nous estimons que ce pourcentage devrait atteindre 66 % d’ici deux ans », constate Karim Carmoun, président, Robeco France.
La nécessité d’initier une réflexion globale
Se pose néanmoins la question de l’articulation des investissements en faveur de la biodiversité avec ceux en faveur du climat, et particulièrement dans le secteur de l’énergie. « Nous avons eu tendance à considérer que la manière la plus simple d’envisager la question environnementale était de créer un régime de gouvernance propre à chaque question. Cependant toutes les thématiques sont interdépendantes et fortement corrélées les unes aux autres », constate François Gemenne, spécialiste des questions de géopolitique de l’environnement. En étant abordées de façon séparée, les actions en faveur du climat peuvent même entrer en conflit. Dans ce contexte, Sylvain Makaya, partner asset-based finance, Eurazeo, enjoint aux entreprises de coordonner davantage leurs initiatives. « Chaque entreprise, chaque secteur d’activité et chaque partie du globe travaillent en silo sur ces thématiques. A mon sens, le Nord ne peut pas avancer sur le sujet de la biodiversité sans regarder ce que fait le Sud et inversement. Il y a une réflexion commune à initier autour de la méthode, mais aussi autour de la mesure. »
De l’importance des indicateurs
Dans leur quotidien, les gérants de portefeuille peuvent s’appuyer sur les réglementations et les normes européennes. « Sur l’ESG, le sujet de la donnée demeure essentiel », explique Anne-Sophie Demorgny, responsable durabilité, direction financière, MACSF. Si elles peuvent être source de contraintes, les réglementations permettent également de délivrer aux gérants des éclaircissements sur la stratégie des entreprises. Pour l’heure, le sujet de la biodiversité est très peu couvert et l’impact global d’une entreprise reste difficile à appréhender par les gérants. « Aujourd’hui, les seules informations auxquelles nous avons accès concernent la présence ou non de l’entreprise dans des zones de biodiversité. Pour une grande majorité d’entreprises, une simple réponse “no disclosure” est apportée à cette question. Ce qui, en tant que gérants, ne nous avance pas beaucoup », déplore Nathalie Pistre, directrice recherche et ISR, Ostrum AM.