Thomas Huaut, CFO engagé dans la transformation environnementale et Bertrand Allard, partner chez Argon & Co, livrent leur vision du CFO responsable.
Comment la prise en compte des seuls critères de rentabilité peut-elle créer un biais dans les décisions quotidiennes du CFO ?
Prenons un exemple concret. Le CFO d’une entreprise de biens de consommation doit valider l’équation économique d’une rénovation de produit destinée à revitaliser les ventes. Le marketing propose, à prix de vente équivalent, un format de packaging en plastique, dont la contenance est plus faible que la version actuelle. D’un point de vue financier, la marge brute s’améliore mais d’un point de vue environnemental, le ratio contenant/contenu se détériore. Si l’opération fonctionne, la quantité de plastique mise sur le marché augmentera pour le même volume de produit vendu. Comme il revient au CFO de s’assurer de la rentabilité de l’activité, son rôle devrait être de défendre l’objectif de marge quelles que soient les autres considérations. Milton Friedman ne disait-il pas « the social responsibility of business is to increase its profits » ?
Pourquoi et comment changer d’approche ?
Il est de plus en plus difficile d’ignorer les voix qui appellent de leurs vœux un capitalisme se préoccupant de toutes les parties prenantes et non plus exclusivement des actionnaires de l’entreprise. Le forum de Davos1, Larry Fink2 du fonds BlackRock et même la « US roundtable »3 se sont tous positionnés en faveur d’un capitalisme plus responsable. Le financier en entreprise, acteur essentiel de la performance économique, est donc à la croisée des chemins. S’il s’engage en faveur de la durabilité, les leviers d’action à sa disposition sont multiples et son expertise constitue un atout précieux pour accélérer la transformation. Par exemple, considérons le processus budgétaire. C’est pour le CFO le moyen de formaliser la construction des objectifs, de s’assurer de leur cohérence et de piloter le suivi de leur réalisation. Maître de l’agenda budgétaire, il est en position d’intégrer et de soutenir des objectifs qui sont souvent catalogués « RSE ». C’est typiquement le cas des objectifs de la décarbonation dans un contexte où les entreprises sont appelées à s’engager sur une trajectoire de décarbonation alignée avec les accords de Paris.
Comment le CFO peut-il piloter la décarbonisation ?
Le budget carbone obéit aux mêmes logiques que le budget classique : pour y parvenir, l’objectif à long terme doit être décliné dans le temps et à la maille analytique la plus pertinente pour être actionnable. Si cet exercice n’est pas réalisé en cohérence avec les objectifs économiques, les engagements pour le climat risquent de dérailler. C’est d’ailleurs souvent le CFO qui tient un discours de vérité lorsque les objectifs sont irréalistes. Sous son impulsion, les besoins de financement sont identifiés et les plans d’actions détaillés sont construits pour exécuter l’ambition affichée.
Dans la phase de pilotage, les tableaux de bord peuvent être complétés par exemple avec des indicateurs d’émission de GES4, pourquoi pas en les valorisant au prix du marché européen. On peut également citer la taxonomie européenne qui impose de déclarer entre autres la part verte du chiffre d’affaires. C’est l’opportunité de compléter un suivi des ventes avec une nouvelle ligne, celle du CA vert mettant en évidence la croissance de l’activité verte. Ceux qui ne s’en préoccupent pas auront dans les années à venir de plus en plus de difficultés à obtenir le soutien de leur banque elle-même soumise aux obligations de déclarations de la SFDR5. Ce qui est vrai pour le climat s’applique aux autres champs du développement durable : si pour un business model donné, les enjeux de biodiversité, de parité, de gestion des déchets, etc. sont significatifs, alors la finance doit les soutenir.
Quels sont les leviers du CFO responsable ?
Utilisation de financement vert, politique d’investissement vert, ciblage des fusions acquisitions, procédures de conformité et d’audit, etc. dans la plupart des domaines dont il a la charge, le CFO peut ainsi étendre son expertise aux champs de la création de valeur environnementale et sociale. A l’heure où les attentes de la société ont évolué, il est temps de réinventer son rôle pour sortir de la poursuite exclusive de la rentabilité.
Dans notre exemple initial, le CFO a donc le choix : soit il valide le projet de rénovation en perpétuant les modèles existants et en négligeant l’impact environnemental, soit il utilise son droit de veto, en challengeant les pratiques établies, en mettant en évidence les risques et les opportunités, bref en usant de son influence pour provoquer la mise en place d’un plan d’action respectueux des limites planétaires.
1. fr.weforum.org/about/world-economic-forum.
2. www.blackrock.com/corporate/investor-relations/larry-fink-ceo-letter.
4. Gaz à effet de serre.
5. Sustainable finance disclosure regulation.