Dans deux décisions du 6 juillet 2016 (min. c/ Sté Lupa Patrimoine France n° 377906 et min. c/ Sté Lupa Immobilière France n° 377904), le Conseil d’Etat confirme l’application du mécanisme de correction issu de la jurisprudence «Quémener»1 à la plus-value d’annulation des titres de sociétés de personnes faisant l’objet d’une dissolution sans liquidation mais conditionne cette application à l’existence d’une double imposition.
Par Pierre Dedieu, avocat associé en fiscalité internationale. Il intervient notamment en matière de fiscalité patrimoniale et de structuration fiscale et financière d’investissements mobiliers et immobiliers transfrontaliers. pierre.dedieu@cms-bfl.com
et Chloé Delion, avocat en fiscalité internationale. Elle traite plus particulièrement des questions relatives aux restructurations internationales et aux investissements immobiliers. Elle intervient également en fiscalité des entreprises pour une clientèle de groupes internationaux. chloe.delion@cms-bfl.com
Rappel des faits et de la procédure
Dans ces affaires, une société luxembourgeoise était actionnaire de plusieurs autres sociétés luxembourgeoises détenant chacune les titres de sociétés civiles immobilières (SCI) françaises à l’actif desquelles figuraient des biens immobiliers recelant d’importantes plus-values latentes. Durant l’année 2006, les opérations suivantes ont été successivement réalisées :
– dans un premier temps, la société mère luxembourgeoise a cédé l’intégralité de ses filiales luxembourgeoises à deux SARL françaises, les sociétés Lupa Patrimoine et Lupa Immobilière, pour leur valeur de marché tenant compte de la valeur réelle des actifs immobiliers sous-jacents. En application de la convention fiscale franco‑luxembourgeoise alors en vigueur, cette opération n’a pas donné lieu à imposition en France2. La plus-value a par ailleurs été exonérée au Luxembourg en application du droit interne local ;
– les sociétés luxembourgeoises cédées ont ensuite été liquidées, ce qui a conduit les deux holdings françaises à constater un léger boni comptable et à inscrire les parts des SCI à leur actif pour leur valeur liquidative, autrement dit pour leur valeur réelle ;
– les SCI ont alors procédé à une réévaluation libre de leurs actifs immobiliers, ce qui a généré un profit imposable intégré au résultat fiscal des SCI, lui-même imposé entre les mains des associés par l’effet de la translucidité fiscale des sociétés de personnes. Cette opération avait pour objectif d’aligner la valeur comptable et la valeur fiscale des actifs immobiliers des SCI dont la dissolution sans liquidation était envisagée ;
– il a ensuite été procédé à la dissolution sans liquidation des SCI ce qui a entraîné l’annulation de leurs titres et la transmission universelle de leur patrimoine (TUP) aux deux sociétés françaises. Au plan comptable, le résultat de cette opération a été déterminé par différence entre les valeurs – sensiblement identiques – de l’actif net réévalué transmis lors de la TUP et d’inscription des titres des SCI reçus lors de la liquidation des sociétés luxembourgeoises. Au plan fiscal, les plus-values d’annulation des titres des SCI ont été recalculées, conformément aux principes fixés par la jurisprudence Quémener, afin d’ajouter au prix de revient des parts les profits imposables par translucidité non encore répartis au jour de la dissolution, ce qui a généré des moins-values d’annulation déductibles du résultat fiscal des sociétés Lupa qui se sont compensées avec les profits de réévaluation imposés entre leurs mains par translucidité.
L’administration fiscale a d’abord soutenu que les opérations réalisées caractérisaient un montage relevant de l’abus de droit au motif qu’elles avaient permis une réévaluation des actifs immobiliers en franchise d’impôt. Cette position a toutefois été rejetée par le tribunal administratif de Paris qui a prononcé la décharge des impositions redressées par deux jugements rendus le 18 juillet 2012, au motif que ces opérations ne poursuivaient pas un but exclusivement fiscal dès lors qu’elles avaient permis de générer des liquidités significatives grâce à un prêt bancaire souscrit à cette occasion.
Dans sa requête en appel, l’Administration a abandonné l’abus de droit mais a procédé à une substitution de base légale en faisant valoir, d’une part, que le correctif Quémener ne pouvait être appliqué en cas de confusion de patrimoine et, d’autre part, qu’il ne pouvait être appliqué en l’absence de double imposition. La cour administrative d’appel (CAA) de Paris a rejeté ces arguments et a confirmé la décharge des impositions par deux arrêts du 18 février 2014 qui ont fait l’objet d’un pourvoi devant le Conseil d’Etat.
Ce dernier a cependant considéré que la CAA avait commis une erreur de droit en majorant le prix de revient des parts des SCI du montant du bénéfice tiré de la réévaluation des immeubles au motif que l’écart de réévaluation avait été fiscalement appréhendé «sans rechercher si la plus-value avait déjà été imposée au nom des sociétés au titre de l’annulation des titres des sociétés civiles immobilières». Les arrêts rendus en appel ont ainsi été annulés et renvoyés devant la CAA de Paris.
Quelle est la portée de cette décision ?
Le contexte luxembourgeois et la spécificité des opérations réalisées ne doivent pas conduire à sous-estimer la portée du principe énoncé par le Conseil d’Etat qui a vocation à s’appliquer à toute opération d’annulation ou de cession des titres de sociétés de personnes. En particulier, il est indifférent dans le raisonnement du Conseil d’Etat que la plus-value de cession initialement réalisée par la société luxembourgeoise n’ait pas été imposée puisque c’est au niveau des deux sociétés françaises que doit s’apprécier l’existence d’une double imposition.
La CAA de Paris devra donc examiner, à l’occasion du renvoi, si les deux sociétés françaises ont effectivement subi une double imposition lors de l’annulation des parts des SCI. Conclure à l’absence de double imposition sur le simple constat que l’annulation des parts n’a généré aucune plus-value nous semblerait à cet égard insuffisant car l’écart de réévaluation constaté sur les immeubles et imposé par translucidité au niveau des associés a bien été pris en compte une seconde fois chez le même contribuable pour le calcul de la plus-value d’annulation des parts qui est déterminé sur la base de la valeur de l’actif net réévalué transmis. C’est d’ailleurs l’analyse développée par Mme Emilie Bokdam-Tognetti dans ses conclusions relatives à la décision MEA rendue par le Conseil d’Etat le 27 juillet 2015 portant sur une configuration similaire. Si la Cour d’appel suit le même raisonnement, elle devra alors conclure à l’existence d’une double imposition effective des sociétés Lupa justifiant l’application du correctif Quémener. La portée de la décision du Conseil d’Etat dans les affaires Lupa dépendra donc essentiellement de l’analyse qui sera retenue sur cette question.
L’incertitude qui résulte de la décision du Conseil d’Etat est de nature à remettre en cause la fluidité des transactions effectuées sur des parts de sociétés de personnes, notamment en matière immobilière, même si les contribuables concernés pourront utilement chercher à se prévaloir de l’interprétation littérale de la doctrine administrative transposant la jurisprudence Quémener3 qui ne prévoit pas de condition de double imposition.
Dans l’attente de la décision à venir de la CAA de Paris, certaines précautions nous semblent pouvoir être prises afin de sécuriser le traitement fiscal des plus-values sur titres de sociétés de personnes. Ainsi, lorsque cela est possible, il conviendra de procéder à la distribution des profits imposables par translucidité avant toute opération portant sur les titres de sociétés de personnes. Par ailleurs, selon les circonstances, le vendeur de titres de sociétés de personnes pourra utilement procéder à la réévaluation libre de l’actif de cette société préalablement à la cession des titres afin d’aligner la valeur d’actif net sur le prix d’acquisition des titres.
1. SA Ets Quémener, CE 16 février 2000, n° 13296, 8e et 3e s.-s.
2. Pour rappel, l’avenant à la convention fiscale franco-luxembourgeoise signé le 5 septembre 2014 et dont l’entrée en vigueur interviendra le 1er janvier 2017 permet dorénavant à la France d’imposer les plus-values afférentes à des titres de sociétés à prépondérance immobilière en France.
3. Réponses ministérielles Biancheri n° 66675 JO AN 31/01/2006, p. 985 et Gard n° 66494, JO AN 31 janvier 2006, p. 985 de 2006 et rescrit n° 2007/54 du 11 décembre 2007 repris au BOFIP