La loi Sapin II renforce les exigences de publication d’informations à des fins fiscales. Si ces nouvelles dispositions ont été prises dans le but, certes louable, de lutter contre l’évasion fiscale des groupes, certains aspects de transparence risquent néanmoins de poser des difficultés pour les sociétés concernées, notamment dans la défense de leurs intérêts face à la concurrence. Pour les gestionnaires de fonds et les investisseurs dans le capital de ces sociétés, les enjeux sont importants.
Par Arnaud Le Boulanger, avocat associé en fiscalité internationale et chef économiste. Il accompagne les entreprises, tant nationales qu’internationales, dans leurs problématiques de prix de transfert et d’évaluation d’actifs. arnaud.leboulanger@cms-bfl.com et Thierry Granier, avocat associé en fiscalité internationale. Il intervient en matière de private equity dans les opérations de financement et d’acquisition. Il assiste plusieurs fonds d’investissement et établissements financiers dans leurs opérations à dimension internationale. thierry.granier@cms-bfl.com
La loi Sapin II comporte deux articles qui viennent ajouter de nouvelles exigences en matière de mise à disposition d’informations relatives aux prix de transfert. Ces informations sont destinées soit à l’administration fiscale, soit au public.
Obligation de déclaration simplifiée des prix de transfert : abaissement du seuil de taille
La loi fiscale1 oblige les sociétés d’une certaine taille soumises à l’impôt sur les sociétés en France à déposer auprès de l’administration fiscale, au plus tard six mois après le dépôt de leur liasse fiscale, une déclaration simplifiée de leur politique de prix de transfert donnant des informations :
– sur leur activité et celle du groupe auquel elles appartiennent ;
– sur les montants agrégés par nature de transactions avec des sociétés liées étrangères ; ou encore
– sur leur politique de prix de transfert pour chaque type de transaction.
Jusqu’ici, cette obligation était réservée aux sociétés soumises à l’obligation de constituer une documentation de prix de transfert2, autrement dit les sociétés de grande taille, dont le chiffre d’affaires net ou le total brut du bilan (comptes sociaux) dépasse 400 millions d’euros ou qui détiennent ou sont détenues directement ou indirectement par une société française ou étrangère qui dépasse ce seuil. Toutes les sociétés membres d’une intégration fiscale sont soumises à cette obligation si l’une d’entre elles vérifie les critères ci-dessus.
Pour les exercices clos à compter du 31 décembre 2016, ce seuil déclaratif est abaissé à 50 millions d’euros, ce qui rend cette obligation applicable à des sociétés ou à des groupes de taille réduite, alors même qu’ils ne sont pas tenus à une obligation de documenter formellement leur politique de prix de transfert.
CBCR public : une ère nouvelle de transparence
La loi Sapin II ajoute au Code de commerce un nouvel article3 qui obligera les sociétés implantées en France qui publient des comptes consolidés ou qui sont détenues par des groupes publiant de tels comptes à rendre publique une déclaration «Country-by-Country Reporting» (CBCR), accessible en ligne, donnant une information sur leurs différents pays d’implantation avec, entre autres, les effectifs, le chiffre d’affaires net, le profit réalisé et les impôts dus ou encore payés par le groupe dans chacun de ces pays. Cette nouvelle obligation vient s’ajouter à celle4 qui impose de déclarer à l’administration fiscale, mais à elle seule, des informations de même nature et qui s’appliquera pour la première fois aux exercices clos le 31 décembre 2016, par une déclaration à transmettre au plus tard le 31 décembre 2017. L’entrée en vigueur de ce nouveau texte est différée au lendemain de l’entrée en vigueur d’une directive européenne (en cours de discussion) visant une obligation de même nature et, au plus tard, au 1er janvier 2018.
Certes, seuls les groupes de relativement grande taille (dont le chiffre d’affaires consolidé est au moins égal à 750 millions d’euros) seront concernés au départ. Toutefois, le texte prévoit un abaissement en quatre ans de ce seuil à 500 millions, puis à 250 millions d’euros. Ainsi, les gestionnaires de fonds et, plus généralement, les acteurs du capital-investissement verront rapidement leurs actifs soumis à cette obligation dans un nombre croissant de cas.
Cette nouvelle disposition s’inscrit dans le sillage direct des actions de l’OCDE, sous l’impulsion du G20, de lutter contre l’érosion de base taxable et les transferts de profit (Base Erosion and Profit Shifting – BEPS), dont l’une d’elles («CBCR administratif»), publiée en 2015, recommande précisément ce reporting (mais exclusivement à destination des administrations fiscales) afin de leur permettre de mieux vérifier si l’allocation des profits des groupes est en cohérence avec leur création de valeur dans chaque pays. La France a été l’un des premiers pays à transposer, dès 2015, le CBCR administratif dans son droit interne.
Les aspects politiques d’un CBCR rendu cette fois public sont nombreux, illustrés par une pression toujours croissante, notamment d’ONG, de ne pas réserver ces informations aux seules administrations, mais de les diffuser au public tout entier. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les discussions en cours dans le cadre d’une possible directive au niveau européen, à laquelle fait référence le texte introduit par la loi Sapin II. Cependant, rien ne semble indiquer à ce stade que cette directive verra le jour, tant les enjeux sont lourds pour les groupes européens et tant les positions des Etats membres sont diverses à cet égard.
En prévoyant une date butoir au-delà de laquelle le nouveau texte entrera en vigueur même en l’absence de directive européenne, le législateur a cru bon de devancer l’appel et de montrer en quelque sorte l’exemple, dans une démarche de «bon élève».
Néanmoins, à trop vouloir bien faire, le législateur risque de nuire aux intérêts des sociétés françaises, confrontées à une concurrence toujours plus rude. En effet, il s’agit là d’informations sensibles, de nature à fausser la concurrence, en dévoilant pays par pays des informations sur leur stratégie, le développement de leurs implantations et la rentabilité qui s’y attache alors qu’elles ne disposeront pas d’une information symétrique sur leurs concurrents si ceux-ci ne sont pas eux-mêmes implantés en France et soumis à une loi imposant une obligation comparable.
Sans surprise, ce nouveau texte fait l’objet d’un recours devant le Conseil constitutionnel sur le fondement d’une atteinte à la liberté d’entreprendre. Or, l’issue de ce recours nous semble encore incertaine à ce stade. En effet, le Conseil a déjà validé, après recours sur le même fondement, la constitutionnalité du précédent dispositif5, en relevant qu’il réservait ces informations aux administrations fiscales soumises au secret professionnel, ce qui n’est plus le cas ici. Toutefois, le texte rend obligatoire cette publication pour tous les groupes, même étrangers, dès lors qu’ils sont implantés en France, l’obligation pesant alors sur eux via leur filiale française. Mais l’obligation ne pèsera pas sur des groupes non implantés en France, ce qui pose le vrai problème ici. A l’heure où la mondialisation est depuis longtemps un état de fait, l’enjeu du développement des groupes français n’est plus local et chacun sait que les batailles se livrent bien souvent au-delà de nos frontières, face à de nouveaux acteurs issus, notamment, de pays émergents.
En conclusion, si le texte est déclaré constitutionnel6, les groupes ont tout intérêt, au vu de la nature sensible des informations qui vont être divulguées, à s’emparer du sujet immédiatement pour anticiper et maîtriser, dans la mesure du possible, la communication de ces informations tant aux administrations qu’au public.
1. Art. 223 quinquies B du Code
général des impôts (CGI).
2. Art. L.13 AA du Livre des
procédures fiscales.
3. Art. L. 225-102-4 du Code
de commerce.
4. Art. 223 quinquies C du CGI.
5. Art. 223 quinquies C du CGI précité.
6. On devrait être fixé sur ce point très rapidement.