La notion de bénéficiaire effectif – un des concepts fondamentaux du droit fiscal international - est de nouveau sous les feux des projecteurs et fait l’objet d’un regain d’intérêt de la part des praticiens de la fiscalité, des juridictions et administrations fiscales depuis les arrêts de la CJUE du 29 février 2019, dits les « Danish cases », concernant l’application de la notion de bénéficiaire effectif dans le cadre des directives européennes mères-filles et intérêts-redevances.
Introduite pour la première fois en 1977 dans la Convention Modèle OCDE en tant que concept anti-abus visant à lutter contre le treaty shopping et l’utilisation des sociétés relais, la notion de bénéficiaire effectif est devenue depuis une partie intégrante du réseau conventionnel français, et un prérequis pour l’octroi des avantages conventionnels aux revenus passifs - dividendes, intérêts, redevances, voire aux « autres revenus » dans certaines conventions fiscales. Anticipant les « Danish cases », le législateur français avait intégré dès 1991 la condition de bénéficiaire effectif à l’article 119 ter du code général des impôts transposant la directive mère-fille en droit français, et ce alors même que la directive n’y fait pas expressément référence.
Cependant, ni les conventions fiscales, ni les directives européennes, ni le code général de impôts ne définissent le bénéficiaire effectif.
Il appartient donc au juge de préciser cette notion au fil des cas qui lui sont soumis et à la doctrine de théoriser une grille d’analyse sur la base d’un faisceau d’indices. Les « Danish cases » ont relancé cette dynamique prétorienne car jusque-là les juridictions françaises ne s’étaient que peu prononcées sur le sujet.
A la recherche du bénéficiaire effectif, l’année 2021 aura été marquée par trois arrêts intéressants qui apportent leur lot d’indices.
En début d’année, dans l’affaire « Performing Rights Society » du 5 février 2021 (1), le Conseil d’Etat s’est penché sur le point de savoir si une société britannique de collecte et de gestion des droits d’auteur – Performing Rights Society Ltd (« PRS ») – est le bénéficiaire effectif des redevances recouvrées en France pour son compte par la SACEM. PRS avait demandé, sur le fondement de la convention fiscale franco-britannique, le remboursement de la retenue à la source opérée par la SACEM sur les redevances collectées pour son compte en France. L’administration fiscale n’a accepté de procéder au remboursement qu’à hauteur du montant des redevances reversées par PRS aux artistes résidents fiscaux britanniques. Alors même que les juges du fond avaient fait droit à la demande tendant à la restitution du reliquat de retenue à la source, le Conseil d’Etat a, malgré les conclusions contraires du rapporteur public, dénié à PRS la qualité de bénéficiaire effectif. Le Conseil d’Etat relève que PRS a pour objet de collecter et de gérer les revenus perçus par ses membres et bien que les statuts prévoient que le conseil d’administration détermine l’affectation des revenus tirés de l’exploitation des œuvres dont la gestion a été confiée par les auteurs à PRS, ces revenus doivent en principe être répartis entre ses membres après déduction de frais sociaux. Ainsi, dès lors que l’essentiel des redevances perçues est, en pratique, reversé chaque année à ses membres, PRS ne peut pas prétendre aux avantages conventionnels.
Ensuite en mai 2021, la Cour administrative d’appel de Versailles s’est penchée sur le cas de distribution de dividendes par la société française Alphatrad SAS au profit de sa société mère suisse Optilingua Holding, elle-même détenue par M.B. – actionnaire personne physique résident du Portugal. Alphatrad s’était abstenue de prélever la retenue à la source sur les dividendes versés à Optilingua Holding en considérant que le dividende était éligible à l’exonération de retenue à la source prévue par la convention fiscale franco-suisse. L’administration fiscale a contesté l’exonération appliquée au motif que la société suisse Optilingua Holding n’était pas le bénéficiaire effectif des dividendes et a assujetti le dividende versé à une retenue à la source au taux standard de 15 % prévu par la convention franco-suisse (au lieu d’appliquer le taux prévu soit par le droit interne soit par la convention signée avec le Portugal, pays de résidence de l’actionnaire ultime bénéficiaire effectif). Le tribunal administratif de Montreuil a confirmé le redressement.
Par un arrêt du 27 mai 2021 (2), la Cour administrative d’appel de Versailles confirme la décision de première instance en jugeant que la société mère suisse ne saurait être regardée comme le bénéficiaire effectif des dividendes versés par Alphatrad dès lors que, « bien qu’étant propriétaire du revenu en la forme, elle ne dispose en pratique que de pouvoirs très limités qui font d’elle un administrateur agissant pour le compte de M.B ». La Cour relève que la requérante n’apporte pas la preuve de la réalité de l’activité d’animation du groupe prétendument exercée par la holding suisse en l’absence de tout élément attestant d’une activité de gestion et de développement de groupe et, notamment, de moyens immatériels, matériels et humains pour exercer cette activité. Elle précise également que les circonstances que les dividendes perçus n’ont pas été reversés par la société suisse à M.B. mais mis en réserve ou portés en compte de report à nouveau et que M.B. ne disposait que d’un mandat d’administrateur en son sein ne sont pas, à elles seules, de nature à établir que la société suisse était le bénéficiaire effectif des dividendes, dès lors qu’il n’est pas justifié que, tout en étant formellement propriétaire du revenu, elle avait le pouvoir de disposer du revenu et ne se bornait pas à agir pour le compte de M.B. L’administration fiscale invoquait, à ce titre, le fait que l’absence de redistribution des dividendes à l’associé unique peut être analysée comme un acte de disposition du revenu, tandis que l’augmentation des avances qui avaient été consenties à M.B. au titre de la période concernée par la société mère suisse démontrait qu’il disposait bien des fonds sociaux.
Enfin, le 5 octobre 2021 (3), la Cour administrative d’appel de Bordeaux s’est prononcée sur le cas de la société française Meltex, distributeur de produits textiles en France sous la marque « Hartford ». Le droit d’exploiter la marque avait été concédé à Meltex dans le cadre d’un contrat de sous-licence par la société néerlandaise Wonga BV, elle-même bénéficiaire d’un contrat de « master licence » conclu avec Impala World Inc, propriétaire de la marque et société mère de Wonga BV à 99,6 %, établie à l’origine aux Iles Vierges Britanniques puis transférée au Panama. En se basant sur les dispositions de la convention fiscale franco-néerlandaise, Meltex n’a pas prélevé de retenue à la source sur les redevances versées à Wonga BV. L’administration fiscale française a remis en cause le bénéfice de l’exonération conventionnelle de retenue à la source au motif que la société Wonga BV n’était pas le bénéficiaire effectif des redevances, mais un intermédiaire agissant pour le compte de la société Impala World Inc et a redressé Meltex au titre de la période non prescrite. Pour arriver à cette conclusion, l’administration fiscale française s’est basée sur (i) le contrat de « master licence » qui prévoyait qu’en case de sous-licence, le licencié doit reverser au propriétaire de la marque 93 % (puis 91,6 %) des redevances reçues, (ii) le fait que le capital de la société Wonga BV était détenu à 99,6 % par Impala World Inc, (iii) les états financiers de Wonga BV qui témoignaient d’une activité limitée à la seule perception des redevances provenant de la société Meltex ainsi que sur (iv) la périodicité bi-annuelle et le bref délai (quatre à huit jours) de reversement de revenus par Wonga BV.
La Cour administrative d’appel de Bordeaux conclut dans le sens de l’administration et confirme le jugement de première instance en relevant que le pouvoir de Wonga BV d’utilisation et d’affectation des fonds reçus de Meltex est particulièrement contraint compte tenu de l’obligation de rétrocession des produits de sous-licence prévue par le contrat de « master licence ». La Cour rejette la pertinence du fait que les redevances soient versées par Meltex sur le compte bancaire de Wonga BV et qu’elle en conserve la jouissance jusqu’au reversement à Impala World Inc.
A la recherche du bénéficiaire effectif des revenus passifs de source française, nous retenons les enseignements suivants de ces arrêts de 2021, à compléter et préciser bien sûr, en fonction de l’évolution jurisprudentielle dans les années à venir :
1. Lorsque le récipiendaire des revenus passifs de source française est une société de gestion collective de droits d’auteur dont l’objet/mission est de collecter et gérer les revenus pour le compte de ses membres et dès lors que l’essentiel des revenus perçus est reversé aux membres tous les ans, cette société ne devrait pas pouvoir prétendre au statut du bénéficiaire effectif ;
2. Lorsque le récipiendaire des revenus passifs de source française est une société holding, l’existence de moyens matériels et humains dans son pays d’implantation, l’immixtion dans la gestion des filiales et/ou l’exercice d’activités autres que la simple perception passive de revenus de source française font partie du faisceau d’indices à prendre en compte pour apprécier la qualité de bénéficiaire effectif ;
3. Lorsqu’une obligation de reversement prévue contractuellement pèse sur le récipiendaire des paiements, la qualité de bénéficiaire effectif a de fortes chances d’être contestée par l’administration fiscale française, d’autant plus si cette obligation de reversement porte sur la majeure partie des revenus en question (à noter, cependant, un arrêt en sens contraire de CAA Versailles, 25 févr. 2020, n° 18VE02026, SOGEPEC) ;
4. Lorsqu’aucune obligation de rétrocession n’est contractuellement prévue, l’absence du reversement du revenu passif de source française par le récipiendaire du paiement et la mise en réserve/report à nouveau du produit financier correspondant ne sont pas en soi suffisants pour établir la qualité de bénéficiaire effectif à défaut d’éléments permettant de démontrer que le récipiendaire des sommes jouit en pratique de pouvoirs lui permettant d’en disposer librement et n’agit pas en tant que simple mandataire interposé.
Dans les affaires PRS et Alphatrad, la notion de bénéficiaire effectif a été utilisée pour refuser les avantages conventionnels au bénéficiaire apparent des revenus en dehors de toute situation abusive ou montage artificiel. Le cas Meltex paraît plus artificiel compte tenu de la localisation « exotique » du bénéficiaire effectif et du fait que la BV néerlandaise interposée se bornait à collecter et reverser les redevances perçues de Meltex, son unique sous-licencié. Cependant, le fisc n’avait pas besoin de recourir à l’abus de droit puisque le rejet de la qualité de bénéficiaire effectif produit un effet direct et immédiat sans contraintes procédurales propres à l’abus de droit.
L’affaire PRS apporte aussi son lot de consolation aux établissements payeurs de revenus passifs de source française qui, imprudents, se seraient abstenus de prélever une retenue à la source en présence d’un bénéficiaire résident dans un Etat conventionné et seraient recherchés en paiement de cette retenue à la source a posteriori. En effet, si l’administration fiscale a refusé la qualité de bénéficiaire effectif au récipiendaire des paiements, elle a néanmoins accepté de regarder par « transparence » en présence d’un bénéficiaire effectif résident d’un Etat conventionné et d’appliquer l’exonération de retenue à la source sur les redevances prévue par la convention franco-britannique à hauteur des sommes reversées aux bénéficiaire effectifs résidents fiscaux du Royaume-Uni.
D’ailleurs, cette approche consistant à appliquer aux revenus passifs de source française la convention fiscale signée avec l’Etat du bénéficiaire effectif du paiement, lorsqu’un intermédiaire résident, lui aussi, dans un Etat conventionné s’interpose dans la chaîne de paiement, n’est pas nouvelle et rappelle, outre les commentaires sur la convention modèle OCDE, la position exprimée par l’administration fiscale française dans ses commentaires officiels relatifs à la convention France-Ouzbékistan.
Reste à préciser, (i) en ce qui concerne plus particulièrement les dividendes, si cette approche par « transparence » serait envisageable en présence de plusieurs niveaux d’«intermédiaires » dans une chaîne de détention dépourvue d’abus et (ii) pour l’ensemble des revenus passifs de source française (hors intérêts bien sûr qui, en dehors du versement dans un ETNC, ne supportent plus de retenue à la source), si cette position serait acceptée (avec l’absence de retenue à la source qui en découle) en présence d’un récipiendaire des paiements non-résident, détenu par un ou plusieurs bénéficiaires effectifs résidents fiscaux français – situation qui pourrait se rencontrer, notamment, dans le cas de structures type « joint venture » mises en place par des sociétés/groupes français avec des partenaires étrangers.
1. CE, 10e-9e ch. 5 février 2021, n°430594 et 432845, min. c/Sté Performing Rights Society Ltd.
2. CAA de Versailles, 3ème chambre, 27 mai 2021, 19VE00090.
3. CAA de Bordeaux, 4ème chambre, 5 octobre 2021, n°19BX00473 et n°20BX03606.