L’affaire Groupe Lucien Barrière, qui a réveillé l’intérêt des groupes français ayant souffert de pertes définitives à l’étranger par le truchement de filiales pour la jurisprudence Marks & Spencer (1), n’aura finalement pas connu, en dépit des nombreux twists dont elle fit l’objet, d’happy ending. Auguré initialement sous les meilleurs hospices, avec un premier jugement du tribunal administratif admettant l’applicabilité de l’exception Marks & Spencer en France et le caractère définitif des pertes au cas d’espèce (2), le litige pris un mauvais tournant en appel, avec une annulation de la décision de première instance et un rétablissement des droits (3) au motif que le caractère définitif des pertes n’était pas démontré. L’arrêt d’appel sera in fine confirmé par le Conseil d’Etat dans sa décision en date 7 octobre 2021 par laquelle il refusa d’admettre le pourvoi en cassation introduit par la société (4.)
Pour rappel, l’exception Marks & Spencer est née à Luxembourg, devant la Cour de Justice de l’Union européenne, à l’occasion d’une affaire éponyme dans laquelle le groupe britannique défendait que l’impossibilité de déduire de son assiette imposable, grâce au système du group relief, les pertes fiscales supportées par ses filiales établies dans d’autres Etats membres de l’Union européenne contrevenait à la liberté d’établissement (aujourd’hui garantie par les articles 49 et 54 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) dans la mesure où cette possibilité était ouverte à l’égard des pertes réalisées par ses filiales établies au Royaume-Uni. Dans un arrêt de grande chambre en date du 13 décembre 2005, la Cour admit la compatibilité de cette différence de traitement avec le droit de l’Union européenne à l’égard des pertes courantes, mais jugea qu’elle constituait une restriction incompatible à la liberté d’établissement à l’endroit des pertes définitives dont elle définit les contours à son célèbre point 55 (5). Depuis, ce courant prétorien a semé – pour paraphraser l’avocate générale Juliane Kokott dont les prises de position ne sont pas étrangères au phénomène – « chaos » et « désolation » (6) dans le paysage jurisprudentiel européen, tant au niveau central que décentralisé ; l’affaire Groupe Lucien Barrière en porte les stigmates.
Dans cette espèce, un groupe fiscal au sens de l’article 223 A du CGI, dont la société Groupe Lucien Barrière est mère intégrante, exploitait le casino de Dinant par l’intermédiaire d’une filiale de droit belge. A la suite de la résiliation anticipée de la concession de ce casino en raison de pertes d’exploitation trop importantes, celle-ci a été liquidée au 31 janvier 2012. Se fondant sur la jurisprudence Marks & Spencer, le groupe imputa sur le résultat fiscal de la société membre qui portait la participation dans la filiale belge les déficits cumulés par cette dernière jusqu’à sa liquidation. A l’époque, il pouvait aussi se revendiquer de l’arrêt Agapes rendu le 26 février 2013 par la cour administrative d’appel de Versailles où il fût jugé que « lorsque l’impossibilité d’imputer les pertes ne résulte pas de l’application de la législation fiscale de l’Etat membre de résidence de la filiale et, notamment, en cas de liquidation de la filiale » (7), la déduction du résultat d’ensemble des pertes des filiales intégrables établies dans un autre Etat membre de l’Union pouvait être admise.
A la suite d’une vérification de comptabilité des membres du groupe fiscal constitué par la société Groupe Lucien Barrière, les autorités fiscales réintégrèrent dans ses bases imposables lesdites pertes. L’évolution de l’affaire Agapes paraissait leur donner d’ailleurs raison puisque le Conseil d’Etat jugea, le 15 avril 2015, que l’impossibilité d’imputer les pertes subies par des filiales établies dans un autre Etat membre de l’Union du résultat d’ensemble d’un groupe fiscal français est conforme à la liberté d’établissement, sans réserver spécifiquement la situation des pertes définitives en fait (au cas d’espèce, les pertes avaient disparu fiscalement en raison de règles locales limitant la durée de leur report en avant) (8). Fort de ce précédent, l’administration fiscale procéda à la mise en recouvrement de son redressement le 16 novembre 2016 dont la légalité fût contestée par la société Groupe Lucien Barrière devant le tribunal administratif de Montreuil.
Au cours de cette première instance, sous l’effet de deux renvois préjudiciels successifs en provenance du Danemark (les affaires Bevola (9) et NN (10), les lignes prétoriennes de l’exception Marks & Spencer s’affinèrent devant la Cour de justice de l’Union européenne, en particulier, dans le cadre des systèmes de groupe fiscaux. Elle développa à cette occasion la notion de « capacité contributive du groupe » qui justifia, selon le tribunal administratif de Montreuil, la transposition de l’exception Marks & Spencer au régime de l’intégration fiscale français dans son jugement Groupe Lucien Barrière du 17 janvier 2019. Pour définir la notion de pertes définitives, le tribunal se référa à la définition traditionnellement retenue par la Cour de Luxembourg et déduisit, semble-t-il, le caractère définitif des pertes cumulées de la filiale belge essentiellement de sa liquidation juridique. Le ministre de l‘action et des comptes publics interjeta alors appel de ce jugement.
Opportunité qu’il saisit à bon escient dans la mesure où par deux arrêts ultérieurs (Memira Holding (11) et Holmen(12), prononcés de nouveau au cours de l’instruction de l’affaire Groupe Lucien Barrière par la cour administrative d’appel, la Cour de justice de l’Union européenne vint semer le doute, auprès des juges et avocats, dans la compréhension de la notion de pertes définitives. L’ambivalence de leur rédaction ouvrant la voie à de multiples interprétations, les autorités fiscales françaises défendirent que la preuve du caractère définitif des pertes, en cas de liquidation de la filiale étrangère, supposait également la démonstration par la société mère qu’il lui avait été impossible de valoriser économiquement les pertes de sa filiale localement, par l’intermédiaire par exemple d’une cession de ces titres à un tiers intégrant la valeur de l’avantage fiscal que représente la déductibilité des pertes pour le futur, avant d’avoir procédé à sa liquidation.
Bien qu’une telle lecture, nous paraît contestable (13), la cour administrative d’appel de Versailles l’adopta le 23 juin 2020 et refusa, pour ce motif, de reconnaître le caractère définitif des pertes de la filiale belge du Groupe Lucien Barrière. Elle releva, à cet effet, que les circonstances de faits évoquées par ce dernier, telles que les modalités particulières de changement d’exploitant du casino de Dinant dont la filiale belge assurait la gestion et les dispositions de l’article 207 du code des impôts sur les revenus belge en vertu desquelles les pertes antérieures d’une société indigène ne sont plus déductibles en cas de changement de contrôle (sauf si celui-ci est légitime économiquement ou financièrement), n’établissaient pas le caractère définitif des pertes. Il fut précisé, de surcroît, qu’admettre le contraire à partir des seules dispositions fiscales locales méconnaîtrait l’autonomie et la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition de chaque État membre.
Cette fois-ci, le paradigme juridique communautaire ne mua pas le temps du jugement de l’affaire par le Conseil d’Etat. Sa décision du 7 octobre 2021 par laquelle il refusa l’admission du pourvoi formé par le Groupe Lucien Barrière, par définition laconique, offre néanmoins peu de prises à la réflexion. Appréhendée à la lumière des conclusions contraires rendues par la rapporteure publique Emilie Bokdam-Tognetti, cette décision permet néanmoins de souligner l’impérative nécessité, pour tout prétendant à l’exception Marks & Spencer, d’établir, au plus tôt dans la procédure contentieuse, le caractère définitif des pertes, documentation précise et détaillée à l’appui, puisque cette qualification pourrait constituer une question de fait relevant de l’appréciation souveraine des juges du fond.
Pour autant, tant que l’acception exacte de la notion de perte définitive n’est pas définitivement arrêtée, il est a minima délicat – pour ne pas dire hasardeux – de procéder à cette démonstration. Emilie Bokdam Tognetti préconisait d’ailleurs, dans ses conclusions, un renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l’Union européenne « au regard du caractère difficilement lisible de la jurisprudence de la CJUE dans son dernier état ». En effet, interpréter le concept de perte définitive aussi strictement que ne le fit la cour administrative d’appel de Versailles dans l’affaire Groupe Lucien Barrière pourrait réduire l’exception Marks & Spencer à un « ensemble vide » (14). Compte tenu des moyens de cassation, le « dossier se prêta[i]t mal à des questionnements de pur droit » de l’aveu même de la rapporteure publique, c’est la raison pour laquelle, à notre sens, le renvoi préjudiciel n’eut pas lieu. Gageons que les affaires Société Générale (15) et Compagnie Plastic Omnium (16) présenteront un terreau juridique plus propice à ce renvoi préjudiciel auquel les contribuables aspirent, ce nouveau cliffhanger les tenant bien trop en haleine, et, non sans risque juridique. En effet, en l’état de la jurisprudence, le faix qui pèse sur les contribuables et leurs conseils dans ce dangereux jeu probatoire, déséquilibrée par la constante révision des règles intervenant en cours de partie, conduit bon nombre d’entre eux à renoncer à l’exception Marks & Spencer, le pari paraissant – presque – perdu d’avance. Les ludophiles s’amuseront de ce « Jeu d’Eleusis » (17) prétorien que les juristes au contraire ne manqueront pas d’honnir. Non seulement le nombre de manches est par principe limité en contentieux, mais de surcroît le maître du jeu (i.e. la Cour de justice de l’Union européenne) parait lui-même douter de sa propre lecture des règles du jeu…
1. CJCE, gde ch., 13 déc. 2005, aff. C-446/03, Marks & Spencer.
2. TA Montreuil, 17 janv. 2019, n° 1707036, Sté Groupe Lucien Barrière.
3. CAA Versailles, n° 19VE01012, Sté Groupe Lucien Barrière.
4. CE, 7 oct. 2021, n° 443126, Sté Groupe Lucien Barrière.
5. A savoir, les situations où : « - la filiale non résidente a épuisé les possibilités de prise en compte des pertes qui existent dans son État de résidence au titre de l’exercice fiscal concerné par la demande de dégrèvement ainsi que des exercices fiscaux antérieurs, le cas échéant au moyen d’un transfert de ces pertes à un tiers ou de l’imputation desdites pertes sur des bénéfices réalisés par la filiale au cours d’exercices antérieurs, et - il n’existe pas de possibilité pour que les pertes de la filiale étrangère puissent être prises en compte dans son État de résidence au titre des exercices futurs soit par elle-même, soit par un tiers, notamment en cas de cession de la filiale à celui-ci. »
6. Conclusions de l’avocate générale Juliane Kokott présentées le 19 juillet 2012 dans l’affaire A Oy (aff. C-123/11).
7. CAA Versailles, 26 févr. 2013, n° 10VE04169, Sté Agapes.
8. CE, 15 avr. 2015, n° 368135, Sté Apages.
9. CJUE, gde ch., 12 juin 2018, aff. C-650/16, Bevola et Jens W. Trock.
10. CJUE, 4 juill. 2018, aff. C-28/17, NN.
11. CJUE, 19 juin 2019, aff. C-607/17, Memira Holding.
12. CJUE, 19 juin 2019, aff. C-608/17, Holmen.
13. Voir notre article, L’imputation des pertes définitives étrangères : l’étroite voie dessinée par le tribunal administratif de Montreuil, publié dans le PwC Emag Fiscalité directe d’avril 2021, www.pwcavocats.com/fr/lettres-actualite/2021/eflash-fiscal/02/pertes-etrangeres.html.
14. Selon la rapporteure publique : « il faut bien avouer que si l’on cumule, d’une part, le constat que la liquidation n’est pas, comme l’a déjà jugé la CJUE, un événement suffisant à rendre définitive une perte, avec d’autre part, l’inopérance du constat de l’impossibilité juridique pour un acquéreur d’utiliser les pertes de l’entité, ou encore de les transférer dans le cadre d’une fusion, on peut s’interroger sur ce que peut recouvrir la notion de « pertes définitives » au sens de la jurisprudence de la CJUE et sur le point de savoir si elle ne constituerait pas un ensemble vide. Or la CJUE n’ayant pas abandonné sa jurisprudence Marks and Spencer, en dépit des invitations répétées de Mme J. Kokott à le faire, il faut bien que la notion de pertes définitives au sens de cette jurisprudence puisse parfois avoir de la substance. La critique adressée à cette partie de l’arrêt pourrait donc sembler sérieuse. ».
15. TA Montreuil, 11 févr. 2021, n° 1804038, Société Générale.
16. TA Montreuil, 11 févr. 2021, n° 1808706, Sté Compagnie Plastic Omnium.
17. Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, n° 146, Bernard Werber : « Le jeu d’Eleusis est un jeu dont le but est de trouver… sa règle ».