Le domaine des aides d’Etat continue de secouer le landerneau juridique en raison des développements décisionnels et prétoriens récents qui marquent, une nouvelle fois, les incertitudes et la complexité inhérentes à la mise en œuvre, en droit fiscal, de l’interdiction faite aux Etats membres de consentir des aides aux entreprises.
Par Emmanuel Raingeard de la Bletière, avocat associé; Julie Alberto, avocat et Valentin Leroy Collaborateur, PwC Société d’Avocats
Du côté de la Commission, on mentionnera la décision McDonald’s du 19 septembre 2018 (non publiée à ce jour) par laquelle, après presque trois ans d’enquête, la qualification d’aide d’Etat a été définitivement écartée (SA.38945). En l’espèce, les suspicions portaient sur un rescrit des autorités luxembourgeoises exonérant d’impôt sur les sociétés, sur la base de la convention fiscale entre le Luxembourg et les Etats-Unis, les bénéfices dégagés par une succursale américaine qui n’étaient pas imposables aux Etats-Unis, créant ainsi une double non-imposition de ces profits. L’enquête approfondie de la Commission a révélé que cet avantage découlait d’une combinaison exacte des règles fiscales américaines et luxembourgeoises et de la convention fiscale bilatérale entre ces Etats. L’avantage n’a dès lors pas été considéré comme sélectif.
Cette décision contraste avec la décision Engie dans laquelle la Commission a jugé, le 20 juin dernier, que le traitement fiscal d’une série de transactions liées à une opération de financement entre sociétés luxembourgeoises qui aboutissait à une déduction d’une dépense sans imposition corrélative du revenu conférait au groupe une aide d’Etat (SA.44888). La Commission estime que ce traitement fiscal n’est pas en ligne avec le droit luxembourgeois et que, même si tel était le cas, l’administration fiscale aurait dû contester son application sur le fondement de l’abus de droit.
De son côté, la Cour de justice poursuit sa lente construction du droit des aides d’Etat, non sans remous et controverses, comme en atteste l’affaire A-Brauerei (aff. C-374/17). En l’espèce, la Cour est amenée à se prononcer sur la qualification d’aide d’Etat d’une exonération, prévue en droit interne allemand, de taxe immobilière dont bénéficient certaines restructurations. Avant de procéder à un examen au fond de la question, l’avocat général Henrik Saugmandsgaard Øe, dans des conclusions particulièrement motivées et étayées, invite la Cour à clarifier et objectiver sa méthode d’appréciation du caractère sélectif des aides d’Etat. A la méthode du cadre de référence, qui repose sur une analyse en trois étapes fondée sur une logique discriminatoire, il préconise, par souci de préservation de la souveraineté fiscale des Etats membres et dans une perspective de sécurité juridique, de substituer une méthode d’analyse classique de la sélectivité assise sur la lettre du texte. Si la Cour suivait ces conclusions, le champ d’application du droit des aides d’Etat se trouverait mécaniquement réduit en matière fiscale puisqu’en seraient notamment exclues bon nombre de mesures d’incitation généralement applicables à tous les acteurs économiques sans favoriser de secteur économique particulier. Reste à savoir si le plaidoyer de Henrik Saugmandsgaard Øe convaincra la Cour, là où d’autres avocats généraux (e.g. Juliane Kokott dans l’affaire du goodwill autrichien – aff. C-66/14) et le Tribunal de l’Union européenne (dans l’affaire du goodwill espagnol – aff. T-219/10 et C-20/15 P) ont échoué.
Dans le domaine des libertés fondamentales la Cour a condamné l’Etat français pour violation du droit de l’Union européenne dans le cadre d’un recours en manquement à l’encontre des autorités françaises introduit à la suite des arrêts du Conseil d’Etat dans les affaires Accor et Rhodia (10 déc. 2012, n° 317074 et 317075) sur l’incompatibilité de l’avoir fiscal et du précompte mobilier. La Cour rappelle l’obligation qu’ont les juridictions nationales statuant en dernier ressort de saisir la CJUE d’une question relative à l’interprétation du droit de l’Union européenne à moins qu’une telle question ait déjà été tranchée par la CJUE, qu’elle ne soit pas pertinente, ou que l’interprétation du droit de l’Union ne laisse aucun doute. Au cas d’espèce, la CJUE juge que les dispositions du droit national violaient le droit de l’Union européenne et que le Conseil d’Etat aurait dû poser une question préjudicielle.
En matière de liberté d’établissement, la Cour dans l’arrêt Bevola (aff. C-650/16) précise sa jurisprudence sur la déductibilité des pertes étrangères finales réalisées par une société dans un autre Etat membre par le biais d’un établissement stable. Clarifiant sa jurisprudence antérieure, elle considère qu’un établissement stable étranger est placé dans une situation comparable à celle d’une succursale établie dans l’Etat membre de résidence au regard de la déductibilité des pertes finales, c’est-à-dire celles pour lesquelles elle a épuisé les possibilités de prise en compte dans l’Etat de situs «au titre de l’exercice fiscal concerné par la demande de dégrèvement ainsi que des exercices fiscaux antérieurs», et qui ne peuvent être prises en compte «au titre des exercices futurs soit par elle-même, soit par un tiers». Le rappel de ce principe par la grande chambre de la CJUE est le bienvenu mais laisse en suspens de nombreuses questions sur ses conséquences pratiques.
Dans les semaines à venir, la Cour aura à trancher plusieurs difficultés liées à l’interprétation et à l’application de clauses anti-abus. Plusieurs arrêts sont attendus au sujet de l’abus de directive dans le cadre d’une exonération de retenue à la source sur le fondement de la directive mère-fille (aff. C-117/16) et de la directive intérêt-redevance (aff. C-115/16 et C-299/16). Outre la signification de la notion de «bénéficiaire effectif» en droit de l’Union et la portée de l’abus du droit de l’Union européenne, ces affaires seront l’occasion pour la Cour de préciser les critères objectifs et subjectifs qui caractérisent l’existence d’un montage purement artificiel. Dans le contexte actuel d’une multiplication des clauses anti-abus, générales ou spécifiques en droit interne, international et européen, cette jurisprudence sera, à n’en pas douter, à l’origine de nombreux rebondissements.