L’affaire Conversant, tout comme l’affaire Google, illustre la difficulté d’appréhender la matière fiscale issue du secteur de l’économie digitale dans le cadre d’une fiscalité internationale dont les repères historiques, fondés sur la présence physique, sont inéluctablement destinés à évoluer. L’arrêt du Conseil d’Etat du 11 décembre 2020 rendu dans le cadre de l’affaire Conversant (CE, 11 déc. 2020, n° 420174) témoigne d’une telle évolution en apportant un nouvel éclairage sur la notion d’établissement stable prise sous l’angle de l’agent dépendant. Cet important arrêt innove également en ce qui concerne l’interprétation des conventions fiscales internationales à la lumière de commentaires publiés par l’OCDE postérieurement à la signature de ces conventions.
Par Guillaume Glon, avocat associé, PwC Société d’Avocats, Marie-Hélène Pinard-Fabro, avocate PwC Société d’Avocats.
Les faits
Le groupe américain Valueclick (devenu Conversant) exerçait une activité de marketing digital en Europe par l’intermédiaire d’une société irlandaise, la société Valueclick International. Cette dernière exploitait sur tous les marchés, hors Amérique du Nord, les droits de propriété intellectuelle afférents aux différents services proposés par le groupe « Marketing par Affiliation », « Media » et « Technologies » dans le cadre d’un contrat de licence conclu avec sa société mère américaine. Ces prestations permettaient à des annonceurs de se rapprocher d’éditeurs en vue de la diffusion d’offres publicitaires sur Internet.
S’agissant de la France, la société Valueclick International avait conclu avec sa société sœur, la société Valueclick France, un contrat de prestation de services rémunéré sur la base d’un cost + 8 %. Ce contrat avait pour objet diverses prestations dont l’assistance marketing incluant notamment l’identification, la prospection et le signalement des clients potentiels à Valueclick International. S’y ajoutaient d’autres services de nature administrative.
Le contrat précisait expressément qu’il ne pouvait avoir pour effet d’autoriser une partie à contracter ou à s’engager au nom de l’autre partie, étant précisé que cette stipulation avait probablement pour objet d’éviter que la société Valueclick France ne soit considérée comme un établissement stable de sa société sœur.
En effet, en application de l’article 2 de la convention fiscale franco-irlandaise signée le 21 mars 1968, et conformément à l’article 5 paragraphe 5 du modèle de convention OCDE de l’époque, le terme établissement stable pouvait désigner « une personne agissant dans un Etat contractant pour le compte d’une entreprise de l’autre Etat contractant autre qu’un agent jouissant d’un statut indépendant », à condition que cette personne « dispose dans cet Etat de pouvoirs qu’elle y exerce habituellement lui permettant de conclure des contrats au nom de l’entreprise, à moins que l’activité de cette personne ne soit limitée à l’achat de marchandises pour l’entreprise ».
Cependant, l’administration n’avait pas hésité à redresser la société Valueclick International au motif qu’elle disposait d’un établissement stable en France du fait des activités de sa société sœur française. L’administration s’était placée sur les deux terrains concurrents de l’installation fixe d’affaires et de l’agent dépendant, mais seul le critère de l’agent dépendant retiendra notre attention dans la présente étude, le Conseil d’Etat n’ayant analysé la situation qu’au regard de ce seul critère dans son arrêt du 11 décembre 2020.
L’arrêt de la cour administrative d’appel
La cour administrative d’appel de Paris, dans son arrêt rendu le 1er mars 2018 dans cette affaire (CAA Paris, 1er mars 2018, n° 17PA01538), avait expressément relevé dans sa décision que les salariés de la société française négociaient les termes des contrats et la rédaction de certaines clauses avec les clients, que la signature apposée sur les contrats par les dirigeants irlandais présentait un caractère d’automatisme et s’apparentait à une simple validation des contrats négociés et élaborés par les dirigeants et salariés de la société Valueclick France, que les programmes publicitaires étaient mis au point et suivis par des salariés de la société Valueclick France, que le personnel de la société française se comportait auprès des tiers comme agissant en tant que salariés de la société irlandaise et qu’il existait dans l’esprit des clients et des éditeurs une confusion entre la société Valueclick International Ltd et la société Valueclick France, les noms de salariés de la société Valueclick France apparaissent également sur certains contrats.
Cependant, la société Valueclick International fixait les stipulations générales des contrats ainsi que les grilles tarifaires et les modifications éventuelles aux contrats ou aux tarifs souhaitées par les clients, devaient lui être soumises préalablement. Enfin, la mise en œuvre des programmes publicitaires n’intervenait pas avant validation définitive par la société Valueclick International des commandes enregistrées par les salariés de Valueclick France.
Les salariés de la société française jouissaient donc de pouvoirs extensifs et non contestés, qui leur conféraient un rôle essentiel dans la conclusion de contrats avec les annonceurs français. En dépit de ce rôle essentiel, relevé comme tel par le rapporteur public Fabien Platillero dans ses conclusions, la cour administrative d’appel s’est arrêtée au seul dernier point, estimant que la validation définitive des contrats par la société irlandaise, bien que purement formelle, interdisait de regarder la société Valueclick France comme ayant le pouvoir de conclure des contrats au nom de la société Valueclick International.
Peu de temps après, la cour administrative d’appel de Paris s’est à nouveau prononcée de manière très similaire à l’occasion de l’affaire Google (CAA Paris, 25 avr. 2019, n° 17PA03067) qui présentait des similitudes certaines avec l’affaire Conversant.
La position de la cour administrative d’appel de Paris ne surprend pas au regard d’une précédente et notoire décision du Conseil d’Etat, l’arrêt Zimmer (CE, 31 mars 2010, n° 304715 et 308525) qui avait à l’époque rassuré les entreprises et les praticiens en entérinant une approche étroite de la notion de pouvoir d’engager, fondée sur la réalisation de l’acte de signature du contrat.
La jurisprudence Zimmer
Cette affaire concernait un commissionnaire, la société Zimmer SAS dont la situation de dépendance vis-à-vis de son commettant, la société britannique Zimmer Ltd, n’était pas contestée. Le Conseil d’Etat avait alors considéré qu’il ressortait des termes du contrat de commission liant la société Zimmer Ltd à la société Zimmer SAS que cette dernière avait pour activité unique la vente pour le compte et aux risques de la société Zimmer Ltd des produits de celle-ci, laquelle prenait en charge les frais de cette commercialisation et contrôlait la plupart des conditions générales de vente, et qu’il ne résultait pas de ces stipulations que les contrats conclus par la société Zimmer SAS engageaient la société Zimmer Ltd à l’égard de ses cocontractants.
Cette décision, fondée sur l’analyse littérale des stipulations contractuelles qui prévoyaient, à l’instar de tout contrat de commissionnaire, que ce dernier concluait les contrats en son nom propre, même s’il le faisait pour le compte de son commettant, a été largement saluée par les praticiens.
L’arrêt Zimmer revenait lui-même sur une formulation adoptée par le Conseil d’Etat dans l’arrêt Interhome AG (CE, 20 juin 2003, n° 224407) définissant l’agent dépendant ayant le pouvoir de conclure des contrats comme celui « exerçant en fait, sinon en droit, des pouvoirs lui permettant d’engager » son mandant. Comme le justifie Stéphane Austry dans ses conclusions sous cet arrêt, la référence à l’exercice de pouvoir d’engager « en fait » souligne la nécessité de ne pas s’en tenir à une lecture littérale des stipulations contractuelles, position inspirée des commentaires OCDE de 1994, alors même qu’ils étaient postérieurs à la date de la signature de la convention franco-suisse applicable dans cette affaire.
Stéphane Austry indique à cet égard que ces commentaires, même s’ils ne pouvaient pas éclairer la portée de la convention, n’en constituaient pas moins « une indication importante de l’interprétation la plus communément admise de ces stipulations ». Selon lui en effet, « subordonner l’application de ces dispositions à la simple apparence formelle de la capacité juridique dont disposerait une personne de conclure des contrats au nom d’une entreprise étrangère, sans prendre en compte la capacité dont disposerait en fait cette personne d’engager l’entreprise étrangère dans une relation commerciale reviendrait à priver ces stipulations d’une grande partie de leur intérêt, puisqu’il suffirait par exemple à l’entreprise étrangère de ne pas habiliter la personne qui engage l’entreprise à signer les contrats qu’elle négocie pour éluder l’application de ces dispositions ».
Or, si l’arrêt Zimmer revenait sur la formulation retenue dans l’arrêt Interhome AG, la notion de conclusion « en fait » de contrats étant considérée comme insuffisamment claire, l’arrêt Zimmer ne revenait vraisemblablement pas, au fond, sur le principe énoncé par Stéphane Austry. Le Conseil d’Etat dans l’arrêt Zimmer avait d’ailleurs pris le soin de préciser qu’en dépit du principe énoncé selon lequel un commissionnaire ne lie en principe pas son commettant, il peut en être autrement s’il ressort « soit des termes mêmes du contrat de commission, soit de tout autre élément de l’instruction, qu’en dépit de la qualification de commission donnée par les parties au contrat qui les lie, le commettant est personnellement engagé par les contrats conclus avec des tiers par son commissionnaire qui doit alors, de ce fait, être regardé comme son représentant et constituer un établissement stable ».
Au-delà du pouvoir d’engager « en fait » c’était donc déjà, dans le cadre de l’arrêt Interhome, le pouvoir de l’agent d’engager son commettant dans la réalité, indépendamment des stipulations contractuelles, qui devait primer sur les stipulations contractuelles.
Au regard du pouvoir de conclure des contrats, et à l’occasion de l’arrêt Conversant, le Conseil d’Etat a jugé que devait être considérée comme exerçant le pouvoir d’engager sa société mère irlandaise une société française qui, de manière habituelle, même si elle ne conclut pas formellement de contrats au nom de la société irlandaise, décide de transactions que la société mère se borne à entériner et qui, ainsi entérinées, l’engagent. De plus, la haute juridiction s’est expressément appuyée, pour tenir son raisonnement, sur les paragraphes 32.1 et 33 des commentaires au modèle de convention OCDE publiés respectivement le 28 janvier 2003 et le 15 juillet 2005, c’est-à-dire postérieurement à la convention fiscale applicable, signée en 1968.