La Cour administrative d’appel de Versailles importe, par une décision en date du 6 juin 2024 (n° 22VE00325) pour les besoins de l’appréciation du caractère privilégié des régimes d’exonération des produits de participation étranger (« régime des sociétés mères »), la jurisprudence Axa du Conseil d’Etat (1). Ce faisant, il appert qu’un même régime fiscal peut, selon le niveau des dépenses engagées par la holding étrangère pour l’acquisition et la conservation des dividendes, être qualifié ou non de régime fiscal privilégié au sens de l’article 238 A du Code général des impôts (« CGI »).
Au cas d’espèce, deux personnes physiques résidentes fiscales françaises détiennent la totalité du capital d’une société de participations financières luxembourgeoise (SOPARFI) qui bénéficie d’une exonération totale d’impôt sur les dividendes perçus de sa filiale française au Luxembourg. À l’issue d’un contrôle fiscal, l’administration procède à des rehaussements de l’impôt sur le revenu et des prélèvements sociaux dans la catégorie des revenus de capitaux mobiliers à raison des bénéfices réalisés par la société luxembourgeoise. Elle considère, en effet, sur le fondement de l’article 123 bis du CGI, que la société holding au Luxembourg a bénéficié d’un régime fiscal privilégié par rapport à une société holding résidente en France.
L’article 123 bis du CGI est un dispositif bien connu qui s’inscrit dans la liste des mesures visant à lutter contre l’évasion fiscale. Il prévoit, sous conditions, l’imposition des personnes physiques résidentes françaises à raison des bénéfices ou revenus positifs réalisés par une entité établie à l’étranger où elle est soumise à un régime fiscal privilégié au sens de l’article 238 A du CGI, qui sont réputés constituer dans leur chef, indépendamment de leur mise en distribution dans les faits, un bénéfice distribué à proportion de leur participation dans cette entité.
Bien qu’elle fasse l’objet d’un pourvoi dont il faudra attendre le résultat pour définitivement acter les enseignements qu’il est possible d’en tirer, l’étude de la décision du 6 juin 2024 de la Cour administrative d’appel de Versailles présente un intérêt certain pour qui veut saisir les enjeux de son articulation avec le régime des sociétés mères et filiales, que ce soit au stade de l’identification d’un régime fiscal privilégié comme de la détermination en aval du bénéfice réputé distribué. D’autant que si elle est rendue sur le fondement de l’article 123 bis du CGI, au cas général la solution retenue semble transposable à l’article 209 B du même code qui prévoit un mécanisme similaire pour les personnes morales établies en France et passibles de l’impôt sur les sociétés.
Sur la détermination de l’existence d’un régime fiscal privilégié
Saisie sur renvoi après que le Conseil d’Etat ait confirmé que, lors de la mise en œuvre de l’article 123 bis du CGI, le régime des sociétés mères et filiales participe des « conditions d’imposition de droit commun » pour l’appréciation du caractère privilégié, au sens de l’article 238 A du CGI, des régimes fiscaux en vigueur à l’étranger (2), la Cour administrative d’appel de Versailles prend plus largement acte du nouveau courant jurisprudentiel né des décisions Axa et A. Raymond et Cie (3). La Haute juridiction a en effet jugé que la quote-part de frais et charges (« QPFC ») à prendre en compte dans le cadre du régime des sociétés mères et filiales des articles 145 et 216 du CGI n’a pas toujours pour objet d’assurer la réintégration des charges afférentes à l’acquisition et à la conservation des produits de participation perçus. Lorsque le montant de cette QPFC est inférieur ou égal à celui des frais réels, le régime des sociétés mères et filiales s’analyse comme un système d’exonération des dividendes perçus, alors que lorsqu’il est supérieur aux montant de ces frais réels il s’analyse comme un système d’imposition à taux réduit de ces mêmes dividendes. La Cour administrative d’appel de Versailles en a tiré les conséquences en l’espèce aux fins d’appréciation du caractère privilégié d’un régime fiscal étranger.
Dans la mesure où le montant de QPFC à réintégrer en France si la société luxembourgeoise y avait été établie était supérieur aux frais réels engagés par elle, le régime des sociétés mères et filiales devait s’analyser comme un système d’imposition à taux réduit. Ces dividendes auraient donc été imposés en France à 1,65 % ce qui, en comparaison avec leur exonération totale au Luxembourg, permettait de caractériser l’existence d’un régime fiscal privilégié au sens de l’article 238 A du CGI.
A l’aune de cette décision, deux situations semblent ainsi pouvoir être distinguées lorsque la société bénéficie à l’étranger d’une exonération totale d’impôt sur les dividendes qu’elle perçoit :
– si, comme au cas d’espèce, le système français doit s’analyser comme une imposition à taux réduit des dividendes perçus, un régime fiscal privilégié risque de pouvoir être identifié (4). S’ouvre cependant la question de la possibilité, pour juger du taux d’imposition en France, de prendre en compte le cas échéant le crédit d’impôt dont elle aurait pu bénéficier si elle avait été établie en France ;
– si le système français doit s’analyser comme une exonération des dividendes perçus, il ne devrait pas être possible d’identifier un régime fiscal privilégié à l’étranger.
Resterait alors à résoudre la difficulté pratique tenant à la détermination des frais réels pouvant être rattachés à une participation donnée pour démontrer qu’ils sont dans les faits supérieurs ou égaux à la QPFC. Cet écueil pourrait cependant disparaître puisque la Cour administrative d’appel de Lyon, dans une décision en date du 5 décembre 2024 (n° 23LY02712), sauf à ce qu’elle ait pris un raccourci qu’elle n’explicite pas, nous semble avoir retenu une méthode différente en jugeant, sans reprendre dans son analyse les précisions apportées par les décisions Axa et A. Raymond et Cie, qu’il suffirait de comparer l’impôt sur les sociétés payé à l’étranger par la holding à l’impôt sur les sociétés qui aurait été payé en France, en prenant en compte le régime des sociétés mères, pour caractériser ou non un régime fiscal privilégié à l’étranger (peu importe donc le montant des dépenses engagées pour l’acquisition ou la conservation des dividendes). Le cas échéant, le Conseil d’Etat devra choisir entre ces deux voies si la question est soulevée devant lui.
Sur la détermination du bénéfice réputé distribué
Pour qu’il y ait imposition en France, encore faut-il par ailleurs que l’entité étrangère réalise un revenu ou un bénéfice positif. Au stade de la détermination de ce bénéfice réputé distribué, la prise en compte du régime des sociétés mères et filiales ne fait plus de doute depuis une décision du Conseil d’Etat du 20 juin 2022 (5).
En s’appuyant sur l’analyse menée par la Haute juridiction dans sa décision Epoux Carrozza (6) pour conclure à la nécessité de tenir compte du régime des sociétés mères et filiales au stade de l’étude de l’existence d’un régime fiscal privilégié pour les besoins de l’article 123 bis du CGI, dans ses conclusions, la rapporteure publique Céline Guibé a estimé qu’« il convient, de la même manière, de raisonner sur la base fictionnelle d’une implantation en France de l’entité, pour la détermination, en aval, de l’assiette de l’impôt ».
L’enjeu était de taille dans la décision à l’étude, dès lors qu’en application du régime des sociétés mères et filiales la société luxembourgeoise, fût-elle établie en France, aurait été déficitaire. Les époux X arguaient de ce fait qu’aucun impôt supplémentaire ne pouvait être mis à leur charge malgré l’application de l’article 123 bis du CGI. Le ministre soutenait quant à lui que l’administration fiscale aurait été fondée à remettre en cause l’application de ce régime dans le cadre de la procédure de répression des abus de droit prévue à l’article L. 64 du livre des procédures fiscales (« LPF »), mais également dans le cadre du principe général de répression de la fraude à la loi, et donc qu’un résultat bénéficiaire devait être dégagé.
La Cour administrative d’appel de Versailles a jugé que la lettre de la loi ne l’autorisait pas. L’article 123 bis du CGI dispose en effet que les bénéfices ou résultats à prendre en compte sont « déterminés selon les règles fixées par le présent code comme si l’entité juridique était imposable à l’impôt sur les sociétés en France ». De là, en accord avec son rapporteur public, la cour a jugé que l’article L. 64 du LPF ne pouvait être invoqué dans la mesure où il s’applique uniquement en cas de rectification notifiée par l’administration fiscale. Si hors du champ de ces dispositions l’administration fiscale est en droit de se reposer sur le principe général de répression de la fraude à la loi dégagé dans la décision Janfin (7) pour écarter comme ne lui étant pas opposables certains actes passés par le contribuable, la cour a jugé, malgré les conclusions contraires de son rapporteur public, qu’il ne pouvait pas être appliqué dès lors que le bénéfice réputé distribué doit être déterminé uniquement selon les règles du CGI.
La réponse des juges du fond ou du Conseil d’Etat pourrait-elle être différente demain ? Un auteur relevait récemment que la règle dégagée par le juge pourrait ne pas « s’appliquer de la même façon » (8) concernant l’article 205 A du CGI, qui prévoit la possibilité pour l’administration fiscale de ne pas tenir compte, sous conditions, de certains montages pour l’établissement de l’impôt sur les sociétés.
1. CE, 5 juillet 2022, n° 463021, Sté Axa.
2. CE, 14 février 2022, n° 442061 et 442062, Epoux Carrozza. Sur cette décision, v. V. Leroy et L. Bras, « Précisions sur les modalités d’appréciation de la notion de régime fiscal privilégié : le régime des sociétés mères fait partie des conditions de droit commun », Option finance, 8 avril 2022.
3. CE, 7 avril 2023, n° 462709, Sté A. Raymond et Cie.
4. Il en irait probablement de même concernant la QPFC de 12 % dans le cadre du régime applicable en matière de cessions de titres de participation prévu par l’article 219, I a quinquies du CGI. Le Conseil d’Etat a en effet jugé que la QPFC s’analyse comme une imposition à taux réduit des gains concernés (v. CE, 15 nov. 2021, n°454105, Sté L’Air liquide). La cour administrative d’appel de Lyon semble quant à elle avoir confirmé que la « niche Copé » participe des conditions du droit commun pour les besoins de l’article 238 A du CGI (v. CAA Lyon, 28 juin 2023, n°21LY04094, CE (na), 29 avril 2024, n°483333), même si cette réponse se déduit davantage des faits que de la rédaction d’un attendu de principe inscrit dans la décision (on notera à toutes fins utiles que tel n’est pas le cas du régime spécial des fusions, v. CAA Versailles, 26 janv. 2023, n°20VE02424; CE (na), 11 janv. 2024, n°474504) . Le cas échéant, il faudra donc raisonner dans ce cas de la même façon.
5. CE, 21 juin 2022, n°449408. Il convient de noter que la prise en compte du régime des sociétés mères et filiales au stade du calcul du bénéfice réputé distribué est subordonnée à la démonstration de l’éligibilité audit régime. V. en ce sens CAA Paris, 10 mai 2023,
n° 22PA02862 ; CA (na), 29 mars 2024, n°475811. En l’espèce, l’absence de preuve de détention des titres de la filiale avait entraîné l’exclusion de l’application du régime susmentionné.
6. CE, 14 févr. 2022, n°442061 et 442062, Epoux Carrozza.
7. CE, 27 sept. 2006, n°260050, Sté Janfin.
8. P. Kouraleva-Cazals dans « Lutte contre la fraude et l’évasion fiscales – Chronique d’actualité », FI 3-2024, p. 217 : « Depuis, les dispositifs anti-abus se sont diversifiés et si la règle devrait s’appliquer de la même façon à l’article L. 64 A du LPF, tel ne serait pas forcément le cas de l’article 205 A du CGI. »