Jusqu’en 2023, la saga Marks & Spencer, dans sa version française, avait pris une heureuse tournure avec l’admission, par des juges du fond, de l’applicabilité de l’exception Marks & Spencer en France tant à l’égard des pertes définitives d’établissements stables que de celles de filiales. Malheureusement, un scenario bien plus sombre se dessine depuis 2024 avec les épisodes SCA Financière SPIE Batignolles que nous livre le Conseil d’Etat (1) et Société Générale II concoctée par la cour administrative d’appel de Paris (2). S’ils partagent le même synopsis à ce jour, l’espoir d’un bel épilogue est néanmoins toujours permis, en particulier, pour les filiales. À notre sens, son réalisateur ne pourra qu’être la Cour de justice de l’Union européenne. Il est donc fort probable que les bobines définitives ne soient visionnables qu’en 2026.
Pour rappel, le 13 décembre 2005, cette même Cour de justice consacrait, sur le fondement de la liberté d’établissement, l’« exception Marks & Spencer » en jugeant qu’une société mère peut déduire de son bénéfice imposable les pertes définitives subies par une filiale établie dans un autre État membre de l’Union européenne dès lors qu’une telle imputation eut été admise dans une situation interne (en l’espèce par le truchement du régime de groupe fiscal britannique dénommé le group relief) (3).
En pratique, comme l’illustrent les deux récentes décisions SCA Financière SPIE Batignolles et Société Générale II, cette exception Marks & Spencer soulève encore de nombreuses difficultés sur son application (4) en dépit d’une quinzaine de décisions rendues à son sujet.
La question du champ d’application de l’exception prétorienne était au cœur de ces deux décisions. Dans l’affaire SCA Financière SPIE Batignolles, le 26 avril 2024, le Conseil d’État, statuant en chambres réunies, a refusé d’admettre, sur le fondement de la liberté d’établissement, l’imputation, sur le résultat imposable de son siège français, des pertes d’un établissement stable étranger lorsque la France a renoncé, par une convention préventive de la double imposition (en l’espèce, la précédente convention franco-luxembourgeoise du 1er avril 1958), à l’imposition de ses profits (solution reprise par la Cour administrative d’appel de Paris dans une série de trois décisions en date du 7 février 2025) (5). Un mois plus tard, la cour administrative d’appel de Paris a refusé, dans l’affaire Société Générale II, l’imputation des pertes d’une filiale slovaque, la France ayant également renoncé à l’imposition des profits de cette dernière par une convention préventive de la double imposition (en l’espèce, la convention fiscale franco-tchécoslovaque du 1er juin 1973) (6).
Au regard de la dernière jurisprudence européenne, la solution retenue par le Conseil d’État à l’endroit des établissements stables était largement prévisible. En effet, la Cour du Luxembourg avait déjà jugé que s’agissant des mesures nationales qui visent à prévenir ou atténuer la double imposition des bénéfices des sociétés résidentes, la situation d’une société ayant une succursale indigène et celle d’une société ayant un établissement stable étranger ne sont pas objectivement comparables lorsque l’État de résidence de la société a renoncé, par une convention fiscale, à l’imposition des bénéfices de l’établissement stable étranger (7). Le Conseil d’État a, en toute logique, transposé ce raisonnement à la situation à laquelle il était confronté.
La solution retenue, en se fondant sur la convention fiscale applicable au cas d’espèce, invite toutefois à s’interroger sur le sort des pertes définitives dégagées par les établissements stables situés dans des pays pour lesquels la méthode d’élimination de la double imposition de leurs profits est assurée conventionnellement, non pas par une exemption, mais par un crédit d’impôt égal à l’impôt étranger. Dans cette configuration, l’État de résidence ne renonce pas en tant que tel à son pouvoir d’imposition : dans la mesure où l’impôt acquitté dans l’État de la source est imputable sur l’impôt prélevé dans l’État de résidence, l’État de résidence conserve son droit d’imposer et imposera effectivement le contribuable si son taux d’imposition est supérieur à celui pratiqué dans l’État de la source. Il restera néanmoins à identifier de telles conventions dans le réseau conventionnel français… Dans l’hypothèse, plus probable, où le traité fiscal prévoit un crédit d’impôt égal à l’impôt français (méthode du « faux » crédit d’impôt), nous pouvons nous attendre à un refus des autorités fiscales d’appliquer l’exception Marks & Spencer dès lors qu’elles l’assimilent à la méthode de l’exonération) : (solution - contestable - qui semble être retenue, malgré le défaut de motivation, dans CAA Paris, 7 février 2025, n° 23PA03233, SA BNP Paribas).
La décision SCA Financière SPIE Batignolles du Conseil d’État concerne exclusivement les pertes des établissements stables étrangers des sociétés françaises et non les pertes des filiales non-résidentes détenues par ces mêmes sociétés. A sa lecture, cette décision ne semble donc pas remettre en cause la possible application de l’exception Marks & Spencer aux filiales établies dans un autre État membre. Pour autant, ce n’est pas la position retenue par la cour administrative d’appel de Paris le 22 mai 2024, qui a décidé d’étendre, aux filiales, le raisonnement tenu par la Haute juridiction à l’égard des établissements stables en dépit de l’absence de précédent en ce sens du Conseil d’État et de la Cour de justice de l’Union européenne.
Cette extension était partant très inattendue et ce, à de multiples égards.
Déjà, pour étayer son raisonnement, la Cour administrative d’appel de Paris s’appuie sur la décision X Holding BV, dans laquelle la Cour de justice a considéré que le régime de l’intégration fiscale néerlandais n’était pas contraire à la liberté d’établissement (8). Selon les magistrats administratifs, la cour y aurait jugé qu’une société résidente détenant une filiale dans un autre État membre doit être regardée comme ne se trouvant pas dans une situation objectivement comparable à celle d’une société détenant une filiale dans le même État ; sauf que le juge européen opine précisément dans le sens contraire au point 24 de cette même décision. Dans ces conditions, nous avouons peiner à comprendre la motivation de l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Paris, étant de surcroît noté que le paragraphe de la décision X Holding BV auquel elle se réfère est relatif à la justification de la restriction et non à la comparabilité des situations (9).
Ensuite, cet arrêt de la Cour administrative d’appel de Paris s’inscrit à contre-courant de la jurisprudence jusqu’à présent établie. Au niveau européen en premier lieu, la Cour de justice de l’Union européenne a reconnu a de multiples reprises la possible imputation des pertes définitives des filiales étrangères ; ne serait-ce que dans la décision originelle Marks & Spencer, où elle avait par ailleurs pris en considération l’existence de conventions fiscales bilatérales liant le Royaume-Uni de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord avec l’État de résidence des filiales en vertu desquelles les bénéfices de ces dernières étaient imposables exclusivement dans leur État de résidence (10). En ce sens également, on relève que la Cour de l’AELE, qui est l’équivalent de la Cour de justice de l’Union européenne pour les membres de l’Association européenne de libre-échange, dans une décision du 13 mai 2024, loin de nier l’existence de la jurisprudence Marks & Spencer, cherche à l’appliquer dans le cadre de la liquidation d’une filiale (11). Au niveau national en second lieu, cette même Cour administrative d’appel avait admis six mois auparavant, par sa 9e chambre alors qu’ici statuait sa 7e chambre, l’applicabilité de l’exception Marks & Spencer à une filiale non-résidente sans que le juge n’ait éprouvé le besoin de s’assurer que la convention fiscale bilatérale applicable avec l’État de résidence de la filiale étrangère liquidée interdise ou non à la France de taxer les bénéfices de cette dernière (12).
Enfin, faute de pouvoir être appliquée en pratique à l’aune des stipulations conventionnelles typiquement applicables aux bénéfices des entreprises, cette interprétation viderait a priori de toute substance l’exception Marks & Spencer en France.
Un pourvoi ayant été formé contre la décision – négative – de la 7e chambre de la Cour administrative d’appel de Paris en date du 22 mai 2024 (13) (affaire Société Générale II) ainsi que celles antérieures – positives – rendues par la 9e chambre de cette même cour le 13 décembre 2023 (14) (affaires Société Générale et Compagnie Plastic Omnium), nous attendons avec impatience la position du Conseil d’État sur ces affaires. À notre sens, un renvoi préjudiciel est nécessaire. En effet, ces divergences montrent, s’il en était besoin, que l’exception Marks & Spencer requiert (encore) des éclaircissements de la part de la Cour de justice de l’Union européenne sans lesquels les juges nationaux paraissent démunis pour trancher les litiges y relatifs.
Pour finir sur une note positive, s’agissant du quantum des pertes imputables, nous relevons que si dans l’affaire SCA Financière SPIE Batignolles, le Conseil d’État ne se prononce pas directement sur la question, et se limite à considérer qu’il n’y a pas de droit inconditionnel à l’imputation en France des pertes définitives, dans ses conclusions, le rapporteur public Romain Victor relève que « à lire les arrêts de la Cour de justice, on se convainc plutôt qu’elle n’a jamais exclu que puissent être regardées comme des pertes définitives une accumulation de pertes provenant d’exercices différents » (15).
1. CE, 26 avril 2024, n°466062, SCA Financière SPIE Batignolles, mentionné au recueil Lebon.
2. CAA Paris, 22 mai 2024, n°22PA02967, Société Générale II.
3. CJCE, 13 décembre 2005, aff. C-446/03, Marks & Spencer.
4. Voir le Petit manuel d’application de l’exception Marks & Spencer en France, Zoom publié dans l’eMag Fiscalité directe
n° 8, en avril 2024 sur le site internet de PwC Société d’Avocats.
5. CAA Paris, 07 février 2025, n° 23PA02765, SA BNP Paribas ; CAA Paris, 7 février 2025, n° 23PA02766, SA BNP Paribas et CAA Paris, 7 février 2025, n° 23PA03233, SA BNP Paribas
6. CAA Paris, 22 mai 2024, n° 22PA02967, Société Générale II.
7. CJUE, 22 septembre 2022, aff. C-538/20, W AG, pt 29.
8 CJUE, 25 février 2010, aff. C-337/08, X Holding BV.
9. Ibid., pt 38.
10. CJCE, 13 décembre 2005, aff. C-446/03, Marks & Spencer, pt 6.
11. Cour AELE, 13 mai 2024, aff. E-7/13, ExxonMobil Holding Norway AS.
12. CAA Paris, 15 décembre 2023, n° 21PA01850, Société Générale et CAA Paris, 15 décembre 2023, n° 21PA03001, Société Compagnie Plastic Omnium SE.
13. Pourvoi enregistré sous le n° 496227.
14. Pourvois enregistrés sous le n° 491716 et n° 491702.
15. Conclusions du rapporteur public Romain Victor, p. 13 sur la décision CE, 26 avril 2024, n° 466062, SCA Financière SPIE Batignolles, mentionné au Lebon.