Les dispositifs anti-abus de portée générale (general anti-abuse rules ou GAAR) comme l’abus de droit français, là où ils existaient, reposaient pour la plupart sur un principe général du droit décliné de l’adage latin «fraus omnia corrumpit» (la fraude corrompt tout). Au début des discussions sur le BEPS, les tenants de cette approche opposaient celle-ci à des dispositifs anti-abus plus ciblés mais reposant sur des critères de mise en œuvre objectifs ne faisant pas référence à l’intention des contribuables, dispositifs généralement regroupés sous la notion de clauses de LOB (limitation of benefits) inspirées de textes introduits dans les conventions fiscales, notamment par les Etats-Unis.
Par Tarek Afantrouss, avocat, PwC Société d’Avocats
Cette opposition était en pratique déjà dépassée par l’existence, notamment dans les directives fusions-scissions puis mères filles, de dispositifs limités à l’objet de ces directives mais comportant une appréciation subjective du comportement des contribuables consistant à déterminer si l’opération avait un objectif principalement fiscal (principal purpose test ou PPT). Cette multiplication des dispositifs anti-abus conduit à réfléchir sur les relations entre ces nouvelles normes, issues de l’ordre juridique international, avant d’être introduites dans l’ordre juridique interne.
La loi de finances pour 2019 intègre ainsi dans le droit français deux nouveaux dispositifs anti-abus – clause anti-abus générale de l’article 205 A et «mini-abus de droit» de l’article L64 A du LPF – qui viennent se greffer aux nombreuses dispositions anti-abus déjà existantes en droit interne ou au sein du réseau conventionnel français. Il en est ainsi, pour n’en citer que quelques-unes, de la clause anti-abus introduite pour les besoins du régime des fusions et de la clause dite de «principal purpose test» des conventions fiscales. De portée générale, elles entrent dans la catégorie des GAAR. Mais elles sont le résultat d’une sorte d’effet d’échelle de perroquet entre dispositions particulières et dispositions générales, l’idée étant que, dès qu’un dispositif permet d’avoir une appréciation plus large de la fraude, son champ d’application est étendu aussi largement que possible.
Les mesures anti-abus, qu’elles soient générales ou spéciales, légales ou conventionnelles, ont pour objectif commun de priver le contribuable du bénéfice de la disposition dont il aurait recherché abusivement l’application. Toutefois, là où la procédure d’abus de droit historique avait principalement un objet répressif se traduisant par le prononcé automatique d’une sanction particulière, les nouveaux dispositifs visent en principe uniquement à reconstituer les bases d’imposition du contribuable, selon la logique anglo-saxonne du «substance versus form».
La convergence de ces deux formes de dispositifs anti-abus suscite une interrogation quant à la détermination de la grille de lecture juridique à utiliser afin d’appréhender la portée de chacun d’eux. Une première analyse de l’économie générale de ces mesures montre que les nouveaux dispositifs de répression des situations abusives portent intrinsèquement le sceau de la fraude à la loi, la clause du régime des fusions de l’article 210 0-A se distinguant à double titre en faisant strictement référence à la fraude et à l’évasion fiscale tout en éludant toute considération tenant au montage.
Au-delà de ce particularisme, les critères portés en germe par ces dispositifs renvoient unanimement aux traits caractéristiques de la fraude à la loi, révélant par-delà, la nécessité d’un examen sous l’auspice de celle-ci.
La fraude à la loi comme référentiel d’analyse ?
Adoptant une vue élargie sur les dispositifs, trois critères semblent cristalliser la discussion au plan juridique. Le premier tient à l’existence d’un montage (critère matériel) tandis que les autres sont propres à la recherche de l’intention des rédacteurs du texte dont il aurait été abusé (critère objectif) ainsi qu’à l’objectif fiscal (critère subjectif).
Si ces critères ne sont nullement ignorés par le droit fiscal français, il convient de se demander à quel titre ils trouveraient un écho particulier pour les besoins des nouveaux dispositifs anti-abus adoptés récemment. Autrement dit, faut-il considérer que la méthodologie de révélation des critères de la fraude à la loi s’exercera autrement demain, à l’égard de critères d’ores et déjà connus aujourd’hui ?
La notion de montage est postulée explicitement dans l’essentiel des nouvelles règles anti-abus mais continue à n’être envisagée qu’implicitement dans le cadre de l’article 210-0A du CGI et pour les procédures d’abus de droit codifiées aux articles L. 64 et L. 64 A du LPF. Le commissaire du gouvernement Pierre Collin a écrit «ce que l’abus de droit sanctionne, c’est le montage», dans ses conclusions sous l’arrêt Sagal.
Montage qu’il définit comme la «présence d’une série d’actes cohérents et convergents, passés en vue de créer une situation juridique ou économique artificielle à seule fin d’entrer dans les prévisions d’une disposition fiscale favorable». C’est le caractère artificiel d’un montage qui est de nature à révéler l’insincérité d’une opération, et de ce point de vue l’augure d’un bouleversement juridique propre à son identification, ne saurait qu’être réfuté. Il est néanmoins intéressant de noter que l’article 205 A retient la non-authenticité au détriment de l’artificialité. Cette question a d’ailleurs imprégné les débats autour de la directive puisque la référence aux montages «entièrement artificiels», que l’on trouvait dans la proposition initiale a été retirée au dernier stade de la discussion afin de ne viser que les «montages non authentiques». Faut-il nécessairement en tirer la conclusion que ce choix traduit l’idée de couvrir un plus grand nombre de situations ? Une réponse négative doit selon nous être apportée à cette question. La Commission elle-même énonce que ce «nouveau concept» se veut tout de même conforme à la jurisprudence de la CJUE sur la notion de montage artificiel et ne devrait par conséquent pas encourir la sanction du juge communautaire.
Le cheminement intellectuel qu’il convient de convoquer gravite autour de l’absence cumulée de logique et de réalité économique du montage selon une lecture circulaire de chacun des critères. En d’autres termes, c’est l’inexistence de la réalité économique d’un montage qui conduit à considérer que la finalité poursuivie par le contribuable ne peut être autre que fiscale, révélant ainsi la contrariété avec la volonté du législateur. C’est précisément en ce sens que le rapporteur Cortot-Boucher note «que l’intention des auteurs de la norme est par principe bafouée lorsqu’un contribuable crée de manière artificielle l’apparence qu’il remplit les conditions pour bénéficier d’un dispositif de faveur».
Reste à envisager la prolifération au sein des dispositifs anti-abus de références aux expressions «objectif principal», «un des objectifs principaux» voire «motif principal» à titre d’identification du critère subjectif. Le motif principalement fiscal semble laisser plus de marge de manœuvre à l’administration fiscale dans l’appréciation des poids respectifs des motifs de l’opération. C’est d’ailleurs l’interprétation de l’administration française dans sa doctrine relative à l’article 119 ter, 3 du CGI dans laquelle elle précise que la notion d’objectif principal est plus large que la notion de but exclusivement fiscal. Or, si l’abus de droit ne saurait être reconnu en l’absence d’un gain fiscal, l’évolution de la jurisprudence conduit à relativiser fortement le critère pourtant légal, tenant au caractère exclusivement fiscal de l’avantage. La jurisprudence n’hésite plus à considérer qu’un contribuable puisse commettre une fraude à la loi en poursuivant un but autre que fiscal, à la condition que celui-ci soit jugé comme non déterminant Cette appréciation revient à appliquer le critère d’un but principalement fiscal en lieu et place du critère légal d’exclusivité de sorte que nous ne saurions partager le changement de paradigme postulée par de nombreux commentateurs, l’exclusivité ne supportant ni relativisme ni tempérament.
Au plan du droit de l’Union européenne, dans l’arrêt Halifax de 2006, la Grande Chambre, suivie par la seconde et la troisième chambre, ont également retenu que l’abus devait avoir pour «but essentiel» le bénéfice d’un avantage fiscal. Aussi, alors même qu’elle vise le but principalement fiscal de l’opération, la clause anti-abus prévue par la directive fusion reflète, selon la CJUE, le principe général selon lequel un contribuable ne peut se prévaloir abusivement d’une règle prévue par le droit de l’Union européenne. Or, selon la CJUE, une pratique abusive est caractérisée lorsqu’il résulte «d’un ensemble d’éléments objectifs que le but essentiel des opérations en cause est l’obtention d’un avantage fiscal». Alors même que le texte utilise le terme «principal», sont ainsi considérées comme abusives les opérations dont le but est essentiellement fiscal, ce qui signifie que, dépourvues de toute réalité économique et donc de toute substance, les opérations sont purement artificielles.
Dans la jurisprudence actuelle de la CJUE, le principal renvoie ainsi à l’essentiel, autrement dit à la substance du montage. La référence à la réalité économique ou commerciale de l’opération signifie donc, comme dans la jurisprudence du Conseil d’Etat en matière d’abus de droit, que l’avantage autre que fiscal invoqué doit avoir une réalité suffisante et ne constitue pas un simple prétexte.
Fondamentalement, la théorie de la fraude à la loi met en rapport l’objectif et le subjectif par cela même qu’elle entraîne nécessairement la confrontation d’un acte, production d’une volonté juridique, avec la fonction sociale d’un droit, concept objectif. La correction dévolue au juge de l’impôt de l’abus est une dérogation au droit reconnu par la règle normalement applicable. Pour autant, la fraude à la loi est moins une notion à contenu variable qu’à réalités multiples ; elle ne se décline pas pour s’adapter à la situation concrète, mais offre des grilles d’interprétation différentes selon les situations analysées pouvant parfois conduire à une insécurité fiscale.
En définitive, la multiplication des dispositifs anti-abus rend plus que nécessaire la recherche d’un socle d’interprétation que l’on retrouve largement au sein de la théorie de la fraude à la loi.
En toute hypothèse, il reviendra en dernière instance au juge de l’impôt d’assurer la fonction régulatrice indispensable à la cohérence de l’ordre juridique et au respect des finalités du système juridique. L’office des juges français et européen offrira certainement ainsi l’occasion de revoir la portée de certains critères fondamentaux jadis tombés en désuétude tels que l’exclusivité de la motivation fiscale où l’enjeu tient à l’objectif des rédacteurs du texte.