La lettre gestion des groupes internationaux

EDITION MARS 2023

Cession d’une clientèle par une succursale : quels critères appliquer pour caractériser un transfert ?

Publié le 17 mars 2023 à 16h20

PwC Société d'Avocats    Temps de lecture 4 minutes

Par Pierre Escaut, avocat, associé, PwC Société d’Avocats

Dans un arrêt récent du 21 décembre 2022, n° 450796, Bupa Insurance Limited, le Conseil d’Etat s’est prononcé sur l’existence d’un transfert de clientèle entre une succursale française et son siège étranger.

Cet arrêt répond à deux questions :

– La législation française en matière de prix de transfert (article 57 du Code Général des Impôts) s’applique-t-elle à des transactions entre une succursale française et son siège étranger portant sur des actifs incorporels, alors même que la succursale n’a pas la personnalité morale et ne peut donc pas être juridiquement propriétaire d’un actif incorporel ?

– quels critères doit-on appliquer pour considérer qu’il y a eu un transfert de clientèle dans une situation où l’entité française considérée avait perdu le chiffre d’affaires afférent à ses clients français ?

Il s’agissait de la succursale française de la société anglaise Bupa Insurance Limited.

A la suite d’un changement de méthode de prix de transfert, cette succursale avait cessé de comptabiliser le chiffre d’affaires réalisé pour ses activités d’assurance avec ses clients français.

Elle ne recevait plus, en effet, qu’une rémunération de “cost plus”, compte tenu de son rôle limité de prestataire de services.

L’administration fiscale a estimé que cette perte de chiffre d’affaires traduisait un transfert de clientèle sans contrepartie. Elle a en conséquence valorisé cette clientèle et redressé la succursale à hauteur de sa valeur estimée.

Le Conseil d’Etat a d’abord considéré que la législation en matière de prix de transfert est applicable à des transactions entre une succursale et son siège, même si ces transactions portent sur des actifs incorporels que la succursale ne détient pas juridiquement, n’ayant pas de personnalité morale. Le Conseil d’Etat avait déjà dans un précédent arrêt Sté Sodirep Textiles (en date du 9 novembre 2015, n° 370974) tenu le même type de raisonnement, mais le litige portait alors sur des intérêts qu’une succursale française aurait dû percevoir au titre d’avances consenties à son siège étranger. Conformément à la position de l’OCDE sur ce point, il n’y a pas lieu, pour rémunérer une succursale, de lui allouer une portion du résultat de son siège (approche de type “profit split”).  La succursale, qui dispose d’une personnalité fiscale, doit être traitée comme une entité fiscalement distincte de son siège. Les transactions entre une succursale et son siège doivent donc être analysées au regard des prix de transfert de la même façon que pour une filiale, par application des méthodes de prix de transfert communément utilisées entre des parties liées.

Le Conseil d’Etat s’est ensuite prononcé sur l’existence d’un transfert de clientèle. Il a pour ce faire transposé les critères qu’il avait déjà dégagés dans sa jurisprudence Piaggio France (arrêt en date du 4 octobre 2019, n° 418817) où il s’agissait d’un acheteur revendeur qui avait été converti en agent transparent et qui avait, du fait de ce changement de statut juridique, également perdu son chiffre d’affaire.  le Conseil d’Etat avait alors considéré qu’il y avait eu un transfert de clientèle, alors même que la société française ne détenait pas la marque Piaggio.

Ces critères permettant d’établir s’il y a ou non un transfert de clientèle sont les suivants :

– le fait d’agir pour son propre compte. Dans le cas de la succursale de Bupa Insurance Limited, le Conseil d’Etat a considéré que cette condition était remplie, puisque cette succursale n’était pas un simple apporteur d’affaires ;

– le fait de supporter les risques d’exploitation. La succursale de Bupa Insurance Limited, à laquelle était imputée comptablement les primes et les provisions pour risques afférentes à la clientèle, supportait bien ce risque, mais le Conseil d’Etat a considéré que cela résultait d’un modèle de prix de transfert que le contribuable avait modifié car ne reflétant pas le profil fonctionnel réel de la succursale. Le fait que la succursale avait supporté les risques d’exploitation n’était en conséquence pas pertinent pour considérer qu’il y avait un transfert de clientèle, le Conseil d’Etat ne s’arrêtant pas à des considérations uniquement comptables ;

– l’autonomie commerciale. Il s’agit là du critère probablement le plus important en pratique, car il permet d’apprécier si l’entité française considérée était en mesure, dans les faits, de développer par elle-même une clientèle. Pour conclure sur ce point, il convient d’analyser la manière dont elle interagit avec son groupe. Au cas particulier, il existait un certain nombre d’éléments montrant que la succursale de Bupa Insurance Limited n’était pas autonome commercialement. Notamment, il n’apparaissait pas que ses salariés devaient développer la clientèle française, le service clientèle était situé au Danemark, et les contrats d’assurance étaient régis par le droit danois sans adaptation possible. Il s’avérait ainsi que la succursale n’avait qu’une fonction de prestataire de services administratifs, et c’est ce qui avait d’ailleurs motivé le changement de méthode de prix de transfert pour appliquer un « cost plus ».

Le Conseil d’Etat a conclu sur la base de ces critères que la succursale de Bupa Insurance Limited n’avait pas développé une clientèle, et qu’il n’y avait donc pas eu un transfert de clientèle.

Il convient ainsi de déterminer quel est le rôle effectif de l’entité française considérée et celui de son groupe, qu’il s’agisse d’une filiale ou d’une succursale, dans le développement d’une clientèle.

Une perte de chiffre d’affaires résultant d’un changement de statut juridique comme dans l’arrêt Piaggio ou d’un changement de méthode de méthode de prix de transfert comme dans l’arrêt Bupa Insurance Limited conduit à poser la question d’un transfert de clientèle, mais n’aboutit pas nécessairement à conclure qu’il y a eu un transfert, qui suppose que l’entité française considérée a développé et, par suite, détient la clientèle.

La façon dont le Conseil d’Etat aborde la question du transfert de clientèle confirme ainsi l’importance d’une analyse fonctionnelle, en termes de fonctions et de risques, à mener au cas par cas. 

Il y a là une tendance de fond en fiscalité, initiée par l’OCDE depuis son projet de lutte contre l’érosion des bases d’imposition dit « BEPS », faisant prévaloir de manière générale la substance sur la forme, ce qui donne une importance accrue aux analyses fonctionnelles permettant d’apprécier, dans les faits, les rôles respectifs des parties liées considérées. L’OCDE a en particulier appliqué une telle approche aux actifs incorporels en prenant en compte les fonctions effectivement exercées qui valorisent l’actif incorporel considéré et donnent en conséquence droit aux revenus y afférents1. 

Ce type d’approche économique se diffuse depuis quelques années au sein des administrations fiscales et chez les praticiens, et se retrouve maintenant aussi dans la jurisprudence du juge de l’impôt où le Conseil d’Etat tire les conséquences d’éléments de fait, au-delà de considérations uniquement juridiques ou comptables. 

 

1. Ces fonctions sont la mise au point, l’amélioration, l’entretien, la protection et l’exploitation d’actifs incorporels. Dans ses principes applicables en matière de prix de transfert de janvier 2022, l’OCDE indique (§ 6.48) que « … tous les membres du groupe d’entreprises multinationales considéré doivent recevoir une rémunération appropriée s’ils exercent des fonctions, utilisent des actifs ou assument des risques en relation avec la mise au point, l’amélioration, l’entretien, la protection, ou l’exploitation d’actifs incorporels. Il est donc nécessaire de déterminer, au moyen d’une analyse fonctionnelle, quel membre (ou membres) exerce des fonctions de mise au point, d’amélioration, d’entretien, de protection et d’exploitation des actifs incorporels ou exerce un contrôle sur ces fonctions, quel membre (ou membres) apporte les financements et autres actifs, et quel membre (ou membres) assume les différents risques associés à l’actif incorporel considéré. Naturellement, dans chacun de ces domaines, il peut s’agir ou non du propriétaire légal de l’actif incorporel considéré ».


La lettre gestion des groupes internationaux

Financement intragroupe : tapis rouge pour les outils de notation ?

PwC Société d'Avocats    Temps de lecture 4 minutes

Lire l'article

Consulter les archives

Voir plus

Chargement en cours...

Chargement…