En 2015, l’OCDE (1) a publié les rapports finaux sur le projet BEPS (2) et a recommandé l’adoption par les Etats de mesures fiscales visant à s’assurer que les entreprises payent leurs impôts dans les juridictions où leurs bénéfices et leur valeur ajoutée sont générés. A la suite de cette publication, l’Union européenne (UE) a adopté une série de mesures permettant de lutter contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert indus de bénéfices. La directive ATAD (3) a ainsi imposé aux Etats membres de l’UE d’introduire dans leur législation un socle minimum de lutte contre certaines pratiques fiscales agressives.
Les mesures requises par la directive ont notamment trait aux sociétés étrangères contrôlées (« SEC ») ce qui renvoie aux situations dans lesquelles une entreprise contrôle directement ou indirectement une société ou un établissement stable à l’étranger qui n’est pas soumis à un niveau minimum d’imposition (4) et qui généralement n’aurait que peu ou pas de « substance ». En France, les règles relatives aux SEC sont définies à l’article 209 B du code général des impôts (CGI).
Aux termes de la directive ATAD, les Etats membres sont également tenus d’adopter des mesures visant à lutter contre les dispositifs hybrides, c’est à dire ceux qui utilisent les divergences de qualification entre plusieurs juridictions afin d’obtenir un avantage fiscal (5).
Si l’OCDE recommande l’instauration de règles visant à lutter contre les pratiques fiscales agressives, elle indique également que les situations de double imposition résultant de l’application simultanée des règles SEC à une même entité doivent être évitées car elles constituent un obstacle à la compétitivité, à la croissance et au développement économique (6)(1).
Se pose également la question de la nécessaire articulation entre les règles relatives aux SEC et celles relatives aux dispositifs hybrides (2).
1. L’articulation des règles SEC avec le régime de l’article 209 B du CGI
L’article 209 B du CGI s’applique aux groupes français qui détiennent directement ou indirectement des entités ou établissements bénéficiant d’un régime fiscal privilégié (1.1). L’application simultanée de plusieurs législations SEC est toutefois susceptible de créer une situation de double imposition contraire à l‘objectif de la directive ATAD (1.2).
1.1. Les contours de l’article 209 B du CGI
L’article 209 B du CGI s’applique lorsqu’une personne morale établie en France et passible de l’impôt sur les sociétés exploite une entreprise hors de France ou détient directement ou indirectement plus de 50 % des actions, parts, droits financiers ou droits de vote dans une entité juridique établie ou constituée hors de France et que cette entreprise ou entité juridique est soumise à un régime fiscal privilégié au sens de l’article 238 A du même code.
Dans ce cas, les bénéfices ou revenus positifs de cette entreprise ou entité juridique sont imposables à l’impôt sur les sociétés en France.
L’objectif du dispositif est ainsi de sanctionner le contribuable ayant entendu se soustraire à la loi fiscale française par le jeu de l’établissement d’une entreprise ou d’une filiale dans un État à fiscalité privilégiée.
1.2. Les possibilités de cumul avec les règles SEC étrangères
L’application simultanée des règles SEC survient lorsque les revenus de la même entité soumise à un régime fiscal privilégié sont imposés au titre de législations de plusieurs sociétés contrôlantes, qu’il s’agisse de la société faitière du groupe ou de sociétés contrôlantes intermédiaires.
Certaines juridictions, comme le Royaume-Uni, régissent expressément le cas d’une application simultanée des règles SEC locales et des règles SEC de la juridiction dans laquelle la société faîtière du groupe est établie (i.e. hors Royaume-Uni) au titre de la même entité soumise à un régime fiscal privilégié. Dans ce cas, le Royaume-Uni accorde un crédit d’impôt afin d’éliminer la situation de double imposition (7).
Toutefois, d’autres Etats, à l’instar de l’Australie (8) , ne prennent pas en compte la double imposition qui résulterait de l’application simultanée de règles SEC dans leur juridiction et dans un autre Etat. Ainsi, la législation australienne prend uniquement en compte l’impôt sous-jacent payé par la SEC. Dans ce cas, l’application simultanée des règles SEC locales et de l’article 209 B du CGI en France exige une élimination de la double imposition par le droit français.
1.3. L’élimination de la double imposition
L’article 209 B du CGI lui-même prévoit que l’impôt acquitté localement par la SEC peut être déduit de l’impôt établi en France, à condition qu’il soit comparable à l’impôt sur les sociétés français (9). Ces dispositions ne s’appliquent toutefois qu’aux impôts payés par la SEC dans sa juridiction de résidence et non aux impôts qui seraient payés sur les bénéfices de la SEC dans d’autres juridictions.
Dans cette dernière hypothèse, il est donc nécessaire d’examiner si l’élimination de la double imposition peut être obtenue au travers de la clause de sauvegarde de l’article 209 B (a) ou de la procédure amiable prévue par les conventions fiscales (b).
1.3.1. Application de la clause de sauvegarde ?
Selon l’article 209 B III du CGI, le régime français des SEC ne s’applique pas lorsque la personne morale établie en France démontre que les opérations de la SEC ont principalement un objet et un effet autres que de permettre la localisation de bénéfices dans un territoire où elle est soumise à un régime fiscal privilégié.
L’article 209 B III précise que cette démonstration peut notamment être apportée lorsque la SEC exerce une activité commerciale. Toutefois, l’utilisation du mot « notamment » implique que d’autres types de démonstration sont possibles (10).
Lorsqu’une autre juridiction applique ses propres règles sur les SEC aux bénéfices de la même entité, il parait possible de soutenir que l’établissement de la SEC dans sa juridiction de résidence ne peut être considéré comme ayant pour objet et pour effet de permettre la localisation des bénéfices dans un territoire où elle est soumise à un régime fiscal privilégié.
1.3.2. Recours aux procédures amiables ?
Les conventions fiscales bilatérales qui suivent la convention modèle de l’OCDE (11) ne permettent pas directement de lutter contre la double imposition résultant de l’application cumulative des législations sur les SEC des deux pays sur les bénéfices d’une même entité ou entreprise.
Toutefois, les commentaires publiés par l’administration fiscale au BOFiP (12) précisent qu’en cas de double imposition des bénéfices de l’entité soumise à un régime fiscal préférentiel13, la situation peut être soumise au bureau E1 de la Direction de la législation fiscale dans le cadre des procédures amiables prévues par la convention fiscale bilatérale.
2. L’articulation du régime SEC avec les dispositions anti-hybrides
Pour rappel, l’article 205 B du CGI impose aux contribuables de neutraliser les situations de déduction sans inclusion qui résultent d’asymétries de traitement fiscal entre plusieurs juridictions. Lorsque le revenu générant une situation de déduction sans inclusion est reçu par la société soumise à un régime fiscal privilégié, se pose la question de savoir si l’imposition du revenu de la SEC dans les mains de la société contrôlante (« revenu SEC ») constitue une inclusion valable.
L’articulation de l’imposition d’un revenu SEC avec l’application des dispositions anti-hybrides ne trouvant pas de réponse précise à ce jour en droit français (2.1), une analyse en droit comparé permet de donner des perspectives (2.2).
2.1. Absence de solution en droit fiscal français
A ce jour, ni la directive ATAD 2 (14), ni les dispositions transposant cette dernière aux articles 205 B à 205 D du CGI ne précisent si l’imposition d’un revenu au titre d’un mécanisme SEC au niveau d’une société contrôlante pourrait constituer une inclusion valable.
Cette absence de précisions pourrait s’expliquer, selon nous, par la définition même de l’inclusion dans la directive ATAD 2 (15) et transposée à l’article 205 B du CGI (16). En effet, la notion d’inclusion n’est abordée, littéralement, que par le prisme de la juridiction du bénéficiaire du revenu et non celui de la société contrôlante ou actionnaire.
Cela étant dit, le rapport BEPS sur les dispositifs hybrides prévoit expressément qu’un revenu de SEC pourrait, sous conditions, caractériser une inclusion valable (17) et illustre l’application d’une telle règle par un exemple (18).
A ce titre, il est rappelé que les explications et les exemples du rapport de l’OCDE, doivent aux termes de la directive ATAD 2, être utilisées comme source d’illustration ou d’interprétation (19).
Précisons que les commentaires de l’administration fiscale, publiés au BOFiP le 15 décembre 2021 (20) et mis à jour le 9 février 2022 (21) n’apportent pas plus de précisions sur ce point.
Pourtant, reconnaitre qu’un revenu SEC puisse constituer une inclusion valable serait, selon nous, de nature à neutraliser un avantage fiscal né d’une situation de déduction non-inclusion et donc d’atteindre l’objectif de lutte contre les dispositifs hybrides.
La comparaison avec d’autres régimes nous paraît également de nature à soutenir une telle position.
2.2. Pistes de réflexion issues du droit comparé
A la différence de la France, certains Etats, tels que l’Irlande et l’Australie, ont expressément prévu dans leur droit interne un régime relatif à l’imposition des revenus SEC au regard des règles anti-hybrides.
2.2.1. Les règles en droit irlandais
Les dispositions anti-hybrides irlandaises (22) prévoient que constitue une inclusion valable un paiement (a) considéré comme pris en compte dans le revenu imposable du bénéficiaire ou (b) soumis à un impôt sur les sociétés étrangères contrôlées (23).
Aussi, la transposition irlandaise va plus loin que la lettre de la directive ATAD 2 en prévoyant spécifiquement qu’une imposition résultant des règles SEC peut caractériser une inclusion valable.
Les commentaires de l’administration fiscale irlandaise (24) précisent notamment que les règles SEC mises en œuvre par tout autre État membre en vertu de l’article 7 de la directive ATAD doivent être considérées comme répondant à la définition d’une règle SEC pour les besoins des règles anti-hybrides.
De même, il est précisé, en ce qui concerne le régime GILTI (25) américain, que lorsqu’une société peut démontrer qu’un paiement donne lieu à un montant qui est inclus dans le calcul du GILTI aux fins du revenu imposable d’un groupe aux États-Unis, ce revenu doit être considéré comme un revenu inclus.
L’approche retenue par l’Irlande n’est cependant pas partagée par tous les Etats ayant adopté des dispositions anti-hybrides.
2.2.2. Les règles en droit australien
L’Australie a introduit ses propres règles anti-hybrides, lesquelles sont, pour la plupart, entrées en vigueur à compter du 1er janvier 2019 (26).
Les commentaires définitifs de l’administration fiscale australienne, publiés le 29 juin 2022, apportent également des précisions quant à la définition de l’inclusion au regard de régimes SEC et plus particulièrement au regard du régime américain GILTI (27).
Ainsi selon l’administration fiscale australienne les revenus SEC imposés au niveau d’une société contrôlante sont susceptibles de caractériser une inclusion valable au sens des dispositions anti-hybrides, dès lors que le régime SEC étranger a des caractéristiques similaires au régime SEC australien.
En revanche, elle conclut que les règles GILTI ne sont pas assimilables aux règles SEC australiennes et a donc considéré qu’un montant soumis à l’impôt aux fins des règles GILTI ne peut être pris en compte pour les anti-hybrides australiennes.
Selon l’administration australienne, il existe une différence d’objet entre les deux dispositifs, dans la mesure où le régime GILTI est davantage décrit comme un régime d’impôt minimum mondial pour lequel il n’existe pas d’équivalent en Australie (28). A cet égard, l’on pourra relever que le cadre inclusif a pour sa part estimer que ce régime est un régime assimilable aux règles SEC au sens du Pilier 2.
Des précisions de la part de l’administration fiscale française sur la question de l’articulation des régimes SEC et anti-hybrides seraient bienvenues.
A ce stade, de nombreuses questions demeurent ainsi sans réponse s’agissant de l’application de ces régimes et de leur articulation. Par ailleurs, une probable complexification dans l’application de ces deux mécanismes est à anticiper en raison de la prochaine entrée en vigueur des règles du Pilier 2 issues des travaux de l’OCDE et du droit de l’UE.
1. Organisation de coopération et de développement économiques.
2. Base Erosion and Profit Shifting.
3. Anti-avoidance Directive. Cons. UE, dir. (UE) 2016/1164, 12 juill. 2016.
4. Article 7. Le niveau minimum est fixé par la directive ATAD à 50 % de l’impôt sur les bénéfices qui aurait été supporté par l’entité ou l’établissement stable dans le cadre du système d’imposition des sociétés applicable dans l’État membre du contribuable.
5. Article 9. Les dispositions anti-hybrides de la directive ATAD ont été profondément modifiées par la directive ATAD 2 - Cons. UE, dir. (UE) 2017/952, 29 mai 2017.
6. OCDE, Concevoir des règles efficaces concernant les sociétés étrangères contrôlées, Action 3, Rapport final 2015, p.69 et s. L’impératif de lutte contre les situations de double imposition est également repris par la directive ATAD, considérant 5.
7. INTM230100 - Controlled Foreign Companies: Creditable Tax of a CFC: Introduction.
8. Australian Taxation Office, Foreign income return form Guide, 2021.
9. Article 209 B, I, 4 du CGI.
10. A ce sujet, voir Bruno Gouthière, Les impôts dans les affaires internationales, 2016 §73415.
11. Modèle de Convention fiscale concernant le revenu et la fortune 2017.
12. Bulletin Officiel des Finances Publiques.
13. BOI-IS-BASE-60-10-30-30 §240.
14. Cons. UE, dir. (UE) 2017/952, 29 mai 2017.
15. « Le montant qui est pris en compte à la base de calcul du revenu imposable en vertu des lois de la juridiction du bénéficiaire ».
16. « La prise en compte d’un paiement dans le revenu imposable du bénéficiaire en application des règles de son Etat de résidence ».
17. « Dès lors qu’un pays prend en compte une inclusion en vertu du régime applicable aux SEC dans la juridiction de la société mère, tout contribuable qui souhaite utiliser une telle inclusion pour éviter un ajustement au titre de la règle relative aux instruments financiers hybrides ne devrait être autorisé à le faire que s’il est en mesure de prouver à l’administration fiscale que le paiement en question a été inclus dans sa totalité selon les lois de la juridiction concernée et qu’il y est soumis à une imposition à taux plein » OCDE, Plan BEPS, Action 2, « Neutraliser les effets des dispositifs hybrides, » : Rapp. final 2015., §36 et s.
18. OCDE, Plan BEPS, Action 2, « Neutraliser les effets des dispositifs hybrides, » : Rapp. final 2015., exemple 1.24.
19. Cons. UE, dir. (UE) 2017/952, 29 mai 2017, cons. 28.
20. BOI-IS-BASE-80, 15 déc. 2021.
21. BOI-IS-BASE-80-10, 9 févr. 2022 ; BOI-IS-BASE-80-20-20, 9 févr. 2022.
22. PART 35C, Implementation of Council Directive (EU) 2016/1164 of 12 July 2016 as regards hybrid mismatches, 835Z.
23. Traduction libre des dispositions irlandaises.
24. Guidance on the anti-hybrid rules, Part 35C-00-01 (last reviewed on March 2023).
25. Global Intangible Low Taxed Income est un régime d’imposition américain, pouvant s’apparenter à un régime SEC à l’instar l’autre régime américain,
« Subpart F »,
26. Division 832 of the Income Tax Assessment Act 1997, ITAA 1997.
27. Taxation Determination TD 2022/9 regarding the hybrid mismatch rules.
28. Notons tout de même que dans son «Compendium», l’administration fiscale australienne précise que les dispositions de l’article 951A de l’US Internal Revenue Code, connu également sous le nom de « Subpart F », qualifient de dispositions équivalentes aux règles SEC australienne et pourraient à ce tiatre, qualifiés de revenus inclus, des revenus « Subpart F ».