Par une décision en date du 11 mai 2023 (1), la Cour de justice de l’Union européenne a jugé, sur le terrain de la liberté d’établissement, que l’ancien dispositif de neutralisation de la quote-part de frais et charges (ci-après « QPFC »), réservé initialement aux distributions réalisées au sein d’une intégration fiscale, doit être étendu aux produits de participation distribués, par des filiales intégrables établies dans un autre Etat membre de l’Union européenne (ci-après « UE »), à une société mère française qui n’a pas opté pour l’intégration fiscale alors même que des liens capitalistiques avec d’autres sociétés françaises lui auraient permis de le faire. Ce nouveau précédent est de nature à fragiliser, derechef, le barème de QPFC (1 % ou 5 %) institué par le Parlement en 2016 consécutivement à la jurisprudence Groupe Steria (2).
Le contexte
Jusqu’au 31 décembre 2015, les produits de participation étaient exonérés d’impôt sur les sociétés, en application des articles 145 et 216 du Code général des impôts (ci-après : « CGI »), sous réserve de la réintégration d’une QPFC de 5 % censée représenter les frais de gestion afférents à ces participations. La réintégration de la QPFC était néanmoins neutralisée lorsque les sociétés mères et distributrices appartenaient à un même groupe fiscal au sens de l’article 223 A du CGI (3).
Ce dispositif de neutralisation de la réintégration de la QPFC a toutefois été condamné le 2 septembre 2015, par la Cour de justice de l’Union européenne, dans une affaire Groupe Steria sur le fondement de la liberté d’établissement. Il était alors reproché à la France de discriminer les sociétés mères intégrantes qui percevaient des dividendes d’une filiale française intégrée, lesquels étaient exonérés à 100 % d’impôt par le truchement de la neutralisation de la QPFC, et celles qui recevaient des dividendes d’une filiale intégrable établie dans un autre Etat membre de l’Union européenne, lesquels n’étaient exemptés qu’à hauteur de 95 %. La Cour de justice, dans sa décision Groupe Steria, ne se prononçait pas en revanche expressément sur d’autres configurations, par exemple, lorsque la société mère n’était pas membre d’un groupe fiscal par choix ou par contrainte capitalistique. Le Conseil d’Etat, par deux renvois préjudiciels, lui a offert cette opportunité.
Si les deux affaires transmises par les juges du Palais-Royal présentaient des structures capitalistiques différentes, leur point commun résidait dans le fait que, dans chacune de ces espèces, la société mère française qui avait perçu les dividendes européens n’avait pas adhéré à un groupe fiscal alors qu’elle avait la capacité de le faire. D’un côté, la société Manitou BF détenait, directement ou indirectement, à plus de 95 % cinq sociétés dans d’autres Etats membres de l’UE et une société établie en France. De l’autre côté, la société Bricolage Investissement France, qui était détenue par une société mère française à 100 %, avait une filiale polonaise à 100 %. Dans les deux cas, aucune des sociétés mères françaises n’avait pour autant intégré, au titre des exercices litigieux, un groupe fiscal. Le défaut d’exercice d’option n’a pas été jugé dirimant par la Cour de justice.
La décision
Fidèle à son analyse triptyque des restrictions aux libertés fondamentales, les juges de Luxembourg caractérisent, en premier lieu, la différence de traitement. Ils relèvent, pour ce faire, qu’une société mère française détenant des filiales situées en France a toujours la possibilité de bénéficier du dispositif de neutralisation de la QPFC en optant pour le régime de l’intégration fiscale dans le périmètre qu’elle définit librement. En revanche, une société mère française qui détient des filiales dans un autre Etat membre de l’Union n’a pas la possibilité de bénéficier de ce dispositif sauf à faire préalablement partie d’un groupe fiscal intégré en France comprenant d’autres filiales françaises.
S’appuyant ingénieusement sur les critères de comparabilité retenus par la Cour de justice dans les affaires X Holding (4) et SCA Group Holding (5), les autorités françaises arguaient que cette différence de traitement trouvait sa source dans une différence de situation : la société Manitou BF et la société Bricolage Investissement France avaient clairement exprimé leur souhait de ne pas constituer de groupe fiscal. En effet, alors que les conditions d’application du régime de l’intégration fiscale étaient réunies, aucune d’entre elle n’y avait opté. En conséquence, ces sociétés mères ne pouvaient, selon le gouvernement, objectivement se comparer à celles qui ont effectivement opté pour ce régime.
La Cour de justice de l’Union européenne écarte ce moyen en relevant que le simple fait que la société mère n’a pas constitué un groupe d’intégration fiscale avec d’autres entités françaises qui y étaient éligibles ne permet pas d’établir qu’elle ne cherche pas à créer un tel groupe avec des filiales établies dans un autre Etat membre de l’UE. Elle rappelle, de surcroît, que le dispositif de neutralisation de la réintégration de la QPFC est détachable du régime de l’intégration fiscale, de sorte que la comparabilité s’apprécie à l’aune de l’objectif poursuivi par la QPFC et le régime des sociétés mères auquel il est attaché (reprenant en ce sens la solution dégagée dans la décision Groupe Steria). Or, peu importe que la société mère et/ou la filiale appartienne à un groupe fiscal intégré, dans tous les cas, la première supporte des frais et charges attachés à la participation dans la seconde et les profits distribués sont susceptibles de faire l’objet d’une double imposition. Partant, une restriction à la liberté d’établissement est en l’espèce caractérisée. Le gouvernement français n’ayant pas fait valoir de raison impérieuse d’intérêt général la justifiant, elle est jugée incompatible avec les dispositions du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
Incidence sur la QPFC de 1 %
A la suite du précédent Groupe Steria, le législateur a supprimé le mécanisme de neutralisation de la QPFC au sein du régime de l’intégration fiscale et, en parallèle, a modifié le dispositif de réintégration de la QPFC dans la perspective de le mettre en conformité avec les exigences communautaires. Il en résulte, aujourd’hui, un système d’exonération des produits de participation à deux vitesses, en fonction du taux de QPFC applicable.
Fixé à 5 % par principe, le taux de QPFC est réduit à 1 % si les distributions interviennent entre sociétés membres d’un même groupe fiscal ou si les dividendes sont distribués par une filiale intégrable établie dans un autre Etat membre de l’UE au profit de sa société mère intégrée depuis la loi de finances rectificatives pour 2015 (6).
En revanche, avant que la loi de finances pour 2019 ne soit adoptée, les sociétés mères non-intégrées percevant des produits de participation de leurs filiales intégrables établies dans un autre Etat membre de l’UE n’étaient pas éligibles au taux réduit de QPFC et ce, quelle que soit la raison pour laquelle elles n’avaient pas à adhérer au régime de l’intégration fiscale français (i.e. absence de liens capitalistiques suffisamment étroits avec d’autres sociétés françaises ou volonté de ne pas en constituer un malgré la réunion des conditions pour y accéder).
Conscient que la législation française pouvait demeurer contraire à la liberté d’établissement, le législateur avait alors étendu en 2019 le champ d’application du taux réduit de QPFC de 1 % aux dividendes de source européenne perçus par les sociétés mères non-intégrées sous réserve néanmoins que l’absence d’appartenance à un groupe fiscal résulte d’une impossibilité d’opter et non d’un choix (7). Les craintes exprimées par le Parlement était fondés. La cour administrative d’appel de Paris, dans un arrêt Shurgard France SASU en date du 2 juin 2023, a en effet jugé qu’une société mère, sans filiale en France, était en droit de bénéficier de la neutralisation de la QPFC afférente aux produits de participation dans une filiale intégrable établie en Belgique (8).
Le risque d’incompatibilité avait néanmoins été sous-estimé par les pouvoirs publics à l’aune de la jurisprudence Manitou BF puisque peu importe, selon cette décision, les raisons pour lesquelles la société mère n’appartient pas à un groupe fiscal. Il appartiendra donc au législateur de modifier de nouveau l’article 216 du CGI tout en veillant à ne pas créer de discrimination à rebours. Un exercice d’équilibriste qui s’annonce par avance périlleux dès lors que la Cour de justice admet qu’une société mère détenue à 95 % par une société résidente fiscale de France pouvait prétendre à la neutralisation de la QPFC sur les dividendes distribués par sa filiale intégrable établie dans un autre Etat membre sans avoir à constituer, au préalable, une intégration fiscale avec sa propre société mère.
1. CJUE, 11 mai 2023, aff. C-407/22 et C-408/22, Manitou BF.
2. CJUE, 2 sept. 2015, aff. C-386/14, Groupe Steria.
3. Article 223 B, deuxième alinéa du CGI, dans sa rédaction antérieure à l’article 40 de la loi n° 2015-1786 du 29 décembre 2015 de finances rectificative pour 2015.
4. CJUE, 25 févr. 2010, aff. C-337/08, X Holding.
5. CJUE, 12 juin 2014, aff. C-39/13 à C-41/13, SCA Group Holding e.a.
6. Article 40 de la loi n° 2015-1786 du 29 décembre 2015 de finances rectificative pour 2015.
7. Article 32 de la n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 de finances pour 2019.
8. CAA Paris, 2 juin 2023, n° 21PA02599, Sté Shurgard France SASU.