Malgré les idées reçues, les débats sur le BEPS ne concernent pas uniquement les taxes directes. Bien au contraire, les taxes indirectes et plus particulièrement la TVA ou la taxe sur les biens et services (ex. GST) sont également visées par le plan d’action de l’OCDE, dès la première action1 proposée en vue de lutter contre l’érosion de la base d’imposition et les transferts de bénéfices dans le secteur de l’économie numérique.
par Stephen Dale, associé, Ludivine Coupé, collaboratrice TVA, et Pascale Carré de Sousa, avocat, directeur TVA, Landwell & Associés
Cette nécessité de mettre en place une fiscalité cohérente dans le secteur du numérique a été mise en exergue également par la Commission européenne2, qui a annoncé la création d’un groupe d’experts chargés d’examiner les meilleurs moyens de taxer l’économie numérique dans l’Union européenne, «TVA incluse».
Cette volonté de garantir une cohérence fiscale dans le secteur de l’économie numérique a ainsi été transposée au niveau mondial, et la place accordée à la TVA dans le programme BEPS a été confirmée par Pascal Saint-Amans, directeur du Centre politique et d’administration fiscale de l’OCDE, qui souligne que le monde de l’économie numérique soulève des questions importantes en matière de TVA qui ne sauraient être éludées.
Interrogé sur ce point, Piet Battiau, chef de l’unité des taxes à la consommation – CTPA-OCDE, rappelle que les problématiques actuelles inhérentes à l’économie numérique en matière de TVA sont les mêmes que celles soulevées à la conférence de 1998 d’Ottawa consacrée au commerce électronique.
La TVA étant un impôt sur le chiffre d’affaires (au moins au sein de l’Union européenne), il est de ce fait indispensable de pouvoir déterminer qui est le prestataire de services numériques et par conséquent le redevable de l’impôt. Prenons l’exemple d’une application téléchargeable sur smartphone. Qui devrait être désigné comme prestataire ? L’opérateur téléphonique ? L’éditeur ? Le développeur du programme ?
Une fois que le prestataire de services est connu, il convient de s’interroger ensuite sur sa localisation. En effet, même s’il est vrai que le pays de consommation du service est largement retenu comme lieu de taxation, le redevable de la TVA demeure le prestataire dans les relations B2C avec des obligations mises à sa charge qui diffèrent selon le pays d’établissement (en dehors de l’Union européenne).
Se pose ensuite la question de savoir qui est le client. Prenons l’exemple d’un livre numérique payé par un individu domicilié au Japon qui souhaite l’offrir à son ami résidant en Italie. A ce titre, l’individu japonais envoie les codes de téléchargement à son ami italien. Quelle TVA est applicable ? Celle du pays de l’acheteur, à savoir le Japon ? Ou celle du pays de consommation, à savoir l’Italie ?
Comment faire si l’ami italien ne télécharge le livre que trois mois plus tard, pendant ses vacances au Maroc ? Faut-il appliquer la TVA du pays de résidence du bénéficiaire (l’Italie) ou la TVA du pays de consommation (le Maroc) ?
Enfin, se pose la question de la date d’achèvement de la prestation de service. Si l’on reprend notre exemple du livre numérique, faut-il considérer que le service est rendu dès lors que les codes d’accès ont été transmis à l’acquéreur ou lorsque le livre a été téléchargé ?
Une autre difficulté (mais pas des moindres) est celle de savoir ce qu’il faut véritablement entendre par prestation numérique ou, selon le jargon de la Commission, «service fourni par voie électronique». Convient-il d’adopter la position retenue par les instances européennes dans le règlement d’exécution n° 282/2011 du Conseil du 15 mars 2011 modifié par le règlement d’exécution n° 1042/2013 du 7 octobre 2013 qui définit les services fournis par voie électronique par «exclusion», ou convient-il de les définir strictement ?
En l’absence de définition précise, il pourrait être envisagé, à court terme, par les entreprises intervenant dans le secteur du numérique, d’utiliser le projet pilote nommé «Cross-Border Ruling» (CBR) qui a été lancé au sein de l’Union européenne relatif à l’émission de rescrits en matière de TVA dans une situation transfrontalière, au titre duquel participent 15 Etats membres.
Ce projet, qui a débuté le 1er juin 2013 et qui devrait durer jusqu’à la fin de l’année 2014, permet aux assujettis qui prévoient d’effectuer une transaction commerciale impliquant deux ou plus des Etats membres qui participent au projet pilote (Belgique, Estonie, Espagne, France, Chypre, Lettonie, Lituanie, Malte, Hongrie, Pays-Bas, Portugal, Slovénie, Finlande, Suède et Royaume-Uni) de demander à bénéficier des opinions «anticipées» desdits Etats pour les opérations envisagées.
Le recours à ce projet pilote dans le secteur du numérique pourrait ainsi être l’occasion d’appréhender ce qu’entendent les autres Etats membres par «service fourni par voie électronique».
Notons que les 17 et 18 avril prochains aura lieu la deuxième réunion du forum mondial de l’OCDE sur la TVA à Tokyo. Cette réunion, regroupant 110 pays, sera l’occasion de revenir sur l’adoption des premières recommandations internationales relatives aux opérations réalisées entre assujettis (B2B) et sur la neutralité de la TVA, mais également de faire un point sur les évolutions mondiales dans le domaine de la TVA, et de poursuivre les discussions sur les principes directeurs internationaux de l’OCDE pour l’application de la TVA dans le cadre d’opérations B2C.
Dans le cadre du programme BEPS, les premières conclusions dans ce domaine devraient être rendues par l’OCDE au mois de septembre 2014.
Le débat sur les modalités d’application des taxes indirectes à l’économie numérique est donc loin d’être achevé…
1. BEPS, 19 juillet 2013, Action n° 1.
2. Commission européenne, communiqué de presse du 22 octobre 2013, «Taxation de l’économie numérique : la Commission crée un groupe d’experts pour éclairer l’approche de l’Union», IP 13/983.