Depuis seize ans maintenant, date de la publication des lignes directrices en la matière, il est clair pour tout le monde que la législation sur les aides d’Etat s’applique à la fiscalité. On ne sait toujours pas en revanche précisément ce que signifie cette notion (1). Cette initiative de la Commission fut prise dans le cadre de la lutte contre la concurrence fiscale dommageable à laquelle se livraient les Etats membres de la Communauté européenne (2). L’histoire se répète-t-elle avec la lutte contre le planning fiscal agressif et la double non-imposition (3) ?
Par Emmanuel Raingeard, maître de conférences Université de Rennes1, Counsel, Landwell & Associés
1. La notion d’aide d’Etat bientôt précisée ?
L’on sait qu’une aide d’Etat est caractérisée face à une mesure prise et financée par un Etat membre conférant un avantage sélectif susceptible d’avoir une incidence sur les échanges et sur la concurrence au sein de l’UE. L’on sait aussi que la notion d’aide d’Etat vise les avantages de toute nature, y compris, donc, les mesures fiscales.
Néanmoins, et malgré les lignes directrices de 1998, il «est extrêmement ardu d’établir si certaines mesures fiscales sont ou non des aides d’État1». C’est essentiellement le critère de sélectivité qui pose problème en matière fiscale. S’il est aisé d’identifier les lois contenant des éléments de sélectivité en droit – c’est-à-dire s’appliquant à des entreprises d’une certaine forme ou d’une certaine taille –, il est souvent difficile d’identifier celles «de facto» sélectives, c’est-à-dire qui formellement s’appliquent à tous mais dans les faits avantagent certaines entreprises plus que d’autres. Une fois identifiées, il faut encore vérifier que la catégorie avantagée est dans une situation comparable à la catégorie qui ne l’est pas.
De telles mesures sont «prima facie sélectives» et il convient alors d’analyser si elles peuvent être justifiées par une notion – assez floue – qu’est «la nature ou l’économie du système fiscal».
Les incertitudes sont réelles et nombreuses et les entreprises sont susceptibles d’en payer le prix. En effet, rappelons qu’une mesure fiscale qui serait mise en œuvre puis qualifiée d’aide d’Etat sans que l’Etat membre en cause ne l’ait notifiée, c’est-à-dire n’en ait informé la Commission européenne, devient une aide d’Etat illégale. Cette qualification peut avoir des conséquences importantes – et même dramatiques – puisque les bénéficiaires de l’aide – directs et parfois indirects – peuvent être amenés à rembourser les avantages fiscaux perçus au cours des dix dernières années.
Eu égard à cet état du droit, on ne peut que saluer le projet de communication soumis à consultation publique par la Commission et qui est relatif à… «la notion [même] d’aide d’Etat» ! Ce projet a vocation à «contribuer à une application plus simple, plus transparente et plus cohérente de cette notion», et la Commission entend «simplement clarifier la manière dont elle comprend les dispositions du Traité»…
Bien que le document ne soit pas consacré aux aides «fiscales», celles-ci sont souvent mises en avant. Au-delà de la section qui y est relative, les exemples et explications concernant le critère de sélectivité font la part belle à l’analyse de mesures fiscales.
A la lecture de ce projet, on peut déjà avancer que la notion même d’aide d’Etat et surtout son application pratique resteront d’une extrême complexité !
2. Les aides d’Etat et la concurrence fiscale dommageable
En 1996, lorsque la Commission s’engage à publier les lignes directrices des aides d’Etat en matière fiscale, c’est dans le cadre de la résolution du Conseil de l’UE qui adopte le Code de conduite visant à mettre un terme à la concurrence fiscale «dommageable» entre les Etats membres.
Si une mesure dommageable n’est pas nécessairement une aide d’Etat et inversement, les notions sont proches, bien que les fondements et les effets soient différents. La lutte contre la concurrence dommageable est un combat «politique» mené par l’intermédiaire du Groupe Code de conduite. Il n’impacte les entreprises qu’indirectement, e.g. par l’abrogation des régimes qualifiés comme tels. En revanche, la lutte contre les aides d’Etat est un combat juridique entre la Commission et les Etats membres, dans lequel les entreprises sont les victimes collatérales et en payent le prix fort.
C’est grâce à cette arme que la Commission européenne a «incité» les Etats membres à abroger les mesures identifiées comme dommageables et à s’abstenir d’en introduire d’autres. En effet, au début des années 2000, face à leurs réticences à mettre en œuvre les engagements politiques pris au sein du Conseil, la Commission a analysé une quinzaine de mesures dommageables pour conclure que 13 relevaient de la prohibition des aides d’Etat.
3. Les aides d’Etat : un instrument de lutte contre le planning fiscal agressif ?
Dans le contexte actuel de lutte contre le planning fiscal agressif mené par l’OCDE et l’UE, de nombreuses voix se sont élevées pour faire valoir, à juste titre, que l’on s’attaquait aux entreprises alors qu’elles utilisaient des pratiques autorisées, voire encouragées par certains Etats membres. En d’autres termes, on fustigeait le comportement dommageable des entreprises sans s’en prendre aux comportements dommageables des Etats.
Ces derniers mois, plusieurs indices concordants nous laissent penser que la Commission a de nouveau sorti l’arme des aides d’Etat de son fourreau et semble l’utiliser ou être prête à l’utiliser dans ce contexte.
Début septembre 2013, on apprenait à la lecture du «Financial Times» que l’Irlande, le Luxembourg et les Pays-Bas auraient reçu des demandes d’informations au sujet de leur pratique de «ruling». Ce terme peut désigner la simple confirmation par une administration du traitement fiscal d’une situation ou d’une opération, mais aussi l’octroi d’avantages dérogatoires du droit commun à certains contribuables par un Etat. Dans le premier cas, le ruling n’est pas critiquable, dans le second il peut l’être sur le fondement des aides d’Etat…
En décembre 2013, la Commission, dans une communication sur l’état d’avancement de ses travaux en matière de lutte contre le planning fiscal agressif, fait figurer une partie intitulée «Prévenir la concurrence fiscale dommageable». Elle y mentionne tant le rôle du groupe Code de conduite que celui des d’aides d’Etat.
Enfin, alors que les régimes dérogatoires qui mènent à des impositions plus faibles de certains revenus se sont multipliés dans les Etats membres de l’UE et en dehors, le groupe Code de conduite s’intéresse de près aux régimes des «patent box», notamment celui de nos voisins britanniques. Ces derniers ont beau jeu de souligner que plusieurs Etats ont des régimes similaires, qui n’ont pas été considérés comme dommageables. Ils tentent aussi de remettre en cause un des critères d’évaluation prévu par le Code de conduite : l’obligation d’opérer sur le territoire de l’Etat membre octroyant l’avantage fiscal serait contraire aux libertés fondamentales !
Le rapport d’activité de l’UE en matière fiscale de 2013 révèle que le groupe Code de conduite devrait s’atteler à l’analyse de ce critère puis entreprendre l’analyse de l’ensemble de ce type de régime en 2014.
Pendant ce temps… la Commission européenne, sur le fondement des aides d’Etat, demande à Gibraltar de justifier son régime fiscal en ce qu’il exonère les dividendes, intérêts et redevances… Au moins en théorie on peut se demander ce qui permet de distinguer une imposition à taux réduit – du type patent box – applicable à certains revenus d’une exonération de ces mêmes revenus !
Quelles seraient alors les conséquences d’une décision remettant en cause, par exemple, les régimes de patent box ? Sur le fondement du Code de conduite, cela devrait aboutir à une abolition volontaire et prospective de ces régimes par les Etats. Sur le fondement des aides d’Etat, cela aboutira à une remise en cause prospective et, le cas échéant, au remboursement des aides d’Etat. On peut penser (espérer ?) que la Commission n’exigera pas ce remboursement, et ce sur le fondement du principe général de confiance légitime, dont les conditions d’application sont (très) strictes. A cet égard, les contribuables tenteront probablement de faire valoir que, suite à la décision de la Commission sur le régime espagnol en matière d’imposition des produits générés par des actifs incorporels, ils pouvaient légitimement penser que ce type de régime n’était pas constitutif d’une aide d’Etat.
Si elle ne l’admettait pas, on peut penser qu’un contentieux majeur débuterait : comment admettre que la réglementation sur les aides d’Etat puisse produire des conséquences aussi importantes alors même que la notion d’aide d’Etat est incertaine ! A ce titre, l’on devrait, nous semble-t-il, tenter de nouveau de faire valoir que la législation sur les aides d’Etat «ne satisfait pas […] aux exigences de la sécurité juridique qui exige que les règles de droit soient claires, précises et prévisibles dans leurs effets, en particulier lorsqu’elles peuvent avoir sur les individus et les entreprises des conséquences défavorables2».