Par Marylène Lann, avocate, PwC Société d’Avocats et Tiphanie Stoss, avocate, PwC Société d’Avocats
La notion d’établissement stable TVA répond à une définition bien établie tant au niveau communautaire que national.
Cette notion soulève deux difficultés principales qui sont les suivantes :
– l’identification d’un établissement stable implique une analyse des faits. La jurisprudence récente montre une approche extensive de cette identification (1) ;
– l’existence d’un établissement stable implique aussi de traiter en TVA les flux internes avec le siège. Il est désormais admis que certains de ces flux internes puissent exister en TVA dans certaines circonstances à la lumière de la jurisprudence impliquant le concept de groupe TVA (2).
1-Vers une approche extensive de l’établissement stable au regard de la TVA en France
Pour rappel
Les règles du « paquet » TVA (applicables au 1er janvier 2010) ont introduit une règle de territorialité de principe pour les services, selon laquelle les services rendus par un établissement dans un pays A à un client assujetti établi dans un pays B, sont imposables dans le pays B (article 44 de la directive 2006/112/CE (« Directive »), transposé à l’article 259 du Code Général des Impôts (CGI)) et la TVA est due par le client en vertu du mécanisme d’autoliquidation (article 196 de la Directive transposé à l’article 283-2 du CGI).
L’article 11 du règlement d’exécution (UE) n° 282/2011 du 15 mars 2011 est venu préciser ce qu’est un établissement stable lequel désigne, aux fins de la TVA, tout établissement, autre que le siège de l’activité économique, qui se caractérise par un degré de permanence suffisant et une structure appropriée en termes de moyens humains et techniques lui permettant de fournir ou de recevoir des services. Cette définition s’affranchit, par principe, de la définition applicable en matière d’impôts directs.
Par conséquent, il existe deux concepts français d’établissement stable TVA, qui impliqueront des impacts différents visant :
– soit à rendre des prestations de manière indépendante (aff. C-190/95 « Aro Lease », 17 juillet 1997) (établissement stable « prestataire »). La doctrine indique qu’il est nécessaire que soit caractérisé un degré de permanence suffisant pour fournir un cadre dans lequel des accords peuvent être rédigés ou des décisions de gestion prises. S’attache à cette première notion celle d’autonomie puisque l’établissement doit avoir un degré de permanence suffisant pour lui permettre de fournir les services en question de manière indépendante (aff. C-390/96 « Lease Plan Luxembourg SA », 7 mai 1998).
– soit à recevoir et utiliser des services de sociétés établies à l’étranger pour lesquelles l’établissement stable français est tenu d’autoliquider la TVA française (établissement stable « preneur », BOI-TVA-CHAMP-20-50-10). La doctrine prévoit que la présence d’une succursale en France qui ne rend des services qu’à son siège peut néanmoins constituer un assujetti si elle a une consistance minimale qui la rend capable de recevoir et d’utiliser des services et ce, même si ces derniers ne permettent que de rendre des services au profit du siège et donc hors champ puisque rendus au sein d’une seule et même personne morale (à lire à la lumière de nos commentaires infra, cf. paragraphe 2).
S’ajoute le concept d’« attractivité du siège » (article 283-0 du CGI transposant l’article 192 bis de la Directive) en vertu duquel l’assujetti est considéré comme établi en France s’il y dispose d’un établissement stable en France intervenant dans l’exécution de la prestation, une présomption étant établie par la doctrine lorsque les ressources humaines et matérielles de cet établissement sont utilisées avant, pendant ou après la réalisation de l’opération (dès lors qu’elles ne se limitent pas à des tâches de soutien administratif telles que la tenue de la comptabilité, la facturation ou le recouvrement de créances).
Une reconnaissance extensive de l’établissement stable au travers des dernières jurisprudences nationales
Dans un premier temps, les juridictions se sont attachées à analyser les critères classiques de l’établissement stable TVA (essentiellement l’existence d’un pouvoir d’engager le siège et la présence en France de moyens matériels et humains). Ainsi, la Cour Administrative d’Appel de Paris dans une décision du 12 juillet 2017, (CAA Paris n° 1505165-1-1, « Sté Google Ireland limited ») a pu considérer qu’une société française ne devait pas être regardée comme caractérisant un établissement stable de la société irlandaise du groupe au regard de la TVA, dès lors que :
– les forces de vente, en France et employées par la société française, n’agissaient qu’en tant que supports de vente, non habilitées à conclure les ventes, l’opération étant décidée et conclue en Irlande par des personnes dédiées et salariées de la société irlandaise. Par conséquent, la force de vente française ne pouvait réaliser l’ensemble du processus de vente de manière autonome ;
– les principaux serveurs informatiques, nécessaires à fournir les services en ligne aux clients, n’étaient pas situés en France mais à l’étranger.
Au travers de certaines décisions récentes, il semblerait que les juridictions aient tendance à s’écarter de ces critères et à avoir une approche plus « économique » de l’établissement stable TVA.
Dans un arrêt du 4 avril 2018 (CE, n° 399884, « Sté P&O Ferrymasters Ltd »), le Conseil d’Etat a quant à lui jugé qu’une société française du groupe devait être considérée comme caractérisant l’établissement stable d’une société étrangère, lorsque les forces de vente, situées en France et employées par la société française, étaient en charge de l’ensemble du processus de vente, de la négociation à la vente finale en passant par la décision sur le prix, en plus de la capacité de fournir directement les services achetés par les clients (agir en tant qu’agent de transport).
Dans ce cas précis, le Conseil d’Etat disqualifie le fait que la société étrangère du groupe avait conservé une certaine responsabilité de validation et de gestion, pour retenir que, par l’intermédiaire de la société française, elle détenait une présence lui permettant d’effectuer des opérations en France. En d’autres termes, la maîtrise de l’ensemble du processus de négociation et l’existence d’une capacité matérielle à réaliser l’ensemble des prestations de service au profit des clients en France permettraient d’identifier un établissement stable prestataire en TVA.
Le Conseil d’Etat s’est prononcé dans l’affaire Conversant (CE, n° 420174, 11 décembre 2020) et a considéré que la société française disposait des moyens humains lui permettant de prendre la décision de conclure, avec un annonceur, un contrat rendant ainsi possible, de manière autonome, la fourniture des prestations dont la société irlandaise assurait l’exploitation. Le moyen tenant à la localisation des centres de données a aussi été écarté dans ce cas d’espèce. Ainsi, le critère de disposition de moyens matériels pour réaliser la prestation de service a été écarté. Le Conseil d’Etat a également considéré que, malgré le fait que les contrats étaient signés à l’étranger, la décision d’engager était nécessairement prise en France dans la mesure où les propositions de la filiale française étaient systématiquement validées par le siège. Enfin, nous remarquerons que les services objets de ces contrats n’étaient pas réalisés depuis la filiale française (un simple droit d’accès au service était créé) mais depuis le siège étranger. Ainsi, sur le fondement de cette analyse, l’entité française a alors été considérée comme constituant en France un établissement stable aux fins de la TVA de la société irlandaise.
Cette décision soulève de nombreuses questions et oblige les opérateurs à revoir leurs positions sur l’existence ou non d’un établissement stable en France.
2-Vers une autonomie TVA accrue dans les relations siège-succursale
La problématique de l’existence d’un établissement stable renvoie souvent à la qualification des relations siège-succursale en tant qu’assujettis au regard de la TVA qui ont connu des évolutions récentes.
Pour rappel, en France la doctrine administrative prévoit expressément que dès lors qu’une entreprise étrangère et sa succursale française constituent une même entité juridique, les prestations de services qu’elles se rendent réciproquement n’entrent pas dans le champ d’application de la TVA et, par suite, ne sont pas soumises à cette taxe (BOI-TVA-CHAMP-10-10-20 n° 280).
Cette position de la doctrine administrative (reprise d’une ancienne instruction de 1983) n’est pourtant pas alignée avec les décisions rendues par la CJUE et le Conseil d’Etat ces dernières années.
La jurisprudence des dernières années de la CJUE et du Conseil d’Etat illustre l’évolution des relations entre un siège et sa succursale en matière de TVA.
Dans son arrêt « FCE Bank plc », (aff. C-210/04, 23 mars 2006), la Cour s’est interrogée sur la reconnaissance potentielle de la qualité d’assujetti d’une succursale laquelle emportait, en France, la caractérisation d’un établissement stable. Retenant que la succursale en question ne supportait aucun risque économique dans l’exercice de son activité, celui-ci étant supporté exclusivement par le siège, la Cour a jugé qu’aucun rapport juridique n’existait entre les deux sociétés ; dès lors, le siège et sa succursale devaient être considérés comme un seul et unique assujetti. A l’occasion de cette jurisprudence, la Cour a confirmé que la succursale, établie dans un autre Etat membre que son siège sans en constituer une entité juridique distincte, ne peut être qualifiée d’assujettie au regard des coûts qui lui sont imputés au titre des prestations rendues à son siège. Nous remarquerons que cet arrêt n’écartait pas la possibilité pour une succursale d’être un assujetti TVA distinct de son siège si elle devait supporter un risque économique dans l’exercice de son activité.
La distinction entre la succursale et son siège se fera au travers de la question du groupe TVA. En effet, la Cour a ensuite eu l’occasion de préciser sa jurisprudence en la matière, par deux arrêts dont la problématique est née notamment de l’existence d’un groupe TVA tel que défini par l’article 11 de la directive.
Tout d’abord, par sa décision « Skandia » (aff. C-7/13, 17 septembre 2014), la Cour retient une exception à ce principe de non-taxation des flux siège-succursale dans le cas particulier de l’appartenance de la succursale à un groupe TVA. En l’espèce, la société Skandia America Corp, société de droit américain, rendait des prestations de services informatiques notamment à sa succursale suédoise membre d’un groupe TVA.
La combinaison du principe de non-taxation des flux siège-succursale d’une part, au principe de non-taxation des flux internes au sein d’un groupe TVA d’autre part, aboutissait à ce qu’aucune TVA ne soit perçue par l’administration fiscale suédoise.
La Cour privilégie l’existence du groupe TVA, qualifié d’assujetti distinct à qui sont rendus les services et dont fait partie la succursale, pour reconnaître l’assujettissement à la TVA des services rendus par le siège américain à sa succursale en Suède.
La CJUE s’est ensuite prononcée dans un arrêt « Danske Bank » (aff. C-812/19, 11 mars 2021), dans une situation « inverse » à la situation précédente. En l’espèce, le siège établi au Danemark et membre d’un groupe TVA rendait des services à sa succursale suédoise.
La Cour, dans le prolongement de sa jurisprudence, a confirmé l’importance de l’appartenance du siège ou de sa succursale à un groupe TVA local pour déterminer si les flux siège-succursale entrent ou non dans le champ de la TVA. En l’espèce, la Cour a retenu la taxation des services rendus par le siège danois à sa succursale suédoise, assujettie distincte à la TVA.
Enfin, la CJUE, interrogée (affaire « Bank of China Limited », question préjudicielle n° 1703683, du 12 septembre 2019) sur les modalités de détermination des droits à déduction d’une succursale dont le siège est établi en dehors de l’Union européenne, n’a pas apporté de nouvelles précisions sur le sujet suite au désistement de l’administration fiscale française.
Le Conseil d’Etat par sa décision « BNP Paribas Securities Services » (n° 435295, 4 novembre 2020) a eu l’occasion d’appliquer les principes dégagés par le juge communautaire. En l’espèce, l’administration, en appliquant strictement sa doctrine, avait considéré que la TVA afférente aux dépenses engagées pour la réalisation d’opérations entre le siège français et ses succursales européennes membres de groupe TVA localement ne pouvait être déduite en raison du caractère « hors champ » de ces opérations.
La haute juridiction écarte la position de l’administration et considère sur le fondement de la jurisprudence « Skandia » que « les prestations de services fournies par un établissement principal à sa succursale établie dans un autre Etat membre constituent des opérations imposables quand cette dernière est membre d’un groupement TVA ».
La position du Conseil d’Etat apparaît en contradiction avec les commentaires administratifs qui certes ne prévoient pas le cas d’une appartenance à un groupe TVA.
L’introduction du groupe TVA en France à l’horizon 2023 devrait être l’occasion pour l’administration fiscale française de clarifier ses positions sur les relations siège-succursale, que l’on soit ou non dans le cadre d’un groupe TVA.