Alors que tous les yeux sont tournés vers l’OCDE et le projet BEPS, l’Union européenne continue à avancer sur des thèmes parfois très similaires. Ainsi, après avoir longtemps œuvré dans le cadre politique du groupe du Code de conduite – chargé de limiter le développement des pratiques fiscales dommageables entre Etats membres –, l’UE semble maintenant faire évoluer sa concurrence avec l’OCDE sur le terrain – beaucoup plus juridique – des aides d’Etat.
Par Emmanuel Raingeard de la Blétière, maître de conférences à l’université Rennes-I, avocat, spécialisé en droit fiscal de l’Union européenne et en droit fiscal international
Quel est le contexte ?
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler quelques éléments de contexte historique et juridique.
A la fin des années 90, tant l’OCDE que l’UE se sont engagées dans la lutte contre la «concurrence fiscale dommageable» que se livraient les Etats. Certains cherchaient à attirer les capitaux, notamment les plus mobiles d’entre eux, sans nécessairement exiger des entreprises qu’elles s’implantent effectivement sur leur territoire, qu’elles y aient de la «substance».
L’initiative de l’OCDE n’a pas eu de résultats très concrets (même si l’Organisation s’en défend), ou en tout cas elle n’a eu que des résultats très ponctuels, cela pour des raisons plus politiques que techniques. Néanmoins, ce thème connaît un renouveau dans le cadre des travaux du BEPS. En effet, au début du projet, de nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer une certaine «hypocrisie» à combattre l’agressivité fiscale des entreprises qui ne faisaient qu’utiliser les moyens mis sciemment à leur disposition par les Etats.
De son côté, l’UE a livré et poursuivi ce combat. Ses succès doivent probablement beaucoup à l’utilisation de la législation sur les aides d’Etat. Celle-ci fut utilisée par la Commission européenne au début des années 2000 pour contraindre les Etats réticents à mettre un terme à leurs «pratiques dommageables».
En effet, cette législation est une arme redoutable et produit des effets tant à l’encontre des Etats que des entreprises. Constitue une aide d’Etat tout avantage octroyé par un Etat à certaines entreprises ou productions, dès lors qu’il risque de fausser la concurrence et d’affecter les échanges au sein de l’UE. Si un Etat membre met en œuvre une telle mesure sans l’avoir notifiée à la Commission européenne au préalable, non seulement la mesure devra être abrogée mais les entreprises sont exposées au risque très réel d’avoir à rembourser l’avantage perçu sur une période, sauf circonstances particulières, de dix ans !
Cette législation est donc une source d’insécurité, d’autant que la notion d’«aide d’Etat» demeure assez floue et qu’il est parfois difficile de savoir si un régime – surtout lorsqu’il semble applicable à tous – entre ou non dans le champ de ce dispositif. La récente consultation publique sur la notion même illustre cette difficulté, notamment en matière fiscale.
Au fil des années, les Etats ont intégré les critères du Code de conduite servant à asseoir le caractère dommageable d’un régime et ils ont appris à les «contourner». Dans une moindre mesure, il en est de même des décisions prises par la Commission sous l’angle des aides d’Etat, lesquelles pourraient faire l’objet de «précisions» ou de changements plus drastiques.
Les développements récents
Deux développements méritent d’être signalés à cet égard : l’un relatif aux «patent box», l’autre relatif aux «rulings».
Les «patent box»
Le terme «patent box» désigne communément un régime fiscal dérogatoire applicable aux produits de la propriété intellectuelle (base ou taux réduit, exonération…). Nombreux sont les Etats à vouloir attirer ce type de produits, avec ou sans les activités «normalement» induites (R&D, marketing, etc.).
L’OCDE, dans son rapport publié le 16 septembre dernier, a mis en exergue les critères nécessaires pour éliminer les aspects dommageables de ces régimes. En deux mots, des avantages peuvent être octroyés par un Etat dans la mesure où l’activité est exercée sur son territoire et en proportion de cette activité. On s’interrogera probablement bientôt sur la compatibilité de telles mesures avec le droit de l’UE, en ce qu’il interdit tant les aides d’Etat que les discriminations.
L’UE n’est pas en reste. Après avoir examiné certains de ces régimes dans le cadre du groupe Code de conduite, sans qu’un consensus n’en ressorte, sa direction générale de la concurrence s’est saisie de la question… Le communiqué de presse de la Commission, en date du 11 mars 2014, informe qu’elle est «en train de rassembler des informations afin de déterminer si ces régimes confèrent un avantage sélectif à une catégorie donnée de sociétés», autrement dit si ces régimes peuvent être qualifiés d’aide d’Etat. Cette information a pu surprendre car, il y a quelques années, la Commission avait admis qu’un régime similaire n’était pas constitutif d’une aide.
Notons que le Luxembourg ayant refusé de fournir des informations sur ce régime et ses bénéficiaires, la Commission l’a enjoint de le faire.
Les «rulings»
Ce terme désigne des décisions administratives préalables. Depuis quelques années, certains Etats sont soupçonnés d’accorder au cas par cas des avantages à certaines entreprises par ce biais. Précisons, comme le fait d’ailleurs la Commission, qu’un tel système qui participe à la sécurité juridique en confirmant l’interprétation de la loi dans des cas spécifiques n’est pas problématique. Ce qui le serait, c’est son utilisation pour octroyer des avantages à certaines entreprises, parfois, semble-t-il à l’encontre de la loi.
L’UE tente d’obliger les Etats à faire la pleine transparence sur ces pratiques, incitant les Etats à échanger les rulings octroyés dans le cadre «feutré» du groupe Code de conduite ou encore en les poussant à échanger les rulings des autres Etats membres. La directive sur l’assistance mutuelle prévoit d’ailleurs l’échange spontané de ces informations. L’échec apparent de cette méthode a conduit la direction générale de la concurrence à mener des investigations. Après une première analyse, elle a lancé des enquêtes approfondies sur des cas précis de décisions anticipées en matière de prix de transfert octroyées à de grandes multinationales par le Luxembourg, l’Irlande et les Pays-Bas. Il s’agit de vérifier que l’allocation des profits entre le siège et des succursales d’une société ou le calcul de la base imposable de sociétés de production et de financement (nommément désignées) sont déterminés conformément au principe de pleine concurrence.
Faut-il s’attendre à une multiplication de ce type d’action après le renouvellement de la Commission ? La question reste ouverte.