On connaît l’aphorisme de Paul Valéry selon lequel «tout ce qui est simple est faux ; ce qui ne l’est pas est inutilisable». Face à cette alternative appliquée aux prix de transfert, les pouvoirs publics semblent avoir choisi la première solution.
Par Philippe Durand, avocat, associé
En effet, la matière des prix de transfert fait partie de ces «zones grises» de la fiscalité dans lesquelles, si la solution retenue par le contribuable peut sans doute être contestée, celle retenue par l’administration n’est pas nécessairement moins critiquable.
Ainsi, faute de règle évidente quant à la répartition de la matière imposable entre deux Etats (ou plus), la solution retenue par l’entreprise pour opérer ce partage peut toujours prêter à contestation, ce qui ne signifie pas que celle que tente de lui opposer l’administration soit meilleure. L’issue se situe généralement dans une négociation qui nécessite des concessions réciproques, ce qui permet de comprendre que les redressements en la matière se dénouent rarement devant le juge : le fait y a plus de place que le droit.
Le principe de pleine concurrence qui est censé régir la matière n’est pas toujours éclairant et comporte souvent des marges d’appréciation en fonction de la nature des produits, des spécificités des marchés ou du contexte des transactions. Il est même parfois contesté sur le fond : ainsi, les travaux actuels de l’OCDE tendent à mettre en avant le concept de «création de valeur», boîte de Pandore où chaque pays tente de trouver l’argument qui lui permettrait d’accroître sa part du gâteau. La valeur vient-elle de la production ? De la technologie ? Du marketing ? Des consommateurs ? Autant de questions qui promettent de beaux jours aux vérificateurs et aux conseils fiscaux.
Pour les entreprises, le propre des zones grises et de celle des prix de transfert en particulier, c’est qu’elles créent beaucoup d’insécurité juridique ; c’est aussi, il ne faut pas le nier, qu’elles permettent certaines optimisations.
Il n’en demeure pas moins que les prix de transfert sont un domaine où il n’existe pas de solution parfaite mais où il faut borner l’ambition à la recherche d’équilibres raisonnables. Pourtant, dans le manichéisme ambiant qui caractérise le traitement des sujets fiscaux par beaucoup de médias, l’expression «prix de transfert» devient synonyme de fraude : il s’agirait d’un mal qu’on peut éradiquer à coups de sanctions et de pénalités. Le gris n’existant pas, il ne peut y avoir que du noir ou du blanc.
C’est dans ce contexte que plusieurs mesures ont récemment été prises qui, par leur caractère excessif, nécessiteront tôt ou tard un retour en arrière. Mais le mal aura été fait et elles auront participé au «french bashing» en entretenant la défiance des entreprises vis-à-vis de notre pays, de son système fiscal et de son administration.
La première de ces mesures, reprise d’un rapport de l’Inspection générale des finances, a été l’abrogation par l’article 101 de la loi de finances pour 2014 de l’article L 189 A du livre des procédures fiscales (LPF) qui disposait que, pour un redressement fiscal, «le cours du délai d’établissement de l’imposition correspondante» était suspendu jusqu’au terme du troisième mois suivant la notification au contribuable de l’accord ou du constat de désaccord des autorités compétentes dans le cadre d’une procédure amiable, procédure dont on rappelle qu’elle peut être demandée par le contribuable qui s’estime victime d’une double imposition : de fait, si un Etat estime que le montant imposé chez lui a été abusivement minoré, cela signifie nécessairement que celui imposé dans l’autre Etat a été indûment majoré. Il y aurait donc double imposition si le redressement opéré par l’Etat lésé ne s’accompagnait pas d’un dégrèvement dans l’autre Etat, la procédure amiable étant destinée à ce que les deux administrations se mettent d’accord pour y parvenir.
Au motif, allégué plus qu’établi, que cette disposition risquait d’inciter les contribuables à demander l’ouverture d’une procédure amiable pour retarder le paiement de l’imposition, cela aboutit à rendre obligatoire le paiement immédiat de l’impôt dans tous les cas, y compris ceux où la double imposition est non seulement choquante mais potentiellement insupportable pour l’entreprise : la remise en cause du partage d’imposition des résultats d’une entreprise sur plusieurs années peut porter sur des montants tels que les conséquences financières du redressement sont exorbitantes pour l’entreprise si l’ajustement corrélatif dans l’autre Etat n’est pas accordé simultanément.
Bien sûr, le contribuable a la possibilité de demander un sursis de paiement dans l’attente d’une solution en application de l’article L 277 du LPF. Mais, d’une part, le bénéfice de ce sursis est conditionné par le Trésor public à la présentation de garanties financières qui peuvent être extrêmement coûteuses si le différend avec l’administration dure ; d’autre part, ce sursis ne peut être obtenu que dans le cadre d’une réclamation contentieuse, ce qui signifie que le contribuable doit engager une procédure et aller devant les tribunaux parallèlement à la procédure amiable.
Ainsi, sous prétexte d’éviter des procédures amiables dilatoires, on incite les contribuables à engager des contentieux qui le sont au moins autant, sinon plus ; avec, de surcroît, la possibilité que le juge, mal armé sur ces sujets, ne tranche avant les autorités compétentes, au risque de rendre quasi impossible l’élimination de la double imposition : l’administration pourra en effet difficilement dégrever un impôt si le juge en a validé la perception, ce qui n’empêche que le même revenu ou le même bénéfice aura été imposé deux fois.
Si, en revanche, le contribuable paie – ce qui ne concernera probablement pas les redressements les plus lourds – et que la procédure amiable lui donne finalement raison, même partiellement, l’administration perdra les intérêts qui auraient été exigibles en cas de demande dilatoire et pourrait même être amenée à verser des intérêts moratoires, de sorte que le coût du paiement immédiat du redressement pourrait se révéler une mauvaise affaire pour les finances publiques.
Autre inconvénient du nouveau dispositif, il s’applique également en cas de recours à la procédure d’arbitrage organisée par la Convention européenne du 23 juillet 1990. Or le recours à celle-ci pour sa phase d’arbitrage nécessite le désistement de tout recours de droit interne. Conséquence : il faudrait payer les droits pour avoir recours à l’arbitrage puisque le sursis de paiement ne serait plus possible compte tenu du lien entre le bénéfice de ce sursis et l’existence d’une procédure contentieuse. Il est probable que le juge communautaire sanctionnera tôt ou tard un dispositif qui dissuade les contribuables d’exercer le droit de recourir à l’arbitrage.
Mais les mesures en la matière ne se limitent pas à la suppression de l’article L 189 A du LPF. Compte tenu du caractère souvent pragmatique des solutions qui doivent être trouvées en matière de prix de transfert, l’administration admettait que si la société reconnaissait ses torts, la société étrangère qui avait bénéficié d’un avantage jugé excessif pouvait rembourser sa «victime» française. Ce faisant, la société française n’échappait pas au redressement d’impôt sur les sociétés mais évitait la retenue à la source sur les redressements, le bénéfice rehaussé étant assimilé à une distribution de dividendes. Sous la pression de la Cour des comptes, qui avait relevé que cet avantage était dénué de base légale, cette doctrine a été rapportée. Elle ne concernait pas les seuls redressements en matière de prix de transfert mais ces derniers en constituaient le champ d’application principal. Il se dit qu’un texte législatif pourrait être adopté pour rétablir cette faculté. Mais dans le contexte manichéen déjà évoqué, sera-t-il aisé de faire adopter un tel texte dès lors qu’il existe nécessairement un risque qu’il puisse également bénéficier à de «mauvais» contribuables ?
Enfin, troisième problème, l‘administration est de plus en plus prompte et vigilante à opérer ce que les spécialistes appellent les «ajustements secondaires» en matière de prix de transfert : l’ajustement primaire, c’est l’impôt sur les sociétés ; un ajustement secondaire, c’est celui qu’on vient d’évoquer en matière de retenue à la source mais c’est aussi, notamment, celui qui pourrait se justifier en matière de contribution sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) puisqu’un redressement impactant les prix de transfert fait croître la valeur ajoutée.
Ne faut-il pas redouter que de telles mesures, fruits du manichéisme du législateur et d’un manque de pragmatisme des corps de contrôle, ne contribuent davantage à la perte de confiance des entreprises et à l’érosion de la base fiscale qu’à une plus grande efficacité de la lutte contre la fraude fiscale ?