Ces dernières années, à la faveur de la digitalisation de l’économie et du développement des outils d’intelligence artificielle (IA), les tentatives de fraude ont explosé à l’encontre des entreprises françaises. Pour répliquer à ces menaces, la création de cellules antifraude, mêlant des gestionnaires métiers et des juristes, peut être une réponse. Elles contribuent à mobiliser l'ensemble de l'entreprise autour de cet objectif de lutte contre la fraude.
La lutte contre la fraude prend de l’ampleur au sein des directions financières. Et pour cause: depuis quelques années, les entreprises sont confrontées à une forte hausse des tentatives en la matière. « Aujourd’hui, je ne connais pas un seul trésorier qui ne soit pas concerné par la question, assure Florence Saliba, secrétaire générale de l’Association française des trésoriers d’entreprise (AFTE). Désormais, la fraude est devenue plus sophistiquée et plus généralisée, ce qui a conduit l’AFTE à adapter ses modules de formation en conséquence. » En effet, plus de deux entreprises sur trois (69 %) déclarent avoir subi une tentative de fraude en 2022 (soit + 3 % par rapport à l’année précédente) selon le Baromètre fraude 2022 réalisé par Allianz Trade et l’Association des directeurs financiers et contrôleurs de gestion (DFCG). Preuve de la difficulté croissante que rencontrent les entreprises pour éviter les pièges des escrocs, plus d’une entreprise sur deux (57 %), toutes tailles confondues, reconnaît également avoir subi au moins une fraude avérée en 2022.
Dans l’entreprise, tous les métiers du chiffre sont concernés. « La lutte antifraude préoccupe nos adhérents depuis environ cinq ans, confirme Nicolas Flouriou, président de l’Association des credits managers et conseils (AFDCC). Pour les credit managers, davantage de fraudes signifie davantage d’impayés. La lutte antifraude vient donc se greffer à leur mission traditionnelle, à savoir l’augmentation du chiffre d’affaires grâce à la réduction du risque d’impayés. Dans ce contexte, l’AFDCC forme les credit managers à la culture cash qui consiste à surveiller plus étroitement les flux de trésorerie afin de mieux repérer les signaux d’alerte. » Face à l’augmentation du risque de fraude, de plus en plus d’entreprises organisent leur défense en se dotant de cellules internes de lutte antifraude. « Les entreprises accordent un rôle de plus en plus important aux services antifraude jusqu’à créer en interne des cellules dédiées », confirme Marc de Beaucorps, PDG et cofondateur de Finovox, éditeur de logiciels spécialiste de la fraude documentaire.
«Les cellules antifraude de nos utilisateurs comptent en moyenne une dizaine de personnes.»
Recruter des profils juridiques et techniques
La création d’une cellule interne antifraude au sein d’une entreprise permet de traiter un large éventail de problématiques, qui va de la fraude interne (corruption, vol, etc.) à la fraude externe (usurpation d’identité, cybercriminalité, etc.). Pour ce faire, la cellule se structure autour d’un petit noyau de profils de gestionnaires métiers, membres du back-office pour la partie technique et de profils juridiques. « Les cellules antifraude de nos utilisateurs comptent en moyenne une dizaine de personnes », explique Marc de Beaucorps. C’est le cas du groupe IMA, spécialiste de l’assistance en Europe et client de Finovox, qui dispose d’une cellule antifraude composée de six membres, principalement des profils de terrain qui ont bénéficié d’une formation réglementaire. « Dans les scale-ups du secteur de l’assurtech, l’équipe se limitera à deux ou trois personnes. Les profils retenus sont généralement issus de la direction juridique ou de la direction des systèmes d’information (DSI) », ajoute Marc de Beaucorps. Il arrive aussi souvent que les entreprises recrutent d’anciens gendarmes, qui sont bien formés à la lutte antifraude. C’est la stratégie adoptée en 2021 par Cardif-IARD (groupe BNP Paribas) avec le recrutement de Pierre Vanhoutte, ancien gendarme qui a travaillé 20 ans en tant qu’analyste en recherche criminelle (AnaCrim).
Fort de son expérience en analyse des risques, qu’il a affûtée pendant sept ans en tant qu’enquêteur d’assurance certifié Afnor/ALFA puis au sein de l’Agence de lutte contre la fraude à l’assurance (ALFA), Pierre Vanhoutte a créé chez Cardif une cellule interne antifraude qui compte aujourd’hui quatre membres. « En arrivant chez Cardif-IARD, ma première démarche a été d’analyser les process et de rédiger une procédure puis de poser une méthodologie au travers une procédure anti-fraude, explique-t-il. Cette feuille de route est cruciale parce qu’elle permet de fédérer sur ce projet qui doit être un projet d’entreprise, parce que la lutte contre la fraude est éthique et économique, elle protège autant les intérêts des assurés honnêtes que ceux des assureurs. Par ailleurs, j’ai eu la chance de pouvoir recruter mes collaborateurs au sein du groupe. J’ai sélectionné des gestionnaires « souscription » qui était donc chargés d’analyser le risque, de vérifier les conditions d’assurabilité et de proposer les garanties adéquates, et des gestionnaires « sinistres » chargés eux de l’instruction des sinistres, de l’évaluation du préjudice et de proposer une indemnisation juste. Ils sont depuis devenus gestionnaires spécialisés en lutte contre la fraude et ont transféré leur connaissance métier d’assureur dans le domaine de la lutte contre la fraude. » Selon lui, il faut en moyenne deux ans et demi de formation pour qu’une cellule antifraude interne devienne opérationnelle. C’est le temps qu’a duré sa mission chez Cardif-IARD, où sa stratégie reposait sur quatre piliers : l’humain, la méthodologie, les outils (voir encadré) et la volonté dirigeante.
«Nous ne parlons pas de petits changements mais d’une modification permanente des process de l’entreprise.»
Transformer en profondeur la culture de l’entreprise
En effet, une lutte antifraude efficace transforme en profondeur la culture d’entreprise. « La lutte antifraude doit permettre à l’entreprise de porter un regard neuf sur ses habitudes de travail, insiste Pierre Vanhoutte. Au-delà du recrutement, la réussite d’une politique de lutte antifraude dépendra de l’adhésion de la direction générale. » La lutte antifraude ne peut rencontrer le succès qu’à condition de s’inscrire dans un projet d’entreprise plus large. « C’est une démarche qui se pense au niveau collectif, et dont les ramifications remontent assez haut dans l’organisation, abonde Florence Saliba. Nous ne parlons pas de petits changements mais d’une modification permanente des process de l’entreprise. » En échange, l’entreprise peut espérer un double retour sur investissement (ROI) à la fois financier et en termes RH. « Sur le long terme, une société régulièrement fraudée voit ses systèmes se gripper et ses relations se durcir avec ses propres clients » relève Marc de Beaucorps. La cellule antifraude doit donc faire preuve d’un certain doigté. « Soupçonner quelqu’un de fraude est une décision sensible : il faut bien savoir pourquoi on le fait et pour quoi faire », résume Alexandra Vieira, responsable conformité lutte antifraude, groupe IMA. Les cellules de lutte antifraude doivent donc fluidifier la gestion de la relation client afin de préserver la croissance de l’entreprise, malgré un relatif vide juridique.
En effet, il n’existe aucune obligation légale généralisée de créer une cellule antifraude en interne. En revanche, les assureurs comme Cardif-IARD sont tenus par la directive européenne, dite « Solvabilité II », de cartographier leurs risques. Ils sont également astreints aux obligations de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, sachant qu’un schéma de fraude peut dissimuler un cas de blanchiment. En termes de lutte antifraude, les secteurs de l’assurance et des services financiers sont donc des précurseurs. Dans leur sillage, les entreprises françaises misent en priorité sur la communication interne (29 %), les audits de sécurité des SI (20 %), le renforcement des procédures de contrôle interne et l’instauration d’un plan de reprise de l’activité (14 %) selon le Baromètre fraude 2022 réalisé par Allianz Trade et la DFCG. Les cellules de lutte antifraude permettent de piloter des pratiques qui renforcent la vigilance permanente des salariés. C'est dans cet esprit par exemple que l’AFTE encourage ses adhérents à procéder dans leurs entreprises à des campagnes de prévention internes qui s’appuient sur de faux e-mails d’hameçonnage (phishing), afin de sensibiliser les salariés aux problématiques de risque cyber. Face à la démocratisation de la fraude, les cellules internes de lutte antifraude permettent d'analyser les risques et de mobiliser l'ensemble des effectifs afin de renforcer la sécurité des entreprises.
Se doter des bons outils pour la lutte antifraude
Avec le développement de la digitalisation et l’émergence de l’intelligence artificielle (IA), les entreprises équipent leurs cellules de lutte antifraude de logiciels adaptés. « Initialement, la fraude traditionnelle s’appuyait sur des déclarations mensongères et même si elles existent toujours, les fraudeurs privilégient aujourd’hui la falsification de documents, explique Pierre Vanhoutte, directeur de l’offre SaaS détection et traitement du risque fraude chez Itesoft depuis mars 2024. La fraude s’est démocratisée, les méthodes et « bons plans » sont véhiculées par les réseaux sociaux qui ont considérablement favorisé sa prolifération. S’ils s’adaptent en permanence, ce qui est constant c’est la volonté des fraudeurs de capter des versements indus. » De nombreuses fintechs se sont développées sur ce segment, comme Finovox (créée fin 2019) qui détecte la fraude documentaire pour les services antifraude et compliance ou N2JSOFT (créée en 2015) qui permet aux DAF et aux experts-comptables de traquer la fraude aux notes de frais. « Une étude de l’Institut français de prévention de la fraude (IFPF) estime que 89 % des cas de fraude en entreprise sont dus aux notes de frais, déclare Nicolas Dubouloz, fondateur et PDG de N2JSOFT. Notre logiciel permet d’optimiser et de fluidifier la gestion des dépenses d’entreprises et la lutte antifraude représente tout un pan de cette activité. » De quoi optimiser le temps des équipes comptables et administratives, qui divisent ainsi par quatre le temps consacré au traitement des notes de frais.