Alors que l’inflation a atteint 6,2 % en novembre sur un an, beaucoup d’entreprises ont décidé d’augmenter la rémunération fixe de leurs salariés. Néanmoins, pour préserver leur santé financière, peu d’entre elles s’alignent sur la hausse des prix. Les sociétés préfèrent proposer d’autres dispostifs complémentaires, plus souples et moins coûteux pour elles… mais qui conviennent souvent moins aux salariés.
En octobre dernier, la grève des salariés des raffineries de TotalEnergies, réclamant une hausse de leur rémunération pour faire face à l’inflation, a mis le sujet des revalorisations salariales sous le feu des projecteurs. Mais si les discussions entre le groupe pétrolier et ses syndicats ont été particulièrement médiatisées, ce dernier n’est pas le seul, ces dernières semaines, à avoir procédé à une augmentation des salaires dans le contexte de hausse des prix. En effet, selon l’étude annuelle sur les rémunérations de Deloitte réalisée auprès de 300 entreprises, 93 % d’entre elles ont relevé le salaire de base depuis le début de l’année, contre 45 % en 2021.
De plus, la hausse des budgets associés aux rémunérations fixes pour 2023 a atteint un record. Après avoir déjà attribué une revalorisation moyenne de 3 % lors des négociations annuelles obligatoires (NAO) en début d’année, hors promotion et ancienneté, les entreprises devraient relever leur enveloppe budgétaire de 3,5 % supplémentaires en 2023 (3 % pour les cadres et 3,5 % pour les non-cadres), d’après les chiffres de LHH. Selon les dernières estimations de Deloitte, ces hausses pourraient même atteindre 4 %. « Jamais les entreprises n’auront procédé à de tels niveaux d’augmentation par le passé, d’autant que plusieurs d’entre elles ont déjà relevé les salaires en début d’année 2022, observe Franck Cheron, associé conseil capital humain chez Deloitte. Habituellement les NAO aboutissent plutôt à des hausses de 2 % ou moins. Cela revient à doubler le niveau des augmentations ! »
Des revalorisations inférieures à l’inflation
Certes, ces augmentations sont en moyenne inférieures à l’inflation, qui a atteint 6,2 % en octobre sur un an. Mais « si certains groupes ont réalisé d’importants bénéfices ces derniers mois et ont les moyens d’augmenter leur budget dans ces proportions, les revalorisations traduisent en réalité un véritable effort pour beaucoup de sociétés », estime Mamadou Bah, directeur du développement au sein du cabinet de conseil en performance, Ayming. Un constat partagé par Fabien Lucron, directeur du développement au sein du cabinet spécialisé en rémunérations variables, Primeum. « Rares sont les entreprises à pouvoir, dans le contexte économique actuel, être alignées sur l’inflation ! », remarque-t-il. Ainsi, d’après une enquête menée par Robert Half en juin auprès de 300 entreprises, seuls 22 % des sondés affirmaient qu’ils allaient augmenter les rémunérations dans les mêmes proportions que l’inflation. « Dans la période actuelle, ne pas augmenter suffisamment les salaires est risqué socialement et à l’inverse procéder à des revalorisations trop élevées peut également être risqué pour l’avenir de l’emploi dans l’entreprise », ajoute Marie Bouny, co-directrice de la practice stratégie et performance sociale du cabinet LHH.
Des sujets complémentaires traités dans les NAO 2022/2023
La mise en place d’un accord d’intéressement, pour les entreprises n’en ayant pas encore, prendrait du temps et s’inscrit dans une démarche à plus long terme, éloignée des attentes très à court terme actuelles. En revanche, plusieurs sociétés en disposant déjà réfléchissent à modifier les critères de l’intéressement, notamment en intégrant des indicateurs extra-financiers.
Par ailleurs, les entreprises ont cette année un budget promotion dédié au rattrapage des inégalités professionnelles entre hommes et femmes. Selon Deloitte, 36 % des répondants ont l’intention d’allouer une enveloppe budgétaire dédiée, avec un budget médian de 0,15 % de la masse salariale.
Un marché du travail tendu
Pour définir l’enveloppe de revalorisation des salaires bruts, les groupes doivent en effet prendre en compte plusieurs éléments. « Les entreprises se fondent toujours sur les chiffres de l’inflation pour définir leurs revalorisations salariales, précise Marie Bouny. Mais cette année, les effets induits de l’inflation sur les attentes des salariés et des organisations syndicales, sur les marges de l’entreprise, le niveau de leurs résultats et les tensions sur le marché de l’emploi sont plus critiques. Les entreprises sont également vigilantes à conserver une certaine cohérence de leur modèle social. » Un constat partagé par Franck Cheron. « Les entreprises sont dans un contexte inédit et pilotent à vue, souligne-t-il. Elles essayent d’offrir quelque chose de correct aux salariés, tout en se laissant la capacité de rebondir. » D’après l’enquête de Deloitte, en septembre dernier, 57 % des entreprises avaient ainsi prévu de revoir leurs prévisions pour les NAO 2023 du fait des tensions sur le marché du travail, et 52 % en réponse aux revendications des syndicats.
En fonction de leur situation, les entreprises peuvent donc être amenées à appliquer des hausses très différentes. Ainsi, les secteurs de la grande consommation, de la santé, ainsi que de l’industrie et de l’automobile ont prévu un budget dédié aux salaires fixes en hausse de 4 % en moyenne. A l’inverse, le secteur des télécoms et des médias a prévu une hausse moyenne de 3 %.
Dans certains cas, les entreprises sont amenées à mettre en place des revalorisations plus fortes que celles prévues dans les prévisions budgétaires initiales. « Nous avons procédé à des augmentations de 3,2 % (1,2 % de hausse générale et 2 % de hausse individuelle) en 2022, qui ont été compliquées à faire passer auprès des salariés et de leurs représentants car l’inflation en tendance est supérieure, explique le directeur financier d’une société du secteur aéronautique. En 2023, il va être difficile de ne pas proposer un chiffre proche de l’inflation anticipée. Nous avons pour l’instant pris en compte dans notre budget une revalorisation légèrement supérieure à 6 % pour nos salariés basés en France (promotions incluses), afin d’être au plus proche des niveaux d’inflation actuels et en regardant les taux appliqués par nos donneurs d’ordre. » Néanmoins, maintenir la rentabilité, tout en appliquant cette augmentation, va être difficile pour la société, d’autant que sa masse salariale représente 60 % de ses coûts. « Une hausse de 3 % des salaires fixes peut être indolore sur notre résultat, uniquement en gagnant en productivité, mais au-delà, il faut trouver d’autres leviers, prévient son directeur financier. Nous allons devoir répercuter cette hausse sur nos prix de vente. Nous sommes en discussion avec nos clients. » A la Matmut, le groupe préfère rester vigilant, quitte à appliquer des revalorisations inférieures à ses pairs. « Nous préférons ne pas appliquer de hausses par à-coups et les lisser dans le temps, prévient Véronique Jolly, DRH du groupe. Début 2022, nous avons ainsi revalorisé notre enveloppe de rémunération de 2,7 % (dont 2,1 % d’augmentation générale et 0,6 % pour les augmentations individuelles). Nous nous adaptons au contexte inflationniste, mais les mesures prises doivent rester cohérentes car elles ont un impact important sur nos engagements à long terme et elles s’inscrivent dans une trajectoire salariale pluriannuelle avec chaque année des mesures salariales de belle qualité. »
«Jamais les entreprises n’auront procédé à de tels niveaux d’augmentation par le passé, d’autant que plusieurs d’entre elles ont déjà relevé les salaires en début d’année 2022.»
Des augmentations générales
Dans ce contexte, les entreprises essaient de jouer sur d’autres leviers pour satisfaire leurs salariés, sans pénaliser outre mesure leur santé financière. D’abord, alors que les entreprises privilégiaient habituellement les augmentations individuelles, beaucoup d’entreprises ont choisi d’augmenter l’ensemble de leurs salariés dans les mêmes proportions. Selon Deloitte, 61 % des augmentations dédiées aux ouvriers et employés (OETAM), et 39 % des hausses pour les cadres devraient être mixtes (générales et individuelles) en 2023 contre respectivement 33 % et 28 % en 2021. « Normalement, les entreprises procèdent surtout à des augmentations individuelles, pour lier les hausses à la performance des salariés, remarque Christian Verhague, directeur Conseil SIRH chez Ayming. Mais, cette année, les groupes ont choisi de proposer des mesures plus fortes, en les généralisant à l’ensemble des salariés. De plus, le Smic a progressé de 8 % depuis septembre 2021, alors que normalement ses hausses sont plutôt de l’ordre de 1 % par an. Les entreprises sont donc amenées à revaloriser la rémunération d’un nombre plus important de salariés, notamment ceux pour lesquels elle se situe juste au-dessus du Smic. » La Matmut a ainsi cette année décidé d’appliquer une hausse générale à l’ensemble de ses salariés. « Les années précédentes, les revalorisations générales que nous appliquions étaient définies par tranche de salaire, mais en 2022 nous avons choisi d’augmenter tous nos collaborateurs dans les mêmes proportions », indique Véronique Jolly.
Ensuite, des entreprises ont décidé d’avancer la date habituelle des NAO, prévue généralement entre février et mars, à janvier ou même à cet automne – BPCE a, par exemple, signé son accord pour 2023 début octobre –, ou d’appliquer, de façon rétroactive, les hausses votées. « Entre le moment où les discussions sur les salaires débutent et celui où les salariés bénéficient de la hausse, plusieurs mois peuvent s’écouler, explique le directeur financier de la société aéronautique. En 2022, nous avons accéléré le processus des discussions salariales pour appliquer une première hausse dès le mois d’avril. Pour 2023, nous nous sommes d’ores et déjà engagés à appliquer de façon rétroactive au 1er janvier, une partie importante de la hausse qui sera négociée. »
Vers des négociations plusieurs fois par an ?
Dans les entreprises où sont constituées des sections syndicales, l’employeur doit engager des négociations obligatoires (NAO) avec les organisations syndicales. « Si ces négociations ne donnent pas systématiquement lieu à la signature d’accords, elles permettent a minima à l’entreprise d’aborder avec ses organisations syndicales différents sujets : rémunérations, mais aussi égalité professionnelle, qualité de vie et des conditions de travail, etc., explique Marie Bouny. En pratique, on observe très généralement des négociations annuelles sur les rémunérations (les fameuses NAO). Toutefois, au regard du contexte actuel, la périodicité de ces négociations s’est accélérée dans quelques entreprises (2 fois cette année) ou au contraire a donné lieu à des formes de plan bisannuels ou triennaux. »
Lors de ces négociations, les entreprises sont tenues d’appliquer des revalorisations au moins égales à celles votées lors des accords de branche. Par exemple, dans le secteur de l’hôtellerie, qui fait face à de fortes difficultés de recrutement depuis 2020, les accords de branche signés en mars dernier avaient prévu une « augmentation moyenne de 16,33 % » de l’ensemble de la grille actuelle des salaires. Dans le secteur logistique, l’accord en vigueur depuis le 1er septembre prévoit une revalorisation de l’ensemble des coefficients de 8 % pour les ouvriers et employés et de 5 % pour les cadres. Dans le domaine de la propreté, après une première valorisation globale de 2,6 % des minima de branche en début d’année, une seconde valorisation de 2,9 % a été signée, soit une augmentation globale sur 2022 de 5,5 %.
«Les années précédentes, les revalorisations générales étaient définies par tranche de salaire, mais en 2022 nous avons choisi d’augmenter tous nos collaborateurs dans les mêmes proportions.»
Une prime pour le partage de la valeur plébiscitée par les entreprises
Surtout, les entreprises se basent de plus en plus sur d’autres solutions, moins engageantes dans le temps, pour augmenter les revenus des salariés. « En appliquant des hausses de salaires, les entreprises s’engagent sur la durée sans pour autant avoir de la visibilité sur l’avenir, constate Marie Bouny. Elles réfléchissent donc aussi en termes de package de rémunération et négocient des dispositifs complémentaires, plus souples et aménageables en fonction de l’évolution de l’environnement. » Selon Deloitte, la hausse de ces package globaux devrait atteindre entre 6 et 7 %.
Les entreprises ont ainsi choisi d’élargir la rémunération variable individuelle à des profils, non cadres, qui n’en avaient habituellement peu droit. « La part variable des ouvriers et employés pourraient passer d’environ 6 % en moyenne pour ceux en bénéficiant à près de 10, voire 15 % en 2023, observe Fabien Lucron. Pour cette catégorie de salariés, cette démarche est parfois difficile et les entreprises doivent faire preuve d’ingéniosité : elles doivent trouver des indicateurs quantitativement mesurables. Par exemple, dans le secteur logistique, un des indicateurs souvent retenu est le nombre de commandes préparées. » Dans le contexte inflationniste, certains groupes ont également décidé d’indexer le variable de leurs commerciaux sur des objectifs de hausse des prix de vente.
Les entreprises prennent également des dispositions pour limiter leurs dépenses. Pour éviter d’affecter leur résultat, plusieurs sociétés ont par exemple décidé de monétiser par anticipation les jours de RTT, sans attendre la date butoire. De même, de nombreuses entreprises ont décidé d’utiliser les dispositifs d’Etat exonérés de cotisations sociales. La mise en place d’une prime transport – passée de 200 à 400 euros en 2022 et 2023 pour les véhicules thermiques et de 500 à 700 euros pour les voitures électriques –, l’instauration du forfait mobilité durable permettant aux entreprises de verser jusqu’à 500 euros par salarié exonérés de cotisations sociales et la hausse des titres restaurant figurent parmi les outils les plus utilisés. Selon l’enquête de Deloitte, 27 % des entreprises n’ayant pas encore déployé le forfait mobilité durable prévoient de l’inscrire dans leur NAO 2023 et 30 % des groupes prévoient de revaloriser le montant des titres restaurant l’an prochain.
En 2022, beacoup d’entreprises ont également décidé de recourir à la prime Macron ou anciennement prime pour le pouvoir d’achat (PEPA), devenue prime pour le partage de la valeur (PPV), permettant aux entreprises d’être exonérées de cotisations jusqu’à 3 000 euros (ou 6 000 euros pour celles ayant un accord d’intéressement) pour les salariés dont la rémunération ne dépasse pas trois Smic. « A l’origine, les entreprises hésitaient à utiliser ce dispositif, car elles se questionnaient sur son efficacité, rappelle Marie Bouny. Mais finalement beaucoup y ont eu recours. »
Selon l’enquête Deloitte, 48 % des entreprises prévoient de verser une PPV en 2023, alors qu’elles ont été 29 % à la proposer cette année. De plus, le montant de la prime devrait passer de 500 à 875 euros, soit une hausse de 46 % pour les OETAM. La Matmut a ainsi joué à plusieurs reprises sur ces dispositifs pour compléter sa hausse des salaires fixes. « Début 2022, nous avons versé la prime dite Macron, à hauteur de 700 euros, à tous nos collaborateurs, indique Véronique Jolly. Nous offrons également la possibilité à nos collaborateurs de transférer des jours issus de leur compte épargne temps vers leur Perco, s’ils le souhaitent. En septembre, nous avons continué à suivre l’actualité macroéconomique et pris en compte la demande des partenaires sociaux qui était toujours forte, en mettant en place la nouvelle prime de partage de la valeur, déployée dans le projet de loi de finances rectificative de l’été. Tous nos collaborateurs ont ainsi obtenu 900 euros en complément des mesures de début d’année : nous avons décidé d’assumer une prime d’un montant unique pour tous, même si l’exonération de cotisations sociales ne vaut que pour les rémunérations jusqu’à 3 Smic. »
Les recrutements poussent aussi les salaires à la hausse
Les enveloppes budgétaires prévues lors des NAO n’incluent pas les dépenses éventuelles de recrutement. « Pour autant, dans un contexte de marché du travail particulièrement tendu, où les offres sont nombreuses et les candidats rares, les entreprises doivent parfois embaucher leurs nouvelles recrues à des salaires supérieurs à ceux qu’elles visaient initialement, détaille Aurélien Boucly, directeur chez Robert Half. D’autant qu’en parallèle, les attentes des candidats sont aussi plus élevées : ils demandent 5 à 10 % de rémunération supplémentaire par rapport à l’an dernier. »
Ainsi, selon le guide des salaires 2023 de Robert Half, les salaires des profils expérimentés sur les fonctions support des entreprises (finance, comptabilité, ressources humaines, juridique, commerciales) pourraient voir leur rémunération progresser de plus de 10 % en changeant de poste.
Des attentes déçues
Néanmoins, ces mesures ne comblent pas totalement les attentes des salariés. « Les outils de type intéressement et la prime Macron tombent une fois par an et ne résolvent pas les problèmes quotidiens de pouvoir d’achat rencontrés par les salariés, remarque Fabien Lucron. Ils peuvent être une bonne surprise, mais ne rassurent pas ! » Un avis partagé par Mamadou Bah : « Les salariés préfèrent une hausse de leur salaire, qui sera pérenne, plutôt qu’un supplément exceptionnel de revenu, ajoute-t-il. Ces mesures ne calment pas forcément les tensions avec la direction. »
Surtout si cette dernière affiche elle-même des rémunérations en nette hausse. De fait, selon Proxinvest, les dirigeants du CAC 40 avaient déjà vu leur rémunération fixe progresser de 4,2 % en 2021 par rapport à 2019, après avoir légèrement baissé en 2020. En incluant l’ensemble des bonus, celle-ci a en fait augmenté de… 52 % sur la période.
«Les entreprises réfléchissent aussi en termes de package de rémunération et négocient des dispositifs complémentaires, plus souples et aménageables en fonction de l’évolution de l’environnement. »