Finance durable

Les investisseurs en ordre de marche

Publié le 27 mai 2022 à 11h45

Arnaud Lefebvre

Sous l’effet notamment des évolutions réglementaires et de la pression de leurs clients, les investisseurs ont déployé ces dernières années de nouvelles stratégies visant à rendre leurs portefeuilles plus responsables. Concernant désormais toutes les classes d’actifs, ce virage ESG est appelé à s’amplifier… même si celui-ci n’est pas sans poser des difficultés pratiques aux gérants et institutionnels.

Le temps est plus que jamais compté. Publié le 4 avril dernier, le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ne laisse plus la place au doute : pour « garantir un avenir durable », les Etats et leurs citoyens n’auront pas d’autre choix que de « diminuer drastiquement » les émissions de gaz à effet de serre dès 2025, au plus tard. A l’aune des investissements que requiert cette nécessaire transition énergétique et écologique, les investisseurs auront un rôle central à jouer. « Pour renforcer les réseaux de transmission et de distribution d’électricité dans le monde, 13 trillions de dollars seront nécessaires d’ici 2050 ; pour la transformation des réseaux électriques en Europe, le coût étalé sur les 30 prochaines années sera d’au moins 2 trillions de dollars ; pour le déploiement des nouvelles infrastructures liées à l’exportation d’hydrogène d’ici 2030, l’enveloppe d’investissements se monte à 500 milliards de dollars », illustre Sylvain Lambert, associé développement durable chez PwC France et Maghreb.

Le secteur immobilier en profonde transformation

Par conviction pour certains, mais aussi pour s’adapter aux nombreuses contraintes réglementaires adoptées dans l’ensemble des zones géographiques – dont la taxonomie verte en Europe, dont le champ va s’étendre dans les années à venir à d’autres dimensions (biodiversité…) – ainsi qu’aux exigences croissantes de leur clientèle en matière de placements socialement responsables ou durables, les investisseurs se sont déjà mis en ordre de marche pour accompagner dans leurs transformations les Etats, les institutions financières et les entreprises non financières (corporates). Parmi ces dernières, l’avènement de la finance durable est perceptible dans certains secteurs d’activité, tout particulièrement à l’image des énergies renouvelables et de l’immobilier. « Ce secteur étant le deuxième émetteur de carbone et l’un des principaux émetteurs de gaz à effet de serre, ses acteurs, qui répondent par essence au “S” de l’ESG puisqu’ils contribuent à construire la cité, se sont également emparés du “E”, observe Béatrice Guedj, head of research and innovation chez Swiss Life AM, dont 20 % de l’allocation est investie dans l’immobilier. Aujourd’hui, on ne construit plus seulement des bâtiments à haute qualité environnementale, mais on se projette sur une trajectoire de décarbonation. Grâce notamment aux solutions innovantes développées par les start-up de cet écosystème (Proptech, Cleantech, Greentech…) et aux green bonds, qui permettent d’émettre avec un framework particulier, il est possible d’avoir une décarbonation vertueuse des portefeuilles. »

L’ESG devenue incontournable pour les entreprises cotées

Si la finance durable s’est imposée comme le nouveau paradigme pour les investisseurs en actions et en dette, les entreprises cotées n’ont pas manqué, elles aussi, de prendre le virage de l’ESG. « Les émissions de CO2 étant irréversibles, il y a urgence à s’atteler à cet objectif, corrobore Bernard Descreux, directeur financements et trésorerie groupe d’EDF. Pour un groupe comme le nôtre, il s’agit même d’un enjeu existentiel, ce qui nous a incités à intégrer dans nos lignes de crédit signées avec les banques des objectifs, dont l’un consiste en une diminution de nos émissions de CO2. » Outre l’élaboration généralisée de plans stratégiques devant notamment entraîner une réduction sensible des émissions de gaz à effet de serre, voire l’atteinte de la neutralité carbone, d’une part, et le verdissement des structures de financement d’autre part, cette évolution se matérialise par des changements sur le plan de la communication financière. « L’an dernier, on recensait au sein du CAC 40 environ 5-6 “ESG Investor Days”, c’est-à-dire des moments d’échanges privilégiés entre des acteurs cotés et leur communauté d’investisseurs sur les sujets environnementaux, sociaux et de gouvernance, évalue Sylvain Lambert, associé développement durable chez PwC France et Maghreb. Avant le début du conflit russo-ukrainien, il en était prévu au moins 20 à 25 pour cette année. Cela illustre une réelle intensification du dialogue dans l’univers coté sur cette thématique. »

Toutes les classes d’actifs concernées

Aujourd’hui, cette dimension durable de l’investissement est présente aussi bien dans le coté que dans le non-coté. De plus, elle concerne autant les financements en haut de bilan qu’en bas de bilan. « Nous avons récemment lancé le premier fonds impact de LBPAM, qui investit dans les infrastructures en dette privée », illustre Marie-Laure Marshall, gérante dettes infrastructures, La Banque Postale Asset Management. Surtout, elle tend à occuper une place croissante dans les portefeuilles. « La part des investissements liés au climat ou à l’ESG représente 30 % du total sur tous nos millésimes, et plus de 65 % sur notre dernier fonds », poursuit Marie-Laure Marshall. Quand bien même la plupart des sociétés de gestion sont déjà très avancées en matière d’intégration d’une approche durable (élaboration d’une stratégie d’investissement RSE, mise en œuvre d’une méthodologie et d’un cadre d’analyse dédiés…), les défis qu’elles doivent encore accomplir restent de taille. Il faut dire que les problématiques afférentes à cette thématique sont multiples et, parfois, complexes. C’est le cas, d’abord, vis-à-vis des épargnants. « La question préalable qui n’est pas posée sur la table, c’est de savoir si l’intégration de l’ESG dans notre stratégie d’investissement modifie notre mandat de gestion pour compte de tiers et, si oui, de quelle manière, s’interroge Daniel Tondu, directeur général de Gestion 21. Par exemple, doit-on considérer que le fait d’avoir une telle approche prime sur la performance financière ? En outre, l’un des enjeux principaux consiste à intégrer le sujet de l’ESG d’une manière réelle, pragmatique, modeste, crédible et transparente. Or, je constate que l’offre sur le marché n’est pas toujours précise, transparente et crédible. »

Des réglementations hétérogènes

A cela s’ajoutent d’autres difficultés, d’ordre pratique cette fois-ci. Premièrement, l’identification d’émetteurs éligibles n’est pas toujours simple. « En plus d’investir dans des entreprises qui ont déployé des stratégies de décarbonation de leurs activités, nous regardons aussi les sociétés dont les produits ou les services contribuent à la transition énergétique, au travers des émissions de gaz à effet de serre que ceux-ci contribuent à éviter », pointe Nathaële Rebondy, head of sustainability Europe chez Schroders. Or, ce bénéfice n’est pas forcément évident à mesurer. « Le scope 3 reste pour l’instant un doux rêve », confirme Guillaume Lasserre, adjoint au directeur des gestions chez La Banque Postale Asset Management. Tandis que le scope 1 correspond aux émissions directes résultant de la combustion d’énergies fossiles et que le scope 2 tient compte des émissions indirectes liées à la consommation de l’électricité, de la chaleur ou de la vapeur nécessaire à la fabrication du produit, le scope 3 intègre les autres émissions indirectes (confection ou extraction de la matière servant à la production d’un produit, livraison de celui-ci au client final…).

Autre écueil souvent relevé : l’hétérogénéité des cadres réglementaires. D’une zone géographique à l’autre, les règles en matière d’investissement ESG ne sont en effet pas les mêmes. « Cela peut également être le cas au sein d’une même zone, relève Nathaële Rebondy. Alors que l’Union européenne est censée représenter un marché unique, la réglementation française dans ce domaine n’est pas en tout point identique à celles d’autres pays de l’espace communautaire. » Si les normes devraient tendre à terme vers une standardisation au niveau mondial, ce n’est cependant pas pour demain. « Pendant probablement cinq à sept ans, les investisseurs devront ainsi faire face à un niveau de complexité très élevé sur le plan réglementaire », prévient Sylvain Lambert, de PwC.

Le problème de l’accès aux données

Ensuite, le troisième obstacle principal auquel beaucoup d’investisseurs se disent fréquemment confrontés en matière de finance durable concerne l’accès aux données extra-financières. De quoi poser de réels problèmes. En Europe, par exemple, le règlement Sustainable Finance Disclosure Regulation (SFDR) impose depuis 2021 des exigences de transparence accrues aux gérants qui commercialisent des produits promouvant des caractéristiques environnementales et/ou sociales (produits dits « article 8 ») ou des produits ayant pour objectif l’investissement durable (produits dits « article 9 »). En parallèle, dans le cadre de la gestion de fonds dits à impact, les gérants doivent, conformément à la définition de la finance à impact, mesurer les bénéfices générés par l’investissement sur le plan ESG. Encore faut-il toutefois, pour tout cela, qu’ils aient accès à une donnée fournie par les émetteurs riche sur un plan tant quantitatif que qualitatif. « Dans l’univers non coté, ces données sont disponibles, et la proximité que les investisseurs ont avec le management permet d’y faire de l’impact », estime Guillaume Lasserre. Pour autant, ce n’est pas systématiquement le cas selon la taille des entreprises ciblées – « il est difficile d’obtenir ce type d’informations auprès de PME », expose Matt Christensen, responsable mondial de l’investissement durable chez Allianz Global Investors – et/ou leur pays d’implantation. « Dans les économies émergentes, certains sont avancés, comme par exemple la Corée et Taïwan, mais il n’y a pas encore de pleine convergence en matière de disclosures, regrette Paulo Salazar, co-head emerging markets equities chez Candriam. Cela est de nature à compliquer notre tâche, même si nous investissons dans ces marchés surtout dans des grandes entreprises leaders mondiaux, auxquelles les investisseurs demandent des standards d’information élevés. » Un sentiment que partage Matt Christensen, qui identifie un autre frein. « Il est parfois difficile d’avoir confiance dans les bases de données, encore plus dans les pays émergents. Cela implique d’avoir un dialogue encore plus étroit avec les contreparties et de “customiser” notre grille d’analyse par rapport à l’information disponible. »

Une vigilance renforcée sur les aspects sociaux

Enfin, même si les critiques autour du greenwashing ou du socialwashing ne sont pas nouvelles, le scandale frappant le groupe Orpea qui, bien que disposant d’excellentes notations extra-financières, est accusé de maltraitance de personnes âgées, est venu rappeler à quel point la décision de se positionner sur un actif réputé durable ou socialement responsable peut être hautement sensible pour un fonds… et risqué en termes d’image. Une situation encore plus vraie pour les gérants exposés aux économies émergentes. « Avant d’y investir, il est impératif de penser aux aspects sociaux, déclare Matt Christensen. Chez Allianz Global Investors, nous commençons ainsi par opérer une pré-sélection des valeurs au travers de filtres, dont l’un d’entre eux porte sur les droits humains. » Alors que des pays comme la Chine, la Russie et certains d’Amérique latine ont multiplié les infractions dans ce domaine ces derniers mois, des spécialistes de la finance durable en appellent, collectivement, à davantage de prudence. « Il convient d’être très vigilants et de poser des limites », témoigne Matt Christensen. Il y va de la crédibilité même de la finance durable. 

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