La lettre gestion des groupes internationaux

Octobre 2020

Circonscription du bénéfice de la directive mère-fille aux seuls bénéficiaires effectifs : validation rétrospective par le Conseil d’Etat d’une «transposition prédictive»

Publié le 16 octobre 2020 à 8h26

Par Valentin Leroy, PwC Société d’Avocats

Aujourd’hui codifié à l’article 119 ter du Code général des impôts (CGI), le dispositif d’élimination préventive de la double imposition juridique des bénéfices circulant sur le territoire de l’Union européenne est le corollaire du mécanisme d’élimination curative de la double imposition économique défini aux articles 145 et 216 du même code. Ces dispositions mettent en œuvre, en droit interne, la directive 90/435/CEE concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et filiales d’Etats membres différents (communément appelée «directive mère-fille») adoptée le 23 juillet 1990 par les Communautés européennes d’alors (aujourd’hui refondue dans la directive 2011/96/UE).

Lors de sa transposition, le Parlement français constata la «transposition par anticipation», par le régime des sociétés mères des articles 145 et 216 du CGI, de l’exonération des bénéfices entrants. En revanche, il releva le besoin d’adopter des dispositions internes emportant exonération des bénéfices sortants. Cet objectif ne fut néanmoins qu’imparfaitement atteint par l’article 119 ter du CGI en raison de l’ajout, par le législateur, d’une condition non expressément prévue par la directive, à savoir la qualité de bénéficiaire effectif du récipiendaire des dividendes, et d’une présomption réfragable d’abus en cas de contrôle, par une société établie dans un Etat tiers de l’Union, de la société mère.

Observant que la société Enka, société mère luxembourgeoise de deux filiales françaises, était détenue à 99,99 % par une société de droit chypriote elle-même entièrement contrôlée par une société suisse, l’administration fiscale refusa, sur ces deux fondements, d’appliquer l’exonération de retenue à la source sur les dividendes distribués par les filiales françaises. En l’absence de dispositions similaires au sein de la directive mère-fille, les redevables contestèrent la conformité de la clause de bénéficiaire effectif ainsi que celle de la présomption d’abus, prévues respectivement aux 2 et 3 de l’article 119 ter du CGI, avec le droit de l’Union européenne.

Sur renvoi du Conseil d’Etat, dans un premier temps, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), par un arrêt Eqiom et Enka en date du 7 septembre 2017 (aff. C-6/16) déclara la présomption d’abus applicable aux situations où la société mère était contrôlée par un ou plusieurs résidents d’Etats tiers contraire tant à la directive mère-fille qu’à la liberté d’établissement dans la mesure où elle n’était pas proportionnée à l’objectif de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales. Subsistait néanmoins, comme autre fondement au redressement, l’absence de qualité de bénéficiaire effectif du récipiendaire dont l’illégalité, à l’aune des prescriptions de la directive, fut soutenue par le requérant dans un second temps.

Cette fois-ci, le Conseil d’Etat n’éprouva pas le besoin de saisir la Cour de Luxembourg pour statuer, en dépit de l’absence dans la directive mère-fille de toute référence à la notion de bénéficiaire effectif. Il s’appuya, pour ce faire, sur les affaires dites des Danish cases, à l’occasion desquelles la CJUE reconnut aux autorités nationales le pouvoir – et même le devoir – de refuser le bénéfice de l’exonération de retenue à la source sur les dividendes distribués par une filiale à sa société mère en présence d’une pratique frauduleuse ou abusive, y compris lorsque les mesures nationales ou conventionnelles à cet effet font défaut, dès lors que le principe général anti-abus est invocable sans texte interne de transposition (CJUE, gde ch., 26 févr. 2019, aff. C-116/16 et C-117/16).

Aux détours d’un obiter dictum, le juge européen remarqua que «lorsque le bénéficiaire effectif d’un paiement de dividendes a sa résidence fiscale dans un Etat tiers, le refus de l’exonération prévue à l’article 5 de la directive 90/435 n’est nullement soumis au constat d’une fraude ou d’un abus de droit» au motif que «les mécanismes de la directive 90/435, en particulier son article 5, sont […] conçus pour des situations dans lesquelles, sans leur application, l’exercice par les Etats membres de leurs pouvoirs d’imposition pourrait conduire à ce que les bénéfices distribués par la société filiale à sa société mère soient soumis à une double imposition» de sorte que «de tels mécanismes n’ont en revanche pas vocation à s’appliquer lorsque le bénéficiaire effectif des dividendes est une société ayant sa résidence fiscale en dehors de l’Union puisque, dans un tel cas, l’exonération de la retenue à la source desdits dividendes dans l’Etat membre à partir duquel ils sont versés risquerait d’aboutir à ce que ces dividendes ne soient pas imposés de façon effective dans l’Union».

Ainsi, en dépit de toute accroche textuelle dans la directive mère-fille (contrairement à la directive intérêts et redevances), la Cour de Luxembourg sembla ériger, comme condition d’accès à l’exonération de retenue à la source sur les distributions de dividendes intra-UE, la qualité de bénéficiaire effectif de la société mère. Telle est l’interprétation qu’en retint le Conseil d’Etat dans ses arrêts Enka en date du 5 juin 2020 (n° 423809, 423180, 423811 et 423812), ce qui lui permit dès lors d’asseoir la conformité de la condition tenant à la qualité de bénéficiaire effectif du dividende fixée, dès 1991, par le législateur français pour jouir de l’exonération de retenue à la source prévue par la directive, laquelle ne fut pourtant révélée qu’en 2019 par la CJUE.

Sans cet arrêt préalable de la Cour de Luxembourg, il n’est pas certain que le Conseil d’Etat aurait retenu une telle interprétation de la directive à la lumière de sa jurisprudence antérieure dont il résultait, en matière conventionnelle, que la circonstance qu’une convention fiscale soit signée après la date à laquelle les clauses de bénéficiaire effectif ont été introduites dans le modèle établi par l’OCDE (à savoir, en 1977) est un «indice selon lequel une telle convention ne peut être interprétée, en l’absence de stipulation expresse en ce sens, comme subordonnant le bénéfice de l’application du taux réduit de retenue à la source […] à la condition que le résident en cause soit le bénéficiaire effectif desdits revenus» (CE, sect. fin., 31 mars 2009, avis n° 382545), alors que la directive, bien que proposée sous une autre forme le 16 janvier 1969, ne fut adoptée qu’en 1990 par le Conseil de l’Union européenne.

S’il incombe dès lors aux sociétés mères européennes d’établir ab initio qu’elles sont les bénéficiaires effectifs des bénéfices distribués par leurs filiales sises en France auprès de ces dernières ou de l’établissement payeur, l’administration de cette preuve suit un régime objectif devant le juge de l’impôt. Autrement dit, les juridictions statueront, au vu de l’instruction et compte tenu, le cas échéant, de l’abstention d’une des parties à produire les éléments qu’elle est seule en mesure d’apporter et qui ne sauraient être réclamés qu’à elle-même ; ce qui revient, de facto, à faire reposer cette charge sur le contribuable. Au cas d’espèce, Enka ne parvenant pas à démontrer sa qualité de récipiendaire des dividendes, et donc de simple bénéficiaire, elle ne pouvait répondre a fortiori à celle de bénéficiaire effectif. En effet, les relevés bancaires, attestations d’établissements de crédit, certificats conventionnels et pièces comptables produits ne permettaient pas d’établir que les dividendes versés par ces filiales françaises avaient été réellement appréhendés par la société mère luxembourgeoise.

Les faits de l’espèce ne s’y prêtant pas, le Conseil d’Etat n’a pas eu l’occasion d’explorer, sous ses diverses dimensions, le concept de bénéficiaire effectif. Il laisse ainsi les fiscalistes, qui tentent depuis les Danish cases de percer l’acception de cette notion et sa portée, au milieu du gué. En particulier, une interrogation occupe à ce jour tous les esprits : la directive trouve-t-elle à s’appliquer dans les configurations où le bénéficiaire effectif, bien qu’il ne soit pas le récipiendaire des dividendes, est localisé dans l’Union et remplit les conditions d’application de la directive exceptée celle du lien direct ? Ainsi, dans les affaires Enka, si la société suisse avait été le bénéficiaire effectif des dividendes de source française, la question se pose de savoir si elle eût été éligible à l’accord UE-Suisse qui étend, dans des conditions analogues, au territoire helvète le bénéfice de l’exonération de retenue à la source prévue par la directive mère-fille. De surcroît, il convient de noter que l’analyse de la compatibilité de la clause de bénéficiaire effectif avec le droit de l’Union européenne n’est que partielle puisque demeure la délicate question de sa conformité avec la liberté d’établissement. Il ne fait donc nul doute que le Conseil d’Etat sera de nouveau saisi de ce sujet dans les années à venir.

Dans l’attente de ces précisions prétoriennes, les sociétés mères doivent impérativement s’aménager la preuve de la réception effective des dividendes par tout moyen (e.g. relevés de compte bancaire comportant les références précises et exactes du titulaire, écritures comptables, certificat conventionnel de résidence fiscale émis par des autorités fiscales étrangères dûment complété, signé et visant individuellement les montants de dividendes) et de leur qualité de bénéficiaire effectif. 


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