La lettre gestion des groupes internationaux

Octobre 2020

Le Conseil d’Etat peaufine sa jurisprudence relative à l’article 238 A du CGI (CE, 8e et 3e ch., 29 juin 2020, n° 433937, SARL Bernys ; et CE, 9e et 10e ch. Réunies, 5 juin 2020, n° 425789, Société Faraday)

Publié le 16 octobre 2020 à 8h31

Par Guillaume Glon, avocat associé, et Mathilde Blandino, PwC Société d’Avocats

L’article 238 A du Code général des impôts (ci-après «CGI») prévoit un régime de non-déductibilité des charges payées à des personnes, établies dans un Etat ou territoire étranger, qui sont soumises à un régime fiscal privilégié. Une personne est regardée comme soumise à un régime fiscal privilégié dans l’Etat ou le territoire considéré si elle y est assujettie à des impôts sur les bénéfices ou les revenus dont le montant est inférieur de 40 % ou plus à celui de l’impôt sur les bénéfices ou les revenus dont elle aurait été redevable si elle avait été domiciliée ou établie en France.

Analyse de la nature des impositions à prendre en compte pour l’appréciation de l’existence d’un régime fiscal privilégié

Il appartient à l’administration fiscale de prouver que le bénéficiaire des rémunérations en cause est soumis à un régime fiscal privilégié. Elle doit apporter tous les éléments circonstanciés, non seulement sur le taux d’imposition, mais aussi sur l’ensemble des modalités selon lesquelles des activités du type de celles qu’exerce le bénéficiaire sont imposées dans le pays où il est domicilié ou établi. L’administration fiscale ne peut donc s’en tenir qu’à la seule comparaison du taux d’imposition. Le contribuable, quant à lui, peut également faire valoir, en réponse à l’administration, tous les éléments propres à la situation du bénéficiaire en cause1.

En revanche, dans le cas où l’administration a prouvé que le bénéficiaire jouit d’un régime fiscal privilégié, il appartient au contribuable de démontrer que les dépenses en cause correspondent à des opérations réelles et ne présentent pas un caractère anormal ou exagéré2.

Dans une affaire récente3, le Conseil d’Etat se prononce, pour la première fois, sur les impositions à prendre en compte pour apprécier l’existence d’un régime fiscal privilégié dont le régime, jusqu’alors imprécis, se contente de faire référence à une imposition sur les bénéfices.

Au cas d’espèce, la SARL Bernys a versé des honoraires à la société andorrane IEG qu’elle a déduits de son résultat fiscal. L’administration fiscale a remis en cause la déduction de ces charges en application de l’article 238 A du CGI et a appliqué la retenue à la source prévue à l’article 119 bis, 2 du CGI ainsi que des intérêts de retard et la majoration de 40 % pour manquement délibéré.

L’administration fiscale avait prouvé que la société andorrane n’était pas soumise à l’impôt sur les sociétés en Andorre, un tel impôt n’existant pas dans la principauté pour les années en litige (i.e. exercices 2007 et 2008).

La cour administrative d’appel de Bordeaux4 a jugé que l’administration avait pu, à bon droit, considérer l’Andorre comme territoire à fiscalité privilégiée au sens de l’article 238 A du CGI dès lors qu’il était relevé que la société andorrane «n’était soumise au titre des années en litige à aucun impôt sur les bénéfices» et qu’au cas particulier «la condition prévue par l’article 238 A du Code général des impôts relative au caractère “notablement” moins élevé de l’imposition en Andorre par rapport à l’imposition en France est établie».

Le Conseil d’Etat censure néanmoins l’arrêt de cour administrative d’appel de Bordeaux au motif que l’administration fiscale se prévalait de la seule absence d’un impôt sur les sociétés en Andorre, sans prendre en compte les autres impositions directes sur les bénéfices et les revenus prévues, le cas échéant, par la législation andorrane.

Le caractère privilégié au sens de l’article 238 A du CGI ne peut donc pas s’étudier à la seule lumière de l’impôt sur les sociétés mais doit l’être au regard de toutes les impositions directes sur les bénéfices.

Comme le souligne Romain Victor dans ses conclusions sous la décision pour comparer les charges fiscales au sein de deux Etats, «il n’y a lieu de tenir compte que des impôts susceptibles d’être regardés comme des impôts sur le revenu ou les bénéfices ou profits professionnels, à l’exclusion donc des impôts frappant les immeubles ou les facteurs de production» mais non pas uniquement de l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les sociétés mais de «tous les impôts “comparables”». Il fait ainsi valoir que pourraient entrer «dans la comparaison d’autres variétés d’impôts ayant pour objet ou pour effet de grever les bénéfices ou les revenus, tels qu’une taxe sur l’excédent brut d’exploitation ou un impôt frappant un revenu brut, par exemple une taxe due à raison des sommes encaissées par les entreprises, qui serait construite sur le modèle de la déjà fameuse “taxe GAFA”».

Un tel changement jurisprudentiel est également susceptible de faire évoluer le terme de comparaison français qui ne reposerait plus seulement sur l’impôt sur les sociétés français mais s’élargirait aux autres impositions frappant les profits menant en pratique à une expansion du mécanisme de l’article 238 A du CGI.

Absence de recherche des bénéficiaires effectifs des sommes versées

Dans une autre affaire5, le Conseil d’Etat a précisé le bénéficiaire à prendre en compte pour l’application de l’article 238 A du CGI.

La société Faraday exploitait une boutique d’articles destinés à une clientèle de touristes chinois à Paris.

En vertu d’un contrat de prestations de services, conclu le 29 février 2012, la société Faraday versait, par l’intermédiaire de la société Eagle Vantage Limited, établie à Hong Kong, les commissions dues aux guides et agences de voyages apporteurs d’affaires.

L’administration fiscale a réintégré, sur le fondement de l’article 238 A du CGI, les sommes versées par la société Faraday à la société Eagle Vantage Limited.

La cour administrative d’appel de Paris avait écarté l’application de ces dispositions au motif que les commissions versées étaient destinées à rémunérer les guides et agences de voyages apporteurs d’affaires et ne faisaient que transiter par la société hong-kongaise avant d’être remises aux intéressés, de sorte que la société Eagle Vantage Limited ne pouvait être regardée comme étant le bénéficiaire des sommes en cause.

Le Conseil d’Etat casse l’arrêt de cour administrative d’appel au motif que l’article 238 A du CGI s’applique dès lors que le destinataire des sommes litigieuses est domicilié ou établi dans un Etat ou territoire étranger et y est soumis à un régime fiscal privilégié sans qu’il y ait lieu de rechercher s’il est le bénéficiaire effectif des sommes.

Cette décision pourrait sembler à contre-courant de la jurisprudence actuelle recherchant le bénéficiaire effectif des sommes versées comme en atteste une décision récente du Conseil d’Etat6 prévoyant que la distribution de dividendes par une société française à sa société mère, membre de l’Union européenne, est exonérée de retenue à la source à condition, pour la société mère, de justifier de sa qualité de bénéficiaire effectif.

Néanmoins, la recherche des bénéficiaires effectifs est un mécanisme anti-abus. Or, force est de constater que l’adoption de l’article 238 A du CGI en 1973 visait justement à prévenir l’évasion fiscale7 des contribuables en interdisant «l’augmentation artificielle des charges déductibles des bénéfices»8.

Le Conseil d’Etat retient ainsi une approche littérale du texte en lien avec les objectifs du législateur offrant déjà une clause de sauvegarde permettant au contribuable de démontrer la réalité des opérations et le caractère normal des sommes litigieuses.

En d’autres termes, il oppose implicitement au bénéficiaire des revenus l’adage «Nullum propiam turpitudinem allegans» : vous avez choisi de faire payer la commission via une société bénéficiant d’un régime fiscal privilégié, supportez-en les conséquences… 

1. CE, 3e et 8e chambres, 24 avril 2019, n° 413129, SAS Control Union Inspections France.

2. Clause de sauvegarde prévue à l’article 238 A, alinéa 1er du CGI.

3. CE, 8e et 3e ch., 29 juin 2020, n° 433937, SARL Bernys.

4. CAA de Bordeaux, 5e chambre – formation à 3, 25 juin 2019, n° 17BX00358.

5. CE, 9e et 10e ch. réunies, 5 juin 2020, n° 425789, Société Faraday.

6. CE, 9e et 10e ch. réunies, 5 juin 2020, n° 423809, Société Eqiom.

7. Article 14 du projet de loi de finances pour 1974, loi n° 73-1150 du 27 décembre 1973.

8. Exposé des motifs présentés par le gouvernement lors de la présentation du projet de loi de finances pour 1974, loi n° 73-1150 du 27 décembre 1973.


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