Par Renaud Jouffroy, avocat, Of counsel, PwC Société d’Avocats
Aujourd’hui le monde est confronté à la perspective d’une récession économique grave. Dans ce contexte, les recettes publiques doivent plus que jamais être préservées et la vision des personnalités politiques et du public à l’égard de l’optimisation fiscale des multinationales est particulièrement négative. L’OCDE, sous l’impulsion politique du G20, a depuis plusieurs années entamé une réforme des règles fiscales internationales en vue de les rendre plus adaptées à une économie mondiale et de plus en plus numérisée. Dès début 2019, un nouveau programme de travail, plus ambitieux, a été constitué autour de deux «Piliers». Le Pilier 1 porte sur la répartition des droits d’imposition entre juridictions et vise à étudier notamment comment celle-ci peut se faire davantage au profit des juridictions de marché. Le Pilier 2, également appelé GloBE (Global anti-Base Erosion), élabore une nouvelle proposition globale de lutte contre le transfert de bénéfices vers des pays à imposition nulle ou très faible.
Les quatre composantes explorées de cette proposition globale sont les suivantes :
– une règle d’inclusion du revenu visant à imposer le revenu des succursales étrangères ou des entités contrôlées à un niveau minimum, dès lors que celui-ci a été soumis à un taux effectif inférieur à ce taux minimum ;
– une règle relative aux paiements insuffisamment imposés, qui refuserait toute déduction ou qui appliquerait une imposition dans le pays de la source du revenu (retenue à la source) à tout paiement à une partie liée lorsque celui-ci n’a pas été soumis à un taux effectif d’imposition supérieur ou égal à un taux minimum ;
– une règle d’assujettissement (suffisant) à l’impôt qui refuserait le bénéfice des avantages conventionnels à certains éléments de revenu quand ceux-ci n’ont pas été imposés à un taux minimum ;
– une règle de substitution qui permettrait à une juridiction de résidence de basculer de la méthode de l’exemption à celle de la taxation avec crédit d’impôt lorsque les bénéfices de l’établissement stable (ou du bien immobilier) sont imposés à un taux effectif inférieur au taux minimum.
Le taux d’imposition minimum sera arrêté lorsque les caractéristiques de la proposition auront été finalisées mais le taux d’imposition de 12,5 % correspondant au taux de l’IS en Irlande et proche du taux retenu dans la législation américaine GILTI1 est régulièrement évoqué.
Les travaux sur ce second Pilier avancent bon train 2
Contrairement au Pilier 1 caractérisé par l’existence de propositions concurrentes des différents Etats que le secrétariat de l’OCDE a dû rapprocher au sein d’une «approche unifiée», les différentes composantes du Pilier 2 demeurent stables à ce jour. Pour autant, certains pays ont suggéré d’améliorer la conception de ce second Pilier pour s’assurer qu’il soit axé sur les problématiques de BEPS. Ils estiment en effet qu’une solution systématique destinée à garantir que toutes les entreprises exerçant des activités à l’échelle mondiale sont soumises à un niveau minimum d’imposition irait au-delà de l’objectif recherché.
Concernant la règle d’inclusion du revenu, les travaux portent sur l’utilisation des comptes financiers comme point de départ pour le calcul des bénéfices ainsi que différents mécanismes permettant de neutraliser les écarts temporels (impôts différés) entre les résultats comptables et les résultats fiscaux, pour calculer le taux effectif d’imposition. Le deuxième sujet technique majeur touche à l’agrégation des revenus c’est-à-dire au niveau d’appréciation du taux minimum. Doit-il se faire au niveau de l’entité, au niveau de la juridiction en tenant compte des consolidations fiscales locales, ou bien mondialement, en faisant la somme des impôts perçus par l’ensemble des entités étrangères comme dans la réglementation américaine GILTI ? Le troisième sujet majeur est relatif aux exceptions («carve-outs»), seuils et exclusions visant à restreindre le champ d’application de ces mesures aux objectifs souhaités et à les rendre compatibles avec les normes supérieures, notamment les libertés fondamentales garanties par l’UE. Ecarter tous les régimes conformes aux standards de l’action 5 du BEPS sur les pratiques fiscales dommageables ou d’autres critères fondés sur la substance affaiblirait certes l’objectif stratégique et l’efficacité de GloBE mais permettrait de s’assurer que le Pilier 2 reste axé sur les problématiques BEPS non résolues.
La règle relative aux paiements insuffisamment imposés a fait l’objet de propositions de la part des groupes de travail destinées à limiter sa complexité, alléger les coûts administratifs et atténuer le risque d’imposition excessive.
Des pays européens globalement favorables à une solution internationale, mais divisés sur ses modalités
La question de l’impact de la réforme sur les finances publiques des différents pays et de leurs entreprises est cruciale pour son acceptation et la définition de ses composantes. Or, cet impact est extrêmement difficile à déterminer compte tenu à la fois des incertitudes sur l’architecture de la réforme et de la difficulté à disposer de données exhaustives et comparables de la part des Etats.
Selon une analyse économique publiée par l’OCDE en février, la solution en cours de négociation, combinant les deux Piliers, pourrait avoir un impact positif pour les Etats de l’ordre de 100 milliards de dollars par an. Plus de la moitié des bénéfices réattribués proviendraient des cent plus grandes entreprises multinationales. La réforme au titre du Pilier 2 procurerait la plus grande partie du gain de recettes fiscales. Ces analyses sont en phase avec la note du Conseil d’analyse économique de novembre 2019. Concernant la France, selon cette note, l’effet du Pilier 1 sur les ressources de l’Etat serait légèrement positif, celui du Pilier 2 plus important.
Les plus grands pays perdants seraient les pays qui attirent les profits des multinationales par leurs faibles taux d’imposition, comme la Suisse, le Luxembourg, l’Irlande et l’île Maurice. D’autres petits pays comme la Suède et le Danemark, qui concentrent nombre de sièges de multinationales, pourraient avoir à y perdre mais ils pourraient préférer une solution globale à une multiplicité d’initiatives nationales. L’Allemagne a un rôle moteur.
Lors de sa conférence de presse à Berlin du 11 septembre 2020 sur le plan de relance européen, l’Union bancaire, les cryptomonnaies et la taxation digitale, M. Bruno Le Maire a indiqué que la France voulait faire le maximum pour parvenir à un accord d’ici la fin de l’année sur les deux Piliers, tout en indiquant que le Pilier 1 pose davantage de problèmes que le Pilier 2. Il a ajouté que si une solution globale n’était pas trouvée d’ici la fin de l’année, les travaux européens sur un système de taxation européen des activités digitales seraient relancés avec une proposition européenne portée par la Commission européenne.
L’OCDE publiera officiellement le 12 octobre ses plans détaillés («blueprints») sur la conception des deux Piliers de la réforme de la fiscalité internationale, a annoncé le directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE, Pascal Saint-Amans.
Les projets de textes en question, qui ont fuité il y a peu sur le Net, décrivent les principales caractéristiques des éléments constitutifs des deux Piliers et identifient les domaines dans lesquels une décision politique est encore nécessaire.
Les plans détaillés ont vocation à être examinés par les ministres des Finances du G20 lors de leur réunion du 14 octobre prochain. Deux jours avant, l’OCDE devrait publier les deux textes avec les commentaires des membres du Cadre inclusif sur le BEPS ainsi qu’une évaluation d’impact. L’incertitude continue néanmoins de peser quant aux résultats à attendre de ce G20 «Finances». Dans tous les cas, l’OCDE devrait attendre les élections américaines de novembre tout en réfutant une nouvelle fois les dires selon lesquels les Etats-Unis se seraient retirés des négociations.
1. Réglementation mise en place lors de la réforme fiscale américaine de fin 2017 et conceptuellement proche d’une règle d’inclusion mondiale.
2. Notamment Cadre inclusif sur le BEPS de l’OCDE et du G20 – Rapport d’étape juillet 2019-juillet 2020.